L’amour des rois : structure sociale d’une forme de sensibilité aristocratique
Stephen C. Jaeger
Stephen C. Jaeger, "L’amour des rois : structure sociale d’une forme de sensibilité aristocratique", dans Annales, année 1991, vol. 46, n° 3, p. 547-571.
Extrait de l’article
En 1187 la campagne militaire de Henri II en France s’enlisa lorsque son fils Richard Cœur de Lion, à qui il avait confié le commandement du quart de
l’armée anglaise, s’éprit du roi ennemi, le jeune Philippe Auguste. Le chroniqueur Roger de Howden décrit cette relation en ces termes :
"(le roi de France)... l’honorait tant depuis si longtemps qu’ils mangeaient
chaque jour à la même table et dans le même plat, et le soir le lit ne les séparait pas. Et le roi de France l’aimait comme son âme ; et ils s’aimaient tant l’un l’autre que le roi d’Angleterre était profondément étonné par l’amour véhément qui existait entre eux."
Le texte ne semble pas équivoque : deux hommes s’aiment et partagent la même couche. Leur affection ne cherche pas d’excuse : ils la manifestent ouvertement. Mais ce texte comporte quelques éléments qui invitent à ne pas le lire comme un constat d’amour homosexuel. Premièrement l’attitude des deux observateurs, le roi et le chroniqueur, mérite d’être relevée :
"Henri II était profondément étonné par l’amour véhément qui existait entre
eux et se demandait ce qu’il pouvait signifier. De façon à prendre des précautions pour l’avenir, il reporta ses projets de retour en Angleterre jusqu’à ce qu’il pût déterminer quelles intrigues cet amour soudain laissait présager."
Il s’agit là de la réaction d’un général trahi et non de celle d’un père outragé. La stratégie militaire est le seul souci de Henri II. Cette affaire entre deux hommes menace ses projets guerriers et non l’honneur de sa famille. La seule mesure qu’il prend consiste à modifier ses projets de voyage. Le chroniqueur lui-même, par son silence sur la question essentielle, confirme que les hésitations politiques du souverain étaient la réaction appropriée.