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Le sentiment religieux et le refus de l’utopie dans les « Nouvelles » de Marguerite de Navarre

Nicolas Wagner

Nicolas Wagner, "Le sentiment religieux et le refus de l’utopie dans les « Nouvelles » de Marguerite de Navarre", dans Bulletin de l’Association d’études sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, année 1977, volume 5, numéro 5, p. 4-8.

Extrait de l’article

Extrêmement confuse et galvaudée, la notion d’utopie n’en reste pas moins toujours à la mode. Dans la première moitié du XIXème siècle, les révolutionnaires — Proudhon excepté — étaient utopistes ; aujourd’hui, ce seraient les croyants qui se laisseraient tenter par la sirène. Bien que contemporaine des derniers humanistes, Marguerite, la chrétienne, résista victorieusement aux tentations utopiques, dont son époque a été parcourue.

1. L’utopie dans l’Heptaméron

Cette résistance, qui sera l’objet de ces quelques pages, doit cependant être située dans une perspective sensiblement utopique, tant il est vrai qu’on ne se libère jamais de la culture où l’on vit.

L’atmosphère de désengagement politique, où devront se dérouler les derniers jours de l’Humanisme, à partir de 1555, semble apparaître, lorsqu’en 1546, Marguerite rédige son prologue. Sans doute, est-il écrit, ainsi que l’a montré Delaigue contre le Prologue de Bocacce ; et du même coup, contre l’utopisme du grand humaniste italien, dans la mesure où l’utopie est un retour à un temps mythique, vers un jardin perdu ; dans la mesure où ce retour s’effectue à partir des données socio-culturelles de l’époque où vit l’auteur de l’utopie et qu’il les expérimente comme des limites injustifiées. De là, par exemple, cette fuite hors de Florence, engluée dans la réalité de la peste et de la mort ; et, à cette tentation de la fuite, Marguerite n’a pas succombé.

Toutefois son prologue, s’il ne prône pas le moins du monde la fuite, s’il est l’allégorie des efforts entrepris par un groupe humain pour se tirer d’affaire, efforts raisonnables et obstinés, ce prologue n’en représente pas moins un déluge comme fin d’un monde et promesse d’un nouveau départ. Cène espérance, dans les ténèbres, cette sérénité dans l’inquiétude (Oisille, en repos s’opposant aux mondains menacés de mélancolie) ; cette joie qui va scander toutes les fins de journées ; ce groupe, qui se soudra, malgré ses déchirements, ses désillusions et son pessimisme, tout cela, représente le versant utopique de l’Heptaméron. Utopie, non pas de l’âge d’or, de la mythologie des peintres et des poètes ; celle de l’école de Fontainebleau ; mais quelque chose de l’utopie millénariste, de son espoir de voir les premiers passer après les derniers : renversement des valeurs chevaleresques et mondaines. Il s’agit là de cette pensée paulinienne sur la puissance de la grâce et la misère de l’homme, qui imprègne constamment les récits de l’Heptaméron, qui fonde la présence si curieuse de tant de petites gens (outre les valets, chambrières, etc., voir : la 67ème nouvelle, sur le ton de l’ironie et à propos des femmes : « ... les vertus que Dieu a mises en vous, lesquelles se montrent plus grandes que le sujet est plus infirme »).

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