Accueil / Vie quotidienne / Itinérance, voyages et exil / Etudes modernes > Distances, communications et expansion (...)

Distances, communications et expansion territoriale dans l’Empire carolingien

Martin Gravel

Comment citer cette publication :
Martin Gravel, "Distances, communications et expansion territoriale dans l’Empire carolingien", dans D. Wehner et al. (éd.), Landscape and Societies in Medieval Europe East of the Elbe : Interactions between Environmental Settings and Cultural Transformations, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 2013, p. 42-53. Article réédité sur Cour de France.fr le 1er avril 2015 (https://cour-de-france.fr/article3688.html).

Les règnes de Charlemagne et de Louis le Pieux marquent un déplacement vers l’est de l’orientation politique du royaume des Francs [1]. À ce titre, évoquer un premier Drang nach Osten n’est guère excessif [2]. Cependant, il reste difficile de comprendre le mobile de ce nouvel enthousiasme, comme de tracer les limites des gains des Carolingiens sur les marges orientales de leur empire. De nos jours, les cartographies leur concèdent au-delà de l’Elbe une vaste zone d’influence, dont l’imprécision géographique et politique s’exprime dans l’usage de demi-teintes et de tracés d’une régularité imaginaire [3]. En réfléchissant de façon plus large sur les rapports entre centre et périphérie, en considérant les effets de la distance sur les relations politiques, il semble possible de contribuer à cette réflexion sur les limites de l’autorité des princes francs dans l’espace slave [4]. Dans cette direction, l’histoire comparée ouvre une piste prometteuse. L’engagement de Charlemagne et de Louis le Pieux dans la christianisation et la soumission des peuples d’au-delà de l’Elbe ne peut recevoir d’éclairage satisfaisant que s’il est considéré dans le contexte des interactions du centre de leur empire à l’ensemble de ses périphéries.
À ce titre, il s’agira ici de réfléchir sur la relation entre distances géographique et politique, toutes deux constituantes des vastes concepts d’environnement (landscape) et de société qui servent de point de focalisation au présent ouvrage. En accord avec l’esprit de ce dernier, cette réflexion confirme que le rapport des groupes humains à leur habitat ne peut se comprendre que par la conjonction des réalités naturelles – en partie façonnées par l’humain – et des représentations culturelles [5]. Il faut donc considérer la situation des marges slaves par rapport au pouvoir franc d’un point de vue comparatif, mais aussi combiner dans cette étude la mesure des distances géographiques et l’évaluation des distances relationnelles.
Mes propres recherches m’ont conduit à étudier les relations du pouvoir carolingien avec les pays du Sud-Ouest, de la Loire aux Pyrénées et au-delà, jusqu’à Barcelone et ce, en abordant les rapports de force qui définissent à la fois les jeux de pouvoirs régionaux et l’ordre politique impérial [6]. Les observations qui en découlent doivent être confrontées avec ce qui se passe ailleurs, sur les marges opposées, au nord et à l’est. Voilà qui présente l’avantage de considérer en parallèle, dans leur relation à un pouvoir impérial – au sens historique et conceptuel du terme [7] –, un espace fortement romanisé et un autre pratiquement libre de l’influence romaine et chrétienne, en accord avec l’un des paramètres cardinaux du présent ouvrage [8]. Les travaux de Thomas Lienhard vont me permettre cette comparaison, mais avant d’en arriver là, il faut poser les points de repère géographiques et politiques qui serviront de cadre à cette modeste réflexion.

Du sud-ouest au nord-est de l’Empire carolingien : comparaison des distances géographiques et de leurs conséquences sur les communications politiques

En premier lieu, il faut dissiper une impression trompeuse. Parce que les pays du Sud-Ouest font partie du monde latin et chrétien, parce qu’ils ont été conquis par les Francs dans le courant du VIIIe siècle, ils semblent mieux intégrés à l’Empire carolingien et plus près de son centre que les pays slaves, qui n’ont pas subi d’occupation militaire, culturelle et administrative comparable. Les considérations géographiques les plus élémentaires imposent de nuancer cette impression.
D’abord une évidence. Le cœur politique de l’empire est excentré par rapport à l’ensemble de son territoire. Aix-la-Chapelle se trouve au centre d’un réseau palatial orienté au nord et à l’est, entre les palais de Francfort, Nimègue, Compiègne et Thionville. De toute évidence, au fil de ses déplacements, la cour impériale reste bien plus proche des frontières slaves que de la marche hispanique. Il suffit pour s’en convaincre d’un simple exercice cartographique.
Ill. 1

Aix est à environ 500 kilomètres de Hambourg et à 800 kilomètres du monastère bavarois de Lorch, aux portes du royaume morave. Dans l’autre direction, il faut parcourir 550 kilomètres pour rejoindre Orléans, encore 550 kilomètres pour Toulouse, et au moins 350 kilomètres de plus pour Barcelone. Ainsi, il faut près de 1 500 kilomètres pour gagner l’extrême limite sud-ouest de l’Empire carolingien, soit près du double de la distance à parcourir pour atteindre la marche de Dalmatie. La frontière de l’Èbre – dans la Péninsule hispanique – est trois fois plus éloignée que celle de l’Elbe – dans les pays slaves. En fait, cette proportion est encore plus importante, car il faut tenir compte de la réduction de la vitesse moyenne des voyageurs en fonction de la longueur de leur route [9].
Ill. 2

Il en retourne qu’un messager ordinaire dont la vitesse moyenne oscille entre 20 et 50 kilomètres par jour peut faire neuf fois l’aller-retour entre Aix et Paderborn, dans le temps requis pour aller et revenir une seule fois de Toulouse.
Cette proximité relative des marches slaves au cœur du Regnum Francorum constitue un important facteur explicatif de l’orientation résolument septentrionale et orientale des entreprises de conquête et de conversion des empereurs dans la première moitié du IXe siècle. La soumission de la Saxe, la fondation de l’évêché de Hambourg et l’expansion militaire en pays avars n’ont pas d’équivalent au sud de la Loire pendant la même période. Après le désastre de l’expédition contre Saragosse en 778, Charlemagne ne retraverse plus ce fleuve. Succédant à son père en 814, Louis le Pieux ne s’investit pas davantage dans cette direction. En comparaison, au cours de son règne impérial, il passe à Francfort une dizaine de fois, en plus d’y séjourner de longs mois en 822-823. Il tient en ce lieu une grande assemblée – comme son père avant lui en 794 –, dont l’intention est d’assurer sa place dans les réseaux de pouvoir d’outre-Rhin et de renforcer ses rapports aux chefs slaves [10]. À en croire l’annaliste, pour qui la réunion de Francfort visait d’abord à organiser les affaires d’Orient, l’empereur y reçut les ambassades des Abodrites, des Sorabes, des Wilzes, des Bohémiens, des Moraves, des Avars [11]. Dans les Annales du royaume des Francs, la description de cette assemblée offre un des témoignages les plus riches de l’intervention des Francs dans les jeux de pouvoir des frontières slaves. Il n’y a rien de comparable pour le sud-ouest de l’empire. Au mieux, Louis le Pieux y intervient en 832 et en 839, dans des manœuvres ponctuelles contre les révoltes de son fils et de son petit-fils. Il s’agit de réactions sans lendemain à des situations de crises, sans proposition réfléchie, alors que l’assemblée de Francfort se présente comme l’outil d’un véritable programme politique visant à cultiver l’influence franque vers l’est.
Force est de constater qu’en rapport au centre géopolitique de l’Empire carolingien, les distances géographiques aux frontières orientales sont beaucoup moins importantes que ne le sont celles des périphéries occidentalo-méridionales.

Illustration. 3
Aller-retour vers Aix-la-Chapelle. Graphe à l’échelle des distances de temps

Le projet d’expansion de l’influence franque vers le Nord et l’Est indique que les empereurs mesuraient leur engagement en conséquence : ils ont favorisé la proximité relative des étendues orientales, au détriment de l’immense royaume d’Aquitaine, rattaché à l’empire et nouvellement constitué.

Comparaison des distances relationnelles et de l’implication de l’empereur dans les jeux de pouvoirs des pays slaves et aquitains

Évidemment, les Carolingiens n’ont pas soumis les Abodrites, les Moraves, les Carinthiens... Ils ont brisé la domination avare dans la plaine danubienne, mais sans vraiment annexer ses territoires et ses populations. Hors de l’empire, ils n’exercent pas sur les Slaves une administration comparable à celle que leurs représentants imposent dans le sud-ouest de la Gaule. Au-delà de l’Elbe, leurs intrusions dans les jeux de pouvoir élitaires ne s’opèrent pas selon les mêmes modalités.
En principe, depuis le troisième quart du VIIIe siècle, les pays du Sud-Ouest se trouvent sous la domination franque. En 781, ils ont été regroupés en un royaume subordonné, sous un roi de la lignée carolingienne. Organisée autour des provinces archiépiscopales de Bourges, de Bordeaux et de Narbonne, l’Église offre la structure hiérarchisée nécessaire aux communications. À côté des évêques, les comtes administrent la justice et la défense du territoire à l’échelle des anciennes cités. Certains d’entre eux se démarquent par leurs responsabilités militaires accrues. Il reste à compter les abbés des plus grands monastères et bien sûr les missi, ces premiers représentants du souverain. Rois subordonnés, évêques, comtes, abbés... Rien de tel à l’est de l’Elbe, où l’influence franque dépend plutôt de quelques ducs, de la force de leurs armées et de l’habileté diplomatique d’une représentation beaucoup moins nombreuse que dans le royaume d’Aquitaine. Sur la frontière orientale, les évêques et les comtes jouent de leur influence, sans pour autant imposer leur administration. Au-delà de la Saxe, de la Thuringe et de la Bavière, l’empereur et ses représentants n’ont pas la prétention de régner et de gouverner. De ce fait, les alliances avec les princes indépendants sont essentielles à leurs manœuvres politiques vers l’Europe centrale et orientale. En somme, il est évident que la distance relationnelle entre l’empereur et les pays slaves est beaucoup plus grande que celle qui le sépare du royaume d’Aquitaine.
Que peut-on tirer de ce double déséquilibre, géographique et relationnel ? Par rapport au réseau palatial carolingien, la proximité géographique de l’Elbe en comparaison avec l’Èbre suggère que l’engagement du pouvoir impérial au Sud-Ouest et au Nord-Est ne pouvait pas être si dissemblables l’un de l’autre. Il est loisible de croire que les distances géographiques beaucoup plus grandes vers le Sud-Ouest auraient contrebalancé son inclusion dans la sphère de gouvernement franque.
Ill. 4
Du centre de l’empire aux périphéries du Sud-Ouest et de l’Est. Combinaison des distances géographique et relationnelle

La comparaison permet de mieux distinguer les effets des distances géographique et relationnelle sur les rapports de l’empereur avec les élites des deux espaces périphériques qui nous intéressent.
Dans sa thèse sur l’influence des Francs sur le processus de définition identitaire des peuples slaves, Thomas Lienhard observe la façon dont les intermédiaires de l’empereur dans les pays de l’Est profitent de leur situation pour orienter ses actions à leur avantage [12]. Ces intermédiaires ne sont pas de simples agents de l’autorité impériale, parachutés sur place ; qu’ils soient d’origine franque ou slave, ils sont bien implantés dans les réseaux de pouvoir régionaux, où ils mènent leurs propres alliances, leurs propres jeux d’influence. Ils utilisent leur relation à l’empereur pour agir contre leurs compétiteurs à l’échelle régionale, en faisant peu de cas des objectifs de leur maître. Selon Thomas Lienhard, les Annales du royaume des Francs et leurs continuations témoignent de cette dynamique, car leurs auteurs trahissent la connaissance incomplète et partiale des jeux politiques de la frontière à la cour impériale, cette méconnaissance étant causée par les dissimulations et les relations intéressées de leurs agents. À cette hypothèse, Thomas Lienhard a consacré deux articles [13], dont les résultats concordent avec ses premières observations. J’évoquerai une de ses études de cas, à mon sens tout à fait probante.
Bien souvent, les démonstrations les plus convaincantes dépendent de l’étude serrée des situations qui semblent jouer de contradiction, mais qui se révèlent favorables à l’hypothèse de départ. C’est ce que propose Thomas Lienhard avec sa lecture des communications qui voyagent de la frontière dalmate jusqu’à la cour impériale de Louis le Pieux. Selon lui, en temps normal, les intermédiaires établis que sont le comte franc Cadolah et le duc slave Borna profitaient de leurs relations privilégiées à l’empereur pour faire valoir leur version des événements de la frontière dalmate, contre un prince slave nommé Liudewit. Cadolah et Borna travaillaient à convaincre Louis le Pieux de l’hostilité de Liudewit, afin de maintenir les tensions et les affrontements sur cette frontière. De leur point de vue, la conclusion d’une paix aurait eu pour conséquence de réduire leur utilité à l’empereur, donc le profit qu’ils tiraient de ses faveurs. Ainsi, les guerres de Louis le Pieux contre Liudewit trouveraient leur origine dans le contrôle du renseignement du palais par les intermédiaires partiaux qu’étaient Cadolah et Borna. Thomas Lienhard constate que “ceux que nos sources présentaient comme des alliés étaient avant tout ceux qui étaient en mesure de plaider leur cause auprès de l’oreille impériale ; inversement, ceux que l’annaliste décrivait comme des adversaires étaient précisément ceux qui ne pouvaient pas faire représenter leur point de vue devant le souverain” [14]. Or, exceptionnellement, Liudewit parvient à communiquer avec la cour de Louis le Pieux. Les annales font état de ses légations, en 818, en 819 et en 822. Liudewit aurait voulu calmer le jeu, mais ses efforts ne suffirent pas à renverser l’influence de ses ennemis, désireux de maintenir l’instabilité de la frontière dalmate. Les opposants des comtes parviennent rarement à se faire entendre à la cour ; ceux qui y arrivent ne réussissent pas à obtenir gain de cause. Les communications entre l’empereur et les marches slaves passent par un nombre restreint d’intermédiaires, peu soucieux de le renseigner objectivement et de lui permettre de construire une véritable politique orientale. L’action de l’Empire carolingien sur ces marges s’oriente au gré des intérêts particuliers de ses agents, qu’il s’agisse des comtes et des missi francs ou des ducs slaves.
La situation du Sud-Ouest par rapport au centre politique de l’empire est complètement différente de celle du Nord et de l’Est. D’un point de vue géographique, le Sud-Ouest est beaucoup plus éloigné, mais parce qu’il est bien mieux intégré au monde chrétien et à la sphère d’influence franque, d’un point de vue relationnel, il se trouve plus proche du pouvoir impérial que ne le sont les pays slaves. Étonnamment, cette double distinction amène certains parallèles dans les interactions de l’empereur à ces deux régions opposées.
Comme pour les affaires du Nord et de l’Est, dans ses rapports aux régions du Sud-Ouest, l’empereur n’avait d’autre choix que d’adopter une attitude réactive, dépendante de l’influence de certains intermédiaires. Ce fait apparaît clairement dans la façon dont il intervient dans les conflits qui déterminent les relations de pouvoir au niveau régional. Il n’est pas en mesure d’anticiper les tensions ou de leur imposer une orientation favorable à ses intérêts. Surtout, il ne s’immisce dans un conflit particulier que lorsqu’une des parties lui fait valoir sa version des événements, ses doléances, ses réclamations. En somme, la dynamique ne semble pas dissemblable de celle des frontières slaves. Certains individus parviennent à entretenir leurs communications avec l’empereur et profitent de l’éloignement géographique et relationnel de leurs ennemis pour orienter à leur avantage les décisions et les réactions du centre.
En direction des frontières orientales, cette dynamique peut expliquer des campagnes militaires de grande envergure, comme celles menées contre Liudewit entre 819 et 822. La situation ne serait pas tellement différente dans les relations aux Basques, cette autre population paganisante, mal intégrée à l’Empire carolingien, dont les chefs tentent sans succès d’obtenir justice à la cour impériale, dans la suite des interventions des armées franques sur leur territoire [15]. Ce qui ressort avec le plus de détail des sources concernant le Sud-Ouest, c’est bien la réactivité des actions de l’empereur, jusque dans son ingérence dans les conflits à l’échelle locale.
Il faut insister sur le fait que l’empereur ne se déplace pas vers le Sud-Ouest. Lorsque ses diplômes témoignent de son intervention, leurs textes mentionnent la marche des demandeurs vers sa cour dans la moitié des cas [16]. Cette proportion ne doit pas être sous-estimée : il faut mesurer l’effort considérable que demandait cette visite, pour des individus habitant à plus de mille kilomètres du palais impérial le plus proche. Les demandeurs entreprenaient des voyages de plusieurs mois. Ils en tiraient un avantage important, du fait que leurs adversaires étaient rarement capables de jouer cette carte et de se déplacer pour répondre à leur manœuvre. En effet, les actes impériaux ne révèlent rien d’une confrontation des intérêts divergents dans le règlement d’un conflit : l’empereur semble juger sans enquête préalable, sans considérer les positions des parties qui ne sont pas représentées à sa cour. Comme pour les pays slaves, les exceptions viennent confirmer plutôt que contredire cette tendance documentaire. Habituellement, les diplômes mentionnent dans un flou considérable les tensions locales qui justifient l’intervention du souverain pour le demandeur du diplôme. Un seul acte dépasse l’évocation indistincte d’un contexte ou l’expression figée d’une formule.
En 835, suite à une réclamation à la cour menée par l’évêque Sisebut, Louis le Pieux garantit sa protection à l’évêché d’Urgel [17]. L’évêque justifie sa démarche en rapportant les “dépravations des méchants”, selon les phrases habituelles. Sa plainte devait être plus explicite, puisque le rédacteur de l’acte reprend le détail de ce qui concerne l’église de Livia. Sisebut rapporte que les comtes de la région lui en contestent le gouvernement et les dépendances. Le texte ne laisse rien transparaître d’une enquête missatique, d’une comparution ou d’une représentation à la cour de la partie comtale, voire d’une communication par missive ou messager qui lui aurait permis de donner sa version des faits. L’empereur exige que les comtes cessent de détourner les prêtres, de saisir le fruit de la dîme et de distribuer les terres et les charges de l’église. L’intervention est unilatérale et partiale. De leur point de vue, les comtes avaient sans doute des raisons légitimes d’intervenir dans les affaires de Livia. Faute de communiquer avec la cour, ils donnent à l’évêque la possibilité de réduire à rien leurs arguments.
En somme, les diplômes impériaux montrent que l’empereur favorisait la cause du demandeur sans considération pour ses opposants, lesquels n’apparaissent dans le texte qu’avec les clauses exprimant des avertissements et des interdits à portée générale. L’acte pour Urgel donné en 835 offre la seule exception, laquelle confirme le silence à la cour des opposants du demandeur de l’acte.
Dans les espaces slaves, les interventions de l’empereur dans les conflits concernant la terre et ses bénéfices sont beaucoup moins fréquentes. En tout cas, la chancellerie n’a guère laissé de trace d’une activité diplomatique soutenue pour ces frontières. Sans prétention historique à gouverner le territoire, sans conquête préalable, l’empereur ne peut évoquer de droit à régler les litiges fonciers. De toute façon, comme il dépend d’un petit nombre de représentants de haut rang, il ne possède pas les moyens relationnels pour intervenir. Or, comme le montre Thomas Lienhard, les comtes, les évêques et les ducs de la frontière agissent d’abord selon leurs propres objectifs, modelant leurs communications avec l’empereur de façon à lui suggérer les interventions qui les avantagent.
C’est ici que la distance relationnelle joue son plus grand rôle dans la distinction des interactions de l’empereur avec Sud-Ouest par rapport au Nord-Est. La comparaison suggère que l’empereur était conscient des risques que présentait sa dépendance d’un trop petit nombre de liens pour s’engager sur les frontières. En effet, il a été en mesure de multiplier ses liens aux élites aristocratiques des pays du Sud-Ouest, de façon à interdire à ses plus puissants délégués la possibilité de s’imposer par leur contrôle des communications des périphéries vers la cour. Voilà qui explique l’investissement du pouvoir impérial dans l’octroi des immunités et de sa protection directe, comme de l’extension d’un réseau de fidélité parallèle basé sur l’engagement vassalique. L’empereur sait que son gouvernement des régions éloignées dépend de la création de relations parallèles assez nombreuses, incluant celles qui l’associaient à ses fils rois, aux comtes, aux évêques, aux ducs responsables de ses frontières, mais aussi aux institutions immunistes, à ses protégés, à ses vassaux.
La distance relationnelle qui séparait les Slaves de l’empereur empêchait ce dernier d’adopter cette approche : le paganisme des Slaves, l’absence d’institutions chrétiennes implantées dans le territoire, le développement tout récent des contacts au gré des conquêtes de la Bavière, de la Saxe et des pays avars, peut-être la barrière culturelle et linguistique... Tous ces facteurs convergent, forçant l’empereur à entretenir son ouverture à l’Est sur la base d’un nombre limité de relations. Il doit se contenter des liens hiérarchiques que préconise son programme d’ordonnancement de l’empire. Ses agents sur la frontière slave sont les comtes, les évêques des cités limitrophes et les princes avec lesquels il parvient à entretenir des alliances, qu’il s’agisse du prince Borna en Dalmatie, du roi Harald dans la marche danoise ou du roi Thrasco, chez les Abodrites au-delà de l’Elbe. À première vue, on pourrait croire que l’empereur avait en main les contacts nécessaires pour agir efficacement sur les frontières. Thomas Lienhard a montré qu’en fait, il était incapable de faire mieux que jouer le jeu de ses alliés. Dans le Sud-Ouest, au contraire, l’empereur est en mesure de profiter des tensions entre les élites locales, de multiplier les liens directs, de maintenir une pression sur ses plus puissants représentants par ces redoublements. Mais comme en fin de compte, la combinaison des distances géographiques et relationnelles arrive au même résultat de part et d’autre, la dynamique des interventions de l’empereur reste essentiellement la même, réactive et partiale, que ce soit dans les guerres ou les disputes locales.

L’avantage des élites qui communiquent avec la cour impériale

Malgré des différences marquées en matière de distance géographique et relationnelle, une constante s’impose dans les rapports de l’empereur aux périphéries : certains individus jouent de leur avantage de communication pour activer leur lien à l’empereur à leur profit. Dans une direction comme dans l’autre, l’information de l’empereur est biaisée, ce qui oriente son action en faveur de ces élites communicantes, contre ceux qui ne peuvent assurer leur relation à la cour impériale, au détriment de ce qu’aurait pu être une politique basée sur une information plus vaste avec la région concernée.
L’Empire carolingien n’est pas un État administratif moderne, mais bien un réseau de relations. Il en découle que la distance géographique joue un rôle plus important qu’on ne le considère généralement dans les rapports entre son centre politique et ses périphéries. Cette distance donne aux relations de l’empereur aux élites du royaume d’Aquitaine une tonalité de partialité et de réactivité qui s’apparente à celle des interactions avec les pays slaves, situés beaucoup plus près du cœur politique de l’empire, mais bien plus éloignés d’un point de vue relationnel.
En relation à l’autorité impériale, les pays de la marche orientale et ceux du royaume d’Aquitaine sont parfaitement distincts l’un de l’autre. Du côté du Sud-Ouest, un royaume latin, chrétien, fortement romanisé, de longue date sous influence franque. Du côté du Nord-Est, un monde ouvert, païen, slave, à peine touché par la culture romaine. Les relations de l’empereur à ses deux grandes régions auraient dû se distinguer totalement. Et pourtant, l’éloignement géographique bien plus grand de l’Aquitaine fait en sorte que l’empereur y intervient selon des modalités communicationnelles similaires à celles pour le Nord-Est.
L’absence de docilité des représentants de l’empereur sur la frontière orientale n’est pas caractéristique de la région slave ; elle se compare en fait à celle des agents du pouvoir dans d’autres régions éloignées. Vus sous cet angle, les pays du Sud-Ouest, bien qu’ils fussent intégrés politiquement à l’empire, ne distinguent pas de ceux du Nord et de l’Est. La distance, qu’elle fût géographique ou relationnelle, est un facteur déterminant pour l’étude des interactions du pouvoir central avec les périphéries intérieures et extérieures de l’Empire carolingien. Il faut considérer la possibilité qu’elle offre un meilleur angle d’analyse des relations entre centre et périphérie que la notion de frontière.

Cartes

Ill. 1 : Centre et périphéries : comparaison des distances géographiques. D’Aix-la-Chapelle aux frontières sud-ouest (Barcelone), nord-est (Hambourg) et sud-est (Lorch) de l’empire.
Ill. 2 : Centre et périphéries : comparaison des distances de temps d’Aix-la-Chapelle aux points d’ancrage de l’empire vers le Sud-Ouest (Toulouse) et le Nord-Est (Paderborn).
Ill. 3 : Aller-retour vers Aix-la-Chapelle. Graphe à l’échelle des distances de temps.
Ill. 4 : Du centre de l’empire aux périphéries du Sud-Ouest et de l’Est. Combinaison des distances géographique et relationnelle

© Pontifical Institute of Mediaeval Studies ; reprinted by permission

Notes

[1J’aimerais remercier Sébastien Rossignol, le groupe de recherche “Gentes trans Albiam” et l’Université York (Ontario) pour leur invitation à participer au colloque et à la publication des actes.

[2Michael McCormick, Origins of the European Economy. Communications and Commerce A.D. 300-900 (Cambridge, 2001), pp. 397-402.

[3Au sujet de l’effet déformant des représentations cartographiques traditionnelles sur notre conception des rapports entre géographie, politique et société, voir les articles de Walter Goffart, notamment : “What’s Wrong with the Map of the Barbarian Invasions ?”, dans Minorities and Barbarians in Medieval Life and Tought. éd. Susan J. Ridyard et Robert G. Benson, Sewanee Medieval Studies 7 (Sewanee, 1996), 139-177.

[4Il s’agit donc de répondre à l’appel pour une considération de l’espace non seulement comme cadre, mais comme objet de la réflexion historienne : Jean-Pierre Devroey et Michel Lauwers, “‘L’Espace’ des historiens médiévistes. Quelques remarques en guise de conclusion”, dans Construction de l’espace au Moyen Âge : Pratiques et représentations. Actes du XXXVIIe congrès de la S. H. M. E. S. P., Histoire ancienne et médiévale 96 (Paris, 2007), 435-453. En accord avec les repères posées par Matthew Innes, notamment : “People, Places and Power in Carolingian Society”, dans Topographies of Power in the Early Middle Ages, éd. Mayke De Jong, Carine van Rhijn et Frans Theuws (Leyde et al., 2001), 397-437.

[5Voir la proposition de synthèse “Perception of Landscapes”, dans l’introduction du présent volume, et les travaux de Patrick Gautier Dalché : Géographie et culture. La Représentation de l’espace du VIe au XIIe siècle, Variorum Collected Studies (Ashgate, 1997).

[6Martin Gravel, Distances, rencontres, communications. Les défis de la concorde dans l’Empire carolingien, thèse de doctorat (Université de Montréal et Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2010). Publication en préparation chez Brepols dans la collection “Haut Moyen Âge”.

[7Fanny Madeline, “L’Empire et son espace. Héritages, organisations et pratiques”, Hypothèses (2007) : 213 225.

[8Voir l’introduction du présent volume.

[9Pour un état de la recherche sur les vitesses de déplacements au haut Moyen Âge : Gravel, Distances..., pp. 202-212.

[10Voir notamment : Rudolf Schieffer, “Ludwig der Fromme rechts des Rheins”, dans Der weite Blick des Historikers. Einsichten in Kultur-, Landes- und Stadtgeschichte. Peter Johanek zum 65. Geburtstag, éd. Wilfried Ehbrecht, Angelika Lampen, Franz-Josef Post et Mechthild Siekmann (Köln, 2002), 13-21.

[11Annales regni Francorum, éd. Georg H. Pertz et Friedrich Kurze, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum separatim editi 6 (Hannover, 1895), a. 822, 823, pp. 159-161.

[12Thèse en cours de publication chez Brepols, dans la collection “Haut Moyen Âge”.

[13Thomas Lienhard, “Les Combattants francs et slaves face à la paix. Crise et nouvelle définition d’une élite dans l’espace oriental carolingien au début du ixe siècle”, dans Les Elites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, éd. François Bougard, Laurent Feller et Régine Le Jan, Haut Moyen Âge 1 (Turnhout, 2006), 253-266 ; Lienhard, “À qui profitent les guerres en Orient ? Quelques observations à propos des conflits entre Slaves et Francs au ixe siècle”, Médiévales 51 (2006) : 69-84.

[14Lienhard, “Les Combattants...”, p. 260.

[15Voir notamment la mise à mort des représentants basques envoyés à la cour impériale, après la révolte contre le comte Liuthard : Vita Hludowici, éd. Ernst Tremp, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum separatim editi 64 (Hannover, 1995), c. 13, pp. 312-315.

[16Gravel, Distances..., pp. 554-557.

[17Diplôme de Louis le Pieux à l’évêché d’Urgel, donné le 12 mars 835 : éd. par Ramon d’Abadal i de Vinyals dans Memòries de la secció històrico-arqueològica 2. Catalunya carolíngia II. El diplomes carolingis a Catalunya (Barcelona, 1926), t. 1, pp. 282-285.