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2-3 avril 2020, Vienne (Autriche) : Naturalisation et légitimation des pouvoirs (1300–1800)

Pour être domination, le pouvoir doit faire la preuve de sa légitimité. Or la meilleure légitimation est de signifier à tous son évidence. Les différents travaux relatifs aux mécanismes du pouvoir montrent tous, à des degrés plus ou moins divers, la nécessaire participation des dominés. Ils acceptent, jusqu’à un certain point, la domination, voire concourent à la conservation/reproduction de cette dernière.
Quels sont les mécanismes permettant qu’une telle situation advienne ? En effet, dans la pratique, la manipulation par les dominants et l’adhésion des dominés relèvent de processus difficiles à dévoiler, tant elles reposent sur une part de psychologique et de symbolique, et, par conséquent, sur de l’insondable.

Au sujet du pouvoir symbolique, Bourdieu écrit que sa principale caractéristique réside dans sa duplicité, dans le fait qu’il est reconnu car méconnu. C’est en effet sur cette impression de naturel et d’immuable que repose sa force et l’adhésion qu’il remporte. Pour être efficace, un ordre social et politique n’a en effet aucun intérêt à narrer les luttes et autres négociations entre les forces qui ont présidé à son apparition, mais au contraire à montrer (et non pas démontrer) la facilité, l’évidence de son imposition ; en d’autres termes, à naturaliser son existence. À l’instar du pouvoir symbolique, la naturalité, ou effet de naturel, articule un produit donné visible de tous et un mécanisme qui le produit, la naturalisation, qui lui est masqué.
Si aujourd’hui la naturalisation des relations humaines, sociales – leur essentialisation – passe par un usage détourné des sciences du vivant, tendance que l’on peut qualifier descientiste, on observe que cette forme d’explication du socio-politique est utilisée au fil de différentes époques, et en différents lieux du globe, bien avant l’avènement des discours technico-scientifiques.

Il serait bien entendu impossible de pointer avec précision le moment originel, celui qui vit naître le concept de « naturalité ». Celui-ci s’enracine plutôt dans une histoire longue de la pensée humaine, faite de continuités, de ruptures, d’enfouissements et de surgissements.

Toutefois, au Moyen Âge tardif et durant l’Epoque moderne (1300–1800), le recours à la « naturalité » est constant. Le concept possède certaines particularités liées notamment au contexte de l’émergence et de l’affirmation des États dynastiques européens, de leurs institutions, de leurs modes d’organisation socio-économique et de leurs techniques de gouvernement (organisation de l’armée, taxes régulières, etc.). Par ailleurs, les modalités même des recours à la naturalité se transforment : d’abstraits et cantonnés à la réflexion des clercs, ils donnent lieu à des discours et usages concrets relatifs au gouvernement des hommes et à la pratique du politique – et concourent à l’émergence du politique comme un champ à part entière dans une société jusque-là modelée par l’« institution englobante » (Le Goff) qu’est l’Eglise au Moyen Âge.

En effet, dès le XIIIe siècle, la réflexion et la (re)formulation scholastiques du concept de « nature » (dont l’effet de « naturalité » procède) favorisent une approche « naturalisante » des pouvoirs, notamment par le biais des écrits théoriques antiques (aristotéliciens, augustiniens, cicéroniens) sur la nature et le politique, et leur diffusion – en latin et davantage encore en vernaculaire – auprès des princes et dans les cours européennes. Si l’approche aristotélicienne de la « naturalité » des communautés politiques peut être perçue comme la source de formes de démocratie, elle sert aussi, plus souvent, à justifier des processus de coercition et de domination, a fortiori quand elle est associée à des interprétations complémentaires du concept (augustinienne : les institutions pallient le désordre créé par la Chute, soit à l’état naturel de l’humanité ; cicéronienne : les humains refusent naturellement de s’associer politiquement ; il faut donc les y forcer par la raison et la rhétorique qui est son prolongement). À partir du XVIIe siècle, l’opposition nature/organisation sociale prend une vigueur nouvelle avec la thématisation de l’état naturel de la société humaine conduisant à la mise en avant de la nécessité de l’organisation sociale (Hobbes, Locke) et, plus tard, à la dénonciation de l’artificialité de la domination avec Rousseau et les Lumières.

Cette réflexion sur la naturalité renvoie expressément au rapport de l’homme à la nature. Pensée hâtivement dans son opposition à la culture, la nature n’est pourtant pas un donné brut et intemporel. Comprendre les usages de la naturalité nous permettra ainsi de mieux comprendre le dualisme nature/culture, pour aussi mieux interroger son hégémonie dans notre appréhension du social et viser une compréhension plus juste des ontologies et des cosmologies des sociétés médiévales qui, au même titre que les sociétés non occidentales, diffèrent profondément de la nôtre même si elles ont contribué à la façonner.

Désireux de dépasser la césure qui oppose un Moyen Âge conçu comme féru de rituels et de symboles et une période moderne censée marquer l’avènement de la Realpolitik après 1648, notre ambition sera de redonner toute leur place aux continuités et survivances souvent niées du fait d’une approche encore trop téléologique de l’histoire du pouvoir et du politique, sans pour autant sous-estimer les lignes de fracture tout aussi réelles. Quand bien même elle/il se limite à la période ici envisagée, l’historien.ne se trouve dès lors rapidement confronté.e à la multitude des formes et des usages pris et faits du concept de « naturalité ». Dès lors, seuleune étude comparée et interdisciplinaire semble à même de pouvoir la cerner. Or, à l’heure actuelle, aucune approche de ce genre n’a encore été entreprise.

L’objectif de ces deux journées d’études (Université du Luxembourg, 28–29 novembre 2019 ; Österreichische Akademie der Wissenschaften, Vienne, 2–3 avril 2020) sera donc d’aborder le concept de « naturalité » dans une perspective diachronique (1300–1800), interdisciplinaire et comparée à l’échelle des États dynastiques européens. L’analyse portera tant sur les rouages du pouvoir à leurs divers échelons (cours, chancelleries, villes, assemblées représentatives, etc.), sur les expérimentations alternatives notamment dans la sphère religieuse (papauté, communautés religieuses, conciles), que sur les discours porteurs d’une vision du monde et d’une conception du pouvoir (traités religieux, politiques, littérature courtoise), afin de proposer une vision d’ensemble nuancée de l’usage de la « Naturalité ».

Elles s’inscriront, à la fois, dans la continuité du projet FNR/CORE (Luxembourg) LUXDYNAST, Europe and the House of Luxembourg. Governance, Delegation and Participation between Region and Empire (2015-2018) portant sur la construction de la domination des Luxembourg entre 1308 et 1437 sur un vaste et complexe ensemble de territoires nécessitant un savant équilibre entre penser global et agir local et la mise en oeuvre de stratégies adaptées, et dans celle du projet GREMIA. Grey Eminences in Action: Personal Structures of Informal Decision-Making at Late Medieval Courts (2019-2022), qui entend comprendre les modalités de fonctionnement de la prise de décision interindividuelle dans un cadre informel au Moyen Âge tardif en Europe, le rapport à l’idéologie y étant essentiel.

Contact
loiseadde at yahoo.fr et Jonathan.Dumont at oeaw.ac.at

Comité d’organisation

Dr. Eloïse ADDE (LAMOP, Université Paris 1 Sorbonne–CNRS, FR)
Dr. Jonathan DUMONT (Österreichische Akademie der Wissenschaften, AT)
Prof. Michel MARGUE (Université du Luxembourg, LU)
Doz. Dr. Andreas ZAJIC (Österreichische Akademie der Wissenschaften, AT)

Comité scientifique

Dr. Eloïse ADDE (LAMOP, Université Paris 1 Sorbonne–CNRS, FR)
Dr. Jonathan DUMONT (Österreichische Akademie der Wissenschaften, AT)
Prof. Michel MARGUE (Université du Luxembourg, LU)
Doz. Dr. Andreas ZAJIC (Österreichische Akademie der Wissenschaften, AT)
Prof. Elodie LECUPPRE-DESJARDIN (Université de Lille, FR)
Prof. Christina LUTTER (Universität Wien, AT)
Prof. Gilles LECUPPRE (Université catholique de Louvain, BE)
Dr. Cathleen SARTI (Johann Gütemberg Universität – Mayence, DE)
Ass. Prof. Daniela TINKOVA (Université Charles – Prague, CZ)

Lieu
Österreichische Akademie der Wissenschaften, Vienne