Accueil / Art et culture / Peinture et arts graphiques / Etudes modernes > « Le Portrait de gentilhomme » de Largillierre :

« Le Portrait de gentilhomme » de Largillierre : un exercice d’attention

William B. MacGregor

William B. MacGregor. « Le Portrait de gentilhomme » de Largillierre : un exercice d’attention, Revue de l’Art, 1993, n° 1, p. 29-43.

Extrait de l’article

Permettez-moi de commencer par une anecdote au sujet d’un portrait.

« J’allai il y a quelques jours dîner chez un riche bourgeois de Paris. [...] c’est un fort honnête homme, mais qui ne sçait pas ces délicatesses de nôtre langue, qu’il est bon cependant de ne pas ignorer. [...] lorsque nous fûmes sortis de table il me dit, en me faisant une grande révérence : Priés Dieu, Monsieur, pour les maltraités.

Nous entrâmes dans sa chambre où il y avoit un beau portraict de lui ; et comme il vit que je le regardois avec attention : Il n’y a pas long-tems que je me suis fait tirer par Rigault, me dit-il, c’est un des meilleurs peintres de Paris, et tous ceux qui voyent ce portraict trouvent que j’y suis fort bien tiré.

Un homme du monde aurait dit en pareil cas : il n’y a pas long-tems que je me suis fait peindre par Rigault, ou que je lui ay fait faire mon por­traict ; tous ceux qui le voyent trouvent qu’il me ressemble fort, et il ne se serait pas servy du mot de tirer qui n’a aucun usage dans ce sens que parmi la bourgeoisie. »

J’en conviens, cette histoire, trouvée dans un manuel de savoir-vivre aristocratique publié sous le règne de Louis XIV, concerne plutôt les moyens de ne pas avoir l’air bourgeois, préoccupation de quelque gravité dans la haute société de l’époque. La simple existence de ces nuances de raffinement strictement sociales dans le discours du XVIIIe siè­cle sur les tableaux, et plus précisément sur les portraits, est en soi une donnée intéressante. Mais, ce qui me semble particulièrement séduisant et adapté à mon propos dans cette anecdote, c’est sa mise en scène de l’attention visuelle, jointe à une invitation à supposer un certain nombre de choses - assez floues, j’avoue — sur la peinture et le spec­tateur : d’abord ce qui dans l’apparence du tableau lui-même, dans la facon dont il est peint, a bien pu susciter l’espèce de contemplation attentive dans laquelle s’est plongé l’invité ; puis ce que cet observateur a bien pu scruter dans son examen prolongé de l’œuvre ; en un mot les modes d’at­tention que le tableau a pu solliciter chez un spec­tateur de l’époque. Au tond, il s’agit dans une certaine mesure de regarder à travers des yeux du XVIIIe siècle.

Lire la suite (Persée)