Le Premier Apôtre du mythe de l’Etat-mécène : Guillaume Budé
Nicole Hochner
Comment citer cet article :
Nicole Hochner, "Le Premier Apôtre du mythe de l’Etat-mécène : Guillaume Budé", dans Francia. Forschungen zur Westeuropäische Geschichte, Frühe Neuzeit, Revolution, Empire, 1500-1815, Band 29∕2 (2002), p. 1-14. Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er juin 2008 (https://cour-de-france.fr/article375.html).
Le texte diffère très légèrement de la version éditée dans Francia.
P. 1
Dans l’épilogue du De asse (1515) Guillaume Budé exprime sa joie à l’annonce du décès de Louis XII, qui marque, selon lui, le début d’une nouvelle ère et la renaissance des bonæ literæ [1]. Serait-ce ce pressentiment qui l’amène à s’engager politiquement ? En effet vers 1518 ou 1519 Budé présente à François Ier l’Institution du Prince, un bref traité d’instruction politique [2]. Parallèlement il multiplie ses visites à la cour, au prix, dit-il, de sa via contemplativa. Après quelques brèves missions en 1519 (à Montpellier) et en 1520 (au Camp du Drap d’or) le retour de Budé à la cour est confirmé par sa nomination en juin 1522 comme maître des requêtes de l’Hôtel du roi. Deux mois plus tard il est élu prévôt des marchands de Paris, puis nommé maître de la ‘librairie royale’, un poste spécialement créé pour lui. Quels peuvent bien être les motifs de Budé pour renoncer au calme de sa bibliothèque, à ses précieuses recherches lentement mûries dans l’isolement et le recueillement, et qui par ailleurs étaient déjà largement perturbées par ses soucis domestiques et ses huit enfants sans compter ses problèmes de santé [3] ? Comment conçoit-il donc sa mission ou sa responsabilité politique et en quoi sa croisade à la cour de France serait-elle davantage que la défense du ‘lobby’ humaniste ? En effet on pourrait très bien accuser Budé de n’avoir à l’esprit que l’intérêt de son propre parti d’hommes instruits, versés dans les études et la diffusion de la culture antique. On sait que la décision de Budé de s’engager dans la vie politique est motivée par la suite par une promesse que le roi lui fait en 1520 d’établir un collège d’études grecques à Paris. Mais est-ce la seule aspiration de Budé ? Est-ce que toutes ses démarches envers le roi n’ont pour but que la réalisation de ce fameux projet ? Que provoque donc l’engagement originel de Budé ? L’avènement de Francois Ier justifie-t-il à lui seul les espérances – un peu
P. 2
excessives – que Budé exhibe dans le De asse à l’annonce du décès de Louis XII [4] ? Sans doute qu’a posteriori le règne de François Ier contraste nettement avec celui du roi Louis XII, mais les mauvais ‘choix culturels’ ou l’indifférence du père du peuple pour les bonæ literæ suffisent-ils pour expliquer l’allégresse de Budé au début de l’année 1515 ? Toutefois peut-on réduire l’aversion de Budé pour Louis XII à son échec personnel, à savoir, de n’avoir pu en tant que secrétaire royal influencer les décisions des rois Charles VIII et Louis XII ? Ces questions préliminaires ne sont pas inutiles pour comprendre la dramatique décision de Budé de délaisser ses propres travaux, afin d’intensifier sa présence à la cour
Le dessein de cet article sera de suggérer une réflexion sur l’engagement de Budé dans la vie publique tout en s’interrogeant sur la place du politique dans sa pensée. Doit-on voir Budé comme un intellectuel engagé ou comme un courtisan intéressé à trouver le financement nécessaire à sa ‘bonne’ cause ? Le but de cet article sera d’esquisser certaines conclusions quant à la vision politique de notre humaniste à l’aube du règne de François Ier lorsque Budé rejoint la cour à laquelle il restera d’ailleurs fidèle jusqu’à sa mort en 1540.
Les travaux de Marie-Madeleine de la Garanderie ont jusqu’aujourd’hui souligné le côté reclus de Budé, ses aspirations intellectuelles et religieuses plutôt que ses motivations politiques. Le livre posthume de Gilbert Gadoffre au contraire a éclairé la facette publique de Guillaume Budé, non seulement l’avocat de l’institution des Lecteurs Royaux, mais également le porte-parole d’une ‘nouvelle classe culturelle’ [5]. Budé s’engage en effet, après le décès de Louis XII, à mener l’ingrate croisade de convertir le pouvoir à la révolution humaniste. Le prix personnel que paye Budé est justifié par l’envergure de cette nouvelle vision des relations du pouvoir et de la culture, ce qui soulève la question des motifs et des aspirations de Budé. C’est pourquoi je me propose ici de me pencher sur l’argumentation de Budé. En effet il ne suffit pas, à mon avis, de parler de ‘révolution culturelle’, il faut éclaircir la stratégie argumentative qu’emploie Budé pour convaincre le roi. L’histoire de ses démarches et l’évolution de l’humanisme en France seront donc laissées de côté pour se concentrer non pas sur le phénomène de renouveau culturel sous François Ier mais sur une conception du politique que défend Budé dans ses écrits.
Jusqu’aujourd’hui la recherche s’est principalement attachée à étudier la contribution de Budé aux rapports de la culture classique et du christianisme [6], son rôle instigateur pour l’institution des Lecteurs Royaux à laquelle succédera la prestigieuse institution du Collège de France [7], et finalement pour ses travaux pionniers pour la renaissance des études légales [8]. Dans le présent article il sera donc question d’étudier sous un angle plus politique l’engagement de Budé selon ses écrits.
P. 3
Une œuvre politique ?
À première vue, il semble difficile de cerner la vision politique de Guillaume Budé, car il n’y a pas dans son immense production de véritable traité politique et on cherche en vain la description détaillée des institutions du régime idéal ou du plan de la révolution culturelle qu’on lui attribue. En effet ses livres sont tous des études savantes de philologie et d’histoire ancienne, de droit et de théologie. Le seul ouvrage qui ait été qualifié comme politique est l’Institution du Prince, en réalité un recueil de maximes et de récits exemplaires tirés pour la plupart de Plutarque et du livre des Proverbes censé édifier et inspirer le jeune roi Francois Ier [9]. Cet ouvrage a valu à Budé d’être classifié dans le courant des penseurs de l’absolutisme puisqu’il y défend la supériorité du roi aux lois, et que contrairement à son contemporain Claude de Seyssel, Budé n’y admet aucun ‘frein’ à l’autorité royale [10]. Cependant ce recueil ne présente aucune pensée systématique, l’Institution fourmille d’exemples tirés de l’histoire ancienne mêlés à des maximes bibliques qui ne peuvent en aucun cas faire de Budé un penseur politique à part entière. Ainsi, l’Institution devrait plutôt être considéré comme un traité d’éducation morale comme il était d’usage d’en offrir au souverain au courant du Moyen Âge. C’est d’ailleurs de cette façon que Louis Delaruelle le considère en ‘restituant’ à ce livre le titre de ‘recueil d’apophtegmes’, dont l’objet serait de distraire plutôt que d’instruire [11]. Cependant renier la valeur de l’Institution n’est nullement mon propos. La lecture de l’Institution du Prince soulève plutôt une ultime question : comment comprendre qu’un érudit aussi versé dans les aspects de la légalité que Budé produise un ouvrage politique de type miroir-au-prince aussi conventionnel ? Les Annotationes in Pandectas (1508) qui rendirent Budé célèbre prouvent bien que ce spécialiste du droit romain n’est pas indifférent aux questions de régulation et de légitimité, d’économie et finances politiques. Malgré cela il choisit d’offrir au roi un traité démuni de considérations constitutionnelles ou légales. Ce parti pris doit être élucidé afin de comprendre les postulats de Budé qui assemble sans cohérence apprarente une série de tableaux tirés d’un passé païen et des livres sapientaux. Outre ces ouvrages, ce sont le De philologia (1532) et le De studio literarum (1532) qui pourront au mieux nous aider à déceler les motifs profonds qui animent Budé puisque l’un est un dialogue fictif entre Budé et le roi sur l’importance des lettres, et
P. 4
le second peut être vu – comme l’a écrit Marie-Madeleine de La Garanderie – comme l’aboutissement des attitudes fondamentales de Guillaume Budé sur les études humanistes [12].
C’est cependant avec l’Institution que je commencerai car il me semble que sous le couvert de l’histoire et des maximes bibliques, Budé délivre ses desseins initiaux dans ce livre qu’il écrit exceptionnellement en vernaculaire afin d’être compris du roi (qui ignore le latin). Ce ne sera plus le cas du De philologia et du De studio literarum, deux ouvrages adressés à une autre audience de lettrés amateurs d’acrobaties de rhétorique latine. Si dans ces écrits plus tardifs Budé ne renonce nullement à sa vision réformatrice, il exprime toutefois bien davantage d’amertume face à l’inertie, et même parfois à l’incompréhension, des structures de l’État.
La fortune et la gloire
La question que Budé traite dans l’Institution est celle qui préoccupe toute la littérature politique de la Renaissance, à savoir, les causes de fortune et d’infortune, de gloire et de déchéance. Comme on l’a dit l’Institution du prince est une mosaïque d’anecdotes et de récits tirés en majorité de l’histoire ancienne relatant les faits d’hommes célèbres tels Alexandre, Pompée, et César, une sorte de panoplie d’exempla, qui suggère au lecteur attentif la cécité du sort. En effet, il n’existe pas de dénominateur commun à toute la série d’histoires que Budé rapporte au roi. On peut par exemple, citer le cas d’Alexandre qui consulte le prudent et très attentif Parmenion et réunit les ‘grans barons et principaulx conseillers’ – que Budé précise être l’équivalent des ‘gabinetz du roy’. Après avoir écouté leur avis, Alexandre décide inopinément de ne pas suivre leurs conseils, et ce, pour sa grande gloire (fols 52r-v) et en parfaite contradiction avec le verset des Proverbes cité par Budé qui dit que le ‘salut est dans la multitude des conseillers’ (11. 14) ou avec le comportement d’Auguste qui crée de nombreux offices ‘disant que la chose publicque seroit mieulx gouvernée quant plusieurs y mettroient la main et en auroient cure’ (fol. 66v). Par ailleurs Alexandre n’est assouvi d’aucune conquête, et cette ambition qui ne connaît pas de limites est la raison de sa réussite ; alors qu’Auguste qui renonce aux campagnes militaires pour se consacrer au bon gouvernement et à la prospérité de son royaume obtient également la gloire. Quel enseignement peut-on tirer de ces exemples contradictoires ? Il me semble que ce très bref éventail illustre bien que, contrairement aux efforts de
P. 5
Claude Bontems qui tente de reconstruire la pensée de Budé et y trouver une forme symétrique et harmonieuse, il n’y a pas dans l’Institution du prince d’exposé systématique [13]. L’ensemble des histoires que Budé rassemble tend à montrer que la fortune est aveugle et arbitraire, qu’elle peut favoriser à la fois les hommes vertueux et ceux qui ne sont pas parfaits, que l’on peut obtenir la gloire à la fois par les armes et par la paix, et que des hommes païens qui n’ont pu jouir de l’inspiration divine peuvent paradoxalement jouir de l’immortalité. Au fond Budé prouve que l’enseignement de l’histoire est une impasse et qu’elle n’a pas le pouvoir de donner à son lecteur les clés de la réussite [14]. Quelle est donc la leçon de l’Institution ?
Les fissures du texte
Une lecture littérale ne permet pas de discerner l’intention d’un Budé qui ne peut se suffire de ‘colliger’ les faits et dires célèbres du passé. Il faut donc lire l’Institution dans les interstices, ou, pour reprendre le terme que Budé emploie lui-même, il faut s’inflitrer dans les « fissures » du texte, afin d’y dévoiler une certaine cohérence [15]. Cet effort de lecture est typique à Budé qui code ses textes, comme il l’écrit à Érasme dans une lettre du 26 novembre 1516, Budé prône un style volontairement hermétique : C’est qu’à cette époque j’estimais important de n’être compris que d’une minorité […]. J’ai donc eu soin d’exprimer de façon énigmatique un certain nombre d’idées […] afin de rester personnellement comme à l’écart et à l’abri, tout en disant néanmoins ce que j’ai envie de dire : c’est ce que tu as bien compris quant tu écris que j’imite Loxias de Delphes [16]. C’est donc dans les fissures de l’œuvre qu’il faut chercher la cohérence d’une pensée politique. Là nous trouvons un Budé beaucoup moins préoccupé des raisons et des causes de la gloire que des mécanismes de la mémoire. Contre ceux qui prétendent que l’histoire recèle le secret de la renommée, Budé prouve que la connaissance historique ne peut seule dévoiler les lois de la politique (ou de la gloire), il faut aller au-delà de l’événement à l’essence même de l’écriture. Au lieu de chercher la signification de l’histoire il faut se pencher sur les principes de l’écriture. La parole donne sens aux faits, elle loue et blâme, décerne à l’un la postérité tandis qu’elle fait sombrer l’autre dans l’oubli. Le sort peut sembler aveugle, mais l’art du discours a ses règles. L’écriture est déjà pour Budé une
P. 6
occupation métaphysique. Si le roi veut pénétrer la mémoire des hommes, plutôt que de se soucier de victoires, il devrait plutôt se doter de bons poètes, car ce sont ceux-là mêmes qui pourront ou non lui accorder l’éternité, ce sont eux les véritables juges, qui octroient la gloire tant désirée et qui rendent intelligible le projet divin.
La mission du psychagogue
La grandeur d’Alexandre, Pompée, ou Sylla est d’avoir compris ce statut prophétique des poètes et l’importance de la mise en scène du pouvoir. Aussi pour éveiller l’âme des rois Budé fait leurs panégyriques. Car si l’homme de lettres écrit, il doit aussi susciter et guider les vocations ; comme le montre l’exemple de César qui à la lecture des exploits d’Alexandre prit conscience de sa mission (fols 60r-v). Ainsi Budé traite l’homme de lettres de ‘psychagogue’, tel Socrate il éveille les âmes, et émeut les vertus nobles et nécessaires du roi au bon gouvernement (fols 23v-24r). L’Institution doit susciter l’attention du roi, et c’est au vu de cet unique but que Budé écrit en vernaculaire. Mais Budé ne se propose pas pour autant de convertir le roi en humaniste ou en érudit, ni proprement de se hisser lui-même au pouvoir. L’utopie de Budé n’est donc pas celle du poète-roi. Budé propose plutôt la situation d’un roi mécène. Car le roi en se retirant de la vie politique pour se consacrer à la vie studieuse renoncerait à son destin. Il a donc la tâche paradoxale de reconnaître les véritables poètes et orateurs sans pourtant avoir reçu une éducation adéquate en la matière [17]. C’est ce paradoxe qu’il faut déceler dans les fissures de l’Institution du prince. Il faut que le roi perçoive de façon suffisamment aiguë l’importance des lettres, sans toutefois s’y adonner. Mécène, le roi serait ainsi création, alors que l’orateur-poète – c’est-à-dire Budé lui-même – est créateur de l’histoire et de ses fortunes. Cette création qu’est l’histoire n’est pas uniquement la somme des événements marquant le destin d’un peuple, elle est également le rassemblement de l’ensemble des symboles, croyances et représentations qui assurent la constitution imaginaire du royaume. Ce qui semble imperceptif devient au contact de l’écriture palpable, la représentation du roi, son image, sont les matériaux de l’histoire, de sorte que la formation d’un destin est autant l’affaire de politique que de rhétorique, de symbolique imaginaire que de réel.
Le roi est création, c’est ce constat que Budé veux enseigner à François Ier dans l’Institution. Il lui suggère, en premier lieu, l’exemple d’Alexandre. Alexandre se souciait à la fois de la représentation de son image ‘écrite’ et ‘muette’, soutenant aussi bien les poètes que les architectes, les historiographes que les peintres. Si Alexandre ne trouvait pas d’écrivain digne il préférait que ses exploits ne soient pas relatés plutôt qu’ils le soient mal (fol. 17r). Mais d’évidence il ne sut exercer un contrôle suffisamment efficace car ses vices n’ont pas été estompés et ‘ont moult effacés à la grande clarté de sa renommée et obscuré la mémoire illustre de ses gestes de merveilles’ (fol. 100v). Pompée semble donc être un modèle préférable. Si l’on croit ce que Budé nous relate à propos de son attitude face aux artistes, il apparaît qu’il y investit bien davantage d’ardeur que ne le fit Alexandre. Pompée exige un triomphe, il veut que le peuple le voie défiler dans la rue et que soit proclamée sa victoire. Pompée porte une extrême attention aux thèmes de ces célébrations publiques. Il fit ériger
P. 7
nous raconte Budé un ‘tablier à jouer’ avec quatre personnages Mars, Pallas et Apollon représentés par des images et – sans doute trônant au centre – une sculpture de Pompée lui-même. Aucun détail n’est laissé au hasard, son harnais, son chapeau, le fourneau de son épée, tout est minutieusement réfléchi. Ne peut-on pas y voir une allusion ou un conseil au roi François Ier de se pencher avec grand soin et sérieux sur le choix de ses historiographes, poètes de cours, ‘facteurs’ et autres artistes qui organisent les entrées et autres cérémonies royales ? Pompée fit aussi ériger un temple à son propre honneur, or on sait que François Ier ne fut pas de reste à Blois, Chambord et Fontainebleau.
Mais de tous les médias et de tous les arts, Budé célèbre la supériorité de l’écrit qui contrairement à la pierre n’est point destructible. En effet le temple que fit construire Pompée existe aujourd’hui grâce aux textes et c’est ainsi qu’il traversa les âges. L’édifice de la parole résiste aux injures du temps bien plus que le plomb ou le marbre, la parole est essentiellement éternelle, divine (fols 90v-91r). La beauté du texte s’assimile à la beauté de l’action vertueuse et permet la consécration véritable. La gloire n’intéresse en réalité Budé que dans la mesure où elle lui permet de convaincre le roi de l’importance de la rhétorique qui sert à célébrer et inscrire ses hauts faits dans la postérité.
L’exemplarité dans le mythe d’Hercule
C’est ainsi que l’utopie politique de Budé est incarnée par le mythe de l’Hercule gaulois, dieu de l’éloquence, vêtu de la fourrure de ‘la peau d’ung lyon’, portant à sa droite une massue symbolisant son courage et sa force, et tenant à sa gauche un arc et une trousse de flèches symbolisant son éloquence (fols 23r-24v) [18]. Hercule est choisi car il peut allier les devoirs de l’épée à ceux des lettres, le courage du soldat à l’éloquence de l’orateur accompli. Il est Mars et Mercure à la fois, guerrier et poète-messager. Cependant cet Hercule demeure utopique, puisque Budé se contente de convaincre François Ier de soutenir les humanistes et non de se convertir à l’étude. Ainsi Budé se rend indispensable à la réussite du roi. L’un détient la massue, l’autre les flèches. Seule une étroite coopération entre les deux leur permettra d’obtenir l’éternelle renommée. Le ‘prix’ de cette mutuelle réussite est la séparation de la force et de la parole, ou si l’on veut de l’usage de la violence et l’usage du langage, de sorte qu’ensemble le duo François Ier et Guillaume Budé réalise le mythe d’Hercule.
Pour comprendre la métaphore d’Hercule il faut la comparer à celle de Mercure qui est beaucoup plus fréquente sous la plume de Budé [19]. Souvent Mercure, considéré comme ‘le mentor des savants’ [20] est à tort assimilé à Hercule ‘conducteur des
P. 8
muses’ [21], or Budé n’use pas indifféremment des deux personnages mythiques. Si Mercure est éloquence, l’Hercule gaulois est plus précisément prudence. En effet Hercule évoque une dimension coercive, politique, absente du symbolisme de Mercure. Pour ce, ses chaînes représentent son rôle de leader, car il attire à lui le peuple comme l’aimant le fer, il ‘mène’ (fol. 23v), il captive le peuple [22]. Hercule sauve la société en liant le pouvoir à la sagesse, sa puissance lui permet de faire renaître le prestige des lettres et de l’État dans la mesure où ils sont interdépendants. De sorte que l’éloquence est saisie pour sa dimension politique, pour sa contribution à l’État, et non comme la maîtrise d’une science ou un facteur d’épanouissement intellectuel.
La leçon cicéronienne
Aussi lorsque Budé parle d’‘histoire’ il faut comprendre écriture de l’histoire. C’est pourquoi lorsqu’il évoque ‘ceste maistresse « histoire »’ (fol. 15v) il cite Cicéron, le ‘père d’éloquence latine’ (fol 15v). Cicéron est la source de cet enseignement budéien, que la rhétorique ne peut être assimilée à une technique ou à un outil de pouvoir, et ne peut en aucun cas être l’auxiliaire du politique. Cependant elle apporte, selon Budé, ce qu’aucun speculum, aucune recette philosophique ne peut donner, soit la fortune, la réussite, la gloire et l’éternité [23]. Il y a ici une certaine ambiguïté puisque d’un côté Budé fait de la rhétorique l’essence même du politique et la loue comme la plus noble des sciences, et que d’un autre côté il la propose comme tremplin de réussite en l’assujetissant à une autre fin. Il faut rappeler ici que l’une des catégories essentielles de la rhétorique est la convenientia, soit l’outil le plus adéquat et propice à un problème concret. C’est ainsi que Budé rejette le traité d’instruction politique pour son inefficacité et couronne la rhétorique pour son utilité.
Il semble que Budé adopte ici la conception que Cicéron propose dans son De invention, soit que l’art oratoire est une branche de la science politique [24]. C’est donc à l’instar de Cicéron que Budé associe la rhétorique à la prudence, souligne la relation du savoir au pouvoir pour arriver à la conclusion que la rhétorique est la vraie substance de l’art de gouverner. Budé emprunte également à Cicéron le terme de palingénésie lorsqu’il invite le roi à susciter la renaissance des lettres [25]. Ce choix est fait à dessein puisqu’on trouve ce mot chez Cicéron lorsque celui-ci évoque son retour à la politique. Aussi chez Budé la palingénésie, soit la résurrection et la régénération, ne peut être que politique et c’est pourquoi elle est menée par Hercule et non pas par Mercure. Ces idées en bourgeons dans le De asse et l’Institution, sont reprises dans le De philologia et le De studio literarum.
P. 9
La preuve par Louis XII
Ainsi après avoir démontré au roi le rôle du prophète posé entre Dieu et le prince, après avoir prouvé au roi l’inutilité de la philosophie politique [26], c’est l’exemple du règne de Louis XII qui sert Budé à convaincre son interlocuteur royal. En effet le règne de Louis XII est l’ultime et la plus tangible preuve du lien étroit qui existe entre succès politique et éclosion de la connaissance, ou plus exactement dans le cas de Louis XII, entre désastre politique et absence de vision culturelle. Cet exemple très concret pour François Ier doit lui servir d’avertissement.
Dans le De philologia Budé condamne à couvert Louis XII, mais précédemment – en particulier dans l’épilogue du De asse – il n’avait pas hésité à laisser ouvertement exploser sa joie à la mort du ‘père du peuple’ qu’il juge grossier et criminel. L’oubli dans lequel sombre Louis XII illustre aux yeux de Budé la conséquence immédiate d’une politique qui n’a su reconnaître les ‘bons et francs esperitz’ qui se sont ‘assopiz par non chaillance et endormiz en désespoir de mieulx avoir ou este plus avancez pour bien faire’ (fol. 5r). Dans le De philologia il réitère ces accusations en visant une certaine ‘coalition criminelle et néfaste’ qui avait plongé les lettres dans des ‘ténèbres cimmériennes’ [27]. Budé condamne en particulier l’attitude de ‘xenomania’ qui caractérisait le gouvernement de Louis XII, c’est-à-dire le choix systématique de poètes et artistes étrangers. Non que Budé déprécie la valeur des Italiens mais pour ‘ranimer’ la gloire de la France, pour faire renaître son prestige on ne saurait se contenter de ‘produits importés’. C’est ainsi que l’on peut comprendre les louanges d’un passionné de lettres grecques et latines pour les moralités et les sotties françaises qu’il préfère aux médiocres Fausto Andrelini, Ludovico Heliano ou autres Giovanni Armoni Marso qui jouissent des faveurs de la cour, au temps du roi Louis XII, et ce pour l’unique mérite d’être Italiens [28]. Cette condamnation n’est pas à dissocier de l’impitoyable jugement de Louis XII. Au terme de ce règne le peuple meurt de faim étouffé par des taxes excessives et les gens d’Eglise et les magistrats sont corrompus et immoraux [29]. Louis XII n’a pas exercé l’autorité qui lui revenait et a à tort délégué les décisions fiscales, militaires et culturelles à des incapables [30]. La légendaire popularité de Louis XII – qui lui a valu l’affection du peuple et le surnom de ‘père du peuple’ – est totalement absente du tableau que peint Budé. Dans le De philologia l’avarice et l’échec de Louis XII jouent le rôle de constante mise en garde
P. 10
et contrastent avec la libéralité du roi louée par un Budé très flatteur. En prophète il voyait déjà en 1515 la venue de François Ier comme l’amendement de ce qui avait précédé, comme un signe des cieux : Ce fut en un seul jour un si grand changement […]. À voir les sentiments qui se peignaient sur les visages on aurait dit que l’État avait rompu avec un long mauvais sort, et ces jours de deuil furent comme des jours de fête. Deux jours s’écoulèrent dans une exaltation et une allégresse depuis longtemps oubliées [31]. C’est cet événement inespéré qui bouleverse Budé et l’amène à prendre le chemin de la cour. Il n’est peut-être pas fortuit de rappeler que la date du retour de Budé coïncide avec la candidature de François Ier à l’Empire. Budé trouve en François Ier une ambition qui faisait défaut à Louis XII, mais surtout le jeune roi déclare apprécier et être prêt à soutenir la cause de la philologie à laquelle Louis XII était resté indifférent. Budé s’engage à interpeller le roi François Ier en le convaincant que les richesses et la puissance de son royaume ne valent rien s’il n’obtient pas la reconnaissance de la mémoire.
C’est donc au pouvoir qu’il incombe de provoquer une renaissance littéraire et artistique, une réforme culturelle et politique pour la gloire des belles lettres et du souverain. Budé refuse de laisser aux mains de la noblesse et de la nouvelle bourgeoisie le sort du royaume. L’État doit faire fleurir rhétorique et éloquence, soutenir poètes et orateurs, historiographes et artistes. Car ce n’est pas tant l’aide financière que veut susciter Budé qu’un bouleversement du climat culturel. À ses yeux la transformation des esprits, la redéfinition du légitime ne peut se faire qu’avec l’aide du pouvoir. Seul le mécénat étatique est en mesure d’entreprendre une réforme de telle envergure. Ainsi la négligence de Louis XII est criminelle. Quoique les écrivains aient continué à écrire, les artistes à produire, les humanistes à animer la vie culturelle, et les mécènes bourgeois ou nobles à subvenir à leurs besoins, tout ceci n’a pu combler les conséquences de l’indifférence du pouvoir qui a plongé la France dans le silence.
Le prince idéal
La conception d’un État-mécène par Guillaume Budé ne prétend pas faire des poètes de vils agents publicitaires prêts à faire la réclame de toute marchandise. Car non seulement les bons poètes ne sauraient être courtisans à la solde du pouvoir, mais le roi a également le devoir de se montrer digne à leurs yeux, comme ceux-ci ont le devoir d’éveiller l’étincelle divine que Dieu place en l’âme du roi. Le roi, dit Budé ‘est à présumer […] si parfaicz en prudence et noblesse et équité’ (fols 7v-8v), c’est-à-dire que le roi est ‘à présumer’ potentiellement digne de renommée. Mais cette ‘potentialité’ n’est réalisée qu’avec l’aide du poète. De sorte que les moines de Saint-Denis, par exemple, ne sont pour Budé que de faux prophètes, car ils ne savent déceler les indices divins présents dans l’histoire, ni éveiller l’ambition royale, ni donner au royaume de France le prestige que celui-ci mérite [32]. Les moines chroniqueurs ne
P. 11
peuvent lire le projet divin, car ils ne savent tout simplement pas écrire. Leur œuvre, en effet, si médiocre du point de vue de la langue et de la rhétorique ne peut-être que rejetée par un Budé, fin philologue et latiniste pédant. Du reste, il se présente comme leur anti-thèse, soit comme le seul vrai messager des dieux, un homme mercurial dont le roi a besoin pour s’assurer que l’histoire garde mémoire de ses exploits et sanctifie son histoire (fol. 34r). Un homme mercurial qui puisse introduire son nom dans le monde enchanté de l’histoire chargée de sens.
Cet homme qui peut apporter la fortune est nécessairement un homme envers lequel on a des devoirs qui s’assimilent au culte religieux. Le modèle de Budé est ici celui du roi Eudamida qui sacrifiait aux muses avant le combat afin que ses victoires soient éternisées (fol. 46v). Si ce roi lacédemonien, qui n’est pas un roi absolu mais un roi dont l’autorité est soumise aux décisions de son conseil (semblable comme le note Budé au régime de la République vénitienne), et qu’il comprend le bénéfice du mécénat, à plus forte raison le roi Très Chrétien (qui règne par élection divine) devrait remplir sa délicate tâche de distinguer les véritables poètes des faux prédicateurs. La moindre erreur – rappelle Budé – est punie par l’oubli alors que l’encre de la véritable éloquence ne s’efface ‘pas de mille ans’ (fol. 94r).
À l’inverse de Claude de Seyssel, qui ne nie pas le caractère divin de l’élection royale, mais ne considère pas que cela octroie au roi une quelconque supériorité en matière légale et certainement pas en matière esthétique, Budé présume le roi du fait de son élection divine excellent dans ses choix politiques et donc à plus forte raison dans ses choix culturels [33]. Pour Budé, le roi idéal honore les poètes et les orateurs de la même manière qu’il élève les ducs et les comtes (fol. 5v). Le roi se doit de les rémunérer généreusement comme le fit, par exemple, l’empereur Vespasien qui payait de grasses pensions équivalentes à 2 500 ‘escus couronnes’ selon le savant calcul de Budé (fol. 9v). L’importance des orateurs, historiens et poètes explique pourquoi eux aussi entrent dans la postérité. Euripide, en effet, n’est pas moins glorieux qu’Archelaus, Cicéron que César, et la liste est longue sous la plume de Budé qui évoque Thucydide, Ménandre, Virgile, Horace, Tite-Live et d’autres.
Mais si on considère l’engagement de Budé uniquement motivé par le projet de fonder une ‘demeure pour les lettres latines et grecques’ et une maison de muses, on peut sans hésiter parler d’échec. Ses efforts et ses sacrifices ne sont en aucune mesure proportionnés avec les résultats obtenus, et en fin de compte après des années de lutte qu’obtient-il ? L’aval officiel du roi aux études grecques et latines alors que l’enseignement du grec précède l’institution des Lecteurs Royaux [34]. C’est un geste purement symbolique de légitimation que donne le roi et non un soutien concret et significatif.
P. 12
Problématique mobilisation des humanistes
Pour ses propres besoins Budé aurait beaucoup plus aisément trouvé un financement hors de la cour, qui, du reste, tient bien peu ses promesses. On s’étonne d’autant plus de son attitude qu’elle est toute contraire aux humanistes français contemporains qui préféraient se tourner vers des bienfaiteurs privés, et avaient usage de se dédicacer mutuellement leurs ouvrages, ignorant bien souvent leurs princes [35]. Or Budé dédie presque systématiquement les siens au roi et s’acharne à susciter le mécénat d’État. Et quoiqu’il soit très tôt conscient que lorsqu’il ‘cesse d’être visible au roi, son zèle et son enthousiasme tiédissent ou se refroidissent complètement’ [36], il persiste et continue à suivre la cour.
Ainsi Budé s’attire les foudres de ses amis humanistes ou hommes de lettres. Érasme, fort jaloux de son indépendance, refuse de s’assujettir aux subsides royales et reproche à Budé son attitude partisane. Claude de Seyssel de son côté ne pense pas non plus que l’État doive soutenir les arts. À ses yeux la culture n’a point de dimension politique, il rejette le financement public et le centralisme culturel que préconise Budé. De sorte que Budé en vient à blâmer ses amis lettrés plus que le roi lui-même. Dans une lettre à Richard Pace du 17 avril 1518, il souligne que la faute est souvent à attribuer aux savants eux-mêmes et non au pouvoir : Ce n’est pas que ceux-ci [nos rois et nos princes] interdisent l’entrée de leur cour aux savants ; ce sont les savants qui d’eux mêmes s’éloignent de la cour. Divorce funeste entre les courtisans et les esprits élégants ! [37] Le but de Budé est donc la reconciliation de la classe intellectuelle avec le pouvoir. Le De philologia et le De studio literarum sont dirigés vers les humanistes. C’est un appel que lance Budé pour les mobiliser. Il cherche à les convaincre que l’isolement nécessaire à la création est également la perte de la cause humaniste et la tragédie d’une histoire qui resterait sans eux dénudée de sens. La croisade de Budé est ainsi aussi bien tournée vers la cour que vers les humanistes qui la désertent. Budé depuis le décès de Louis XII croit que l’humanisme français a sa seconde chance, mais ce deuxième carrefour ne pourra être franchi qu’à condition que la politique du père du peuple soit abandonnée. La diversité des acteurs dérange Budé. Que chaque grande famille entretienne ses artistes et rivalise avec les autres cercles d’intellectuels de savants ne lui semble pas être une émulation souhaitable. Budé refuse de considérer les dangers d’un État-mécène entraîné par les caprices d’un prince. Au contraire Budé veut démontrer au roi que le langage aux mains du politique accroît son pouvoir. Il souscrit donc au mythe que la parole du poète peut servir, sans s’asservir, à l’ambition de l’homme politique perpétuant ainsi l’illusion qu’une réforme des esprits peut être menée par le roi sans provoquer l’assujettissement de l’art et des lettres et que le prince et l’historien peuvent de concert contribuer à la sanctification de leur propre histoire. Il bâtit son raisonnement sur un prince mécène et vertueux et un poète psychagogue et prophète quoique l’exemple de Louis XII lui ait prouvé que la réalité est bien loin de cette utopie.
P. 13
Un dilemme pétrarquien
Toutefois Budé persiste à prêcher l’engagement du roi et des hommes de lettres. Face aux bouleversements du savoir, face aux rapports conflictuels de l’humanisme et de la scolastique, face à la renaissance des études grecques et latines, aux conséquences de l’imprimerie, il fait du mécènat d’État un principe fondamental de la politique [38]. La réalisation de l’homme politique, qui est d’atteindre l’éternité et la gloire passe nécessairement par le biais du rayonnement culturel.
En somme, au-delà du Budé philologue qui restaure la réalité de l’antiquité, au-delà du Budé chrétien mû par un profond désir de réforme morale et religieuse, du Budé qui s’interroge sur la possibilité de réconcilier la raison et la révélation, la culture païenne et la foi chrétienne, il y a le Budé ‘politique’ membre de la noblesse civile d’origine bourgeoise, ayant ses entrées à la cour en tant que secrétaire du roi, maître de requêtes, prévôt des marchands de Paris, et libraire royal, qui cherche à placer l’humaniste – soit lui-même – au sommet de la hiérarchie sociale proposant de nouveaux standards pour une noblesse humaniste civile alternative à celle de la naissance et de l’épée. Ce n’est pas tant l’indifférence du prince que combat Budé que le dédain des lettrés pour la politique. Il menace le premier de sombrer dans l’oubli et le second de laisser l’héritage d’une histoire accidentelle, dépourvue de sens.
C’est cette passion politique que l’on retrouve lorsque Budé déclare admirer l’Utopie de Thomas More. More décrit une société égalitaire et juste qui à la différence de la République de Platon ne rejette pas la poésie et la littérature [39]. L’amitié de Budé et More ne se nourrit d’ailleurs pas seulement de leur affinité religieuse, de leur commune vision économique et financière, de leur passion pour les lettres grecques et latines mais aussi de leur égal engagement politique. Car avec Utopie, More est par excellence l’intellectuel engagé qui dénonce les maux de la société. C’est cette justice non plus menacée par la rhétorique mais accrue par elle, qui charme Budé, la rhétorique n’étant dorénavant plus une sophistique, mais une science qui suscite la responsabilité culturelle des dirigeants et de l’élite politique du royaume.
Cette lecture ne met pas en cause l’interprétation religieuse favorisée par Marie-Madeleine de La Garanderie. En effet elles sont parfaitement conciliables puisque les engagements politiques et religieux de Budé ne sont pas contradictoires. La réforme des esprits que souhaite Budé, son idée que l’histoire dévoile la parole sacrée et révèle le projet divin l’amène justement à se considérer comme le messager des dieux. Sa croisade est politique aussi bien que spirituelle puisque la réforme culturelle dont il rêve doit aussi bien provoquer le désir de connaissance que ranimer la foi chrétienne. Mais ceci ne peut se faire si l’homme mercurial ne quitte sa confortable retraite, et c’est pourquoi la dimension politique et le devoir d’engagement m’ont paru essentiels dans l’idéologie budéienne. Son dialogue à la fin du De asse avec le conseiller au Parlement François Deloynes exprime bien cette hésitation obsessive de Budé, constamment déchiré entre la via contemplativa et la via studia. Ce dilemme
P. 14
place Budé directement dans le sillon de Pétrarque et plus encore dans les contradictions qui existent entre l’humanisme civique et nationaliste du quattrocento et l’humanisme dans la version presque a-politique dirais-je de cette France du début du seizième siècle.
Une croisade religieuse
En conclusion, Budé prêche aussi bien l’autorité absolue du roi que l’autorité oratoire de l’humaniste, si l’un domine l’ensemble de la législation, l’autre domine tous les aspects de la connaissance dans une égale tendance centralisatrice et encyclopédique. Derrière cette totalité il y a un but unique, à savoir, la réforme du climat intellectuel pour une révolution des âmes. Lorsque Budé quitte son existence exclusivement studieuse il est motivé par l’espoir que cette prophétie puisse enfin être comprise. L’étude est à ses yeux le tremplin qui permet l’accomplissement réel de l’homme, soit l’accomplissement spirituel de celui-ci. La persévérance de Budé est donc profondément religieuse. Il n’est plus uniquement question de ‘l’homme nouveau’ dont parlent Saint Paul et Saint Grégoire de Nazianze que Budé cite, mais d’une société nouvelle. Le projet de Budé est donc celui d’une nouvelle rédemption [40]. C’est pourquoi la vision politique de Budé ne s’assimile à aucune autre philosophie politique. La description du régime idéal est en effet un détail pour qui œuvre pour une révolution des esprits et des âmes et non des institutions. C’est ceci qui fait que Budé traite de la rhétorique et d’éloquence et non de tactique militaire ou de réforme législative et distingue ainsi sa pensée de celles de ses contemporains : More, Seyssel, Machiavel, et même Érasme. Guillaume Budé finalement cède, longtemps avant les ministres de la culture de l’Europe moderne, à la tentation d’une culture administrée par un État-mécène à qui il garantie l’éternité en échange de subsides, croyant placer ainsi le nom de la France dans le monde des lettres et sur la voie du salut. L’idéal de la vita civile pour Budé camoufle ainsi son idéal du bien dire de l’art oratoire qui est à ses yeux le seul modèle valable de l’art de bien gouverner.
Nicole Hochner
Université Bar-Ilan, Israël
Notes
[1] Pour une biographie de Guillaume Budé voir Contemporaries of Erasmus. A Biographical Register of the Renaissance and Reformation, 3 vol., éd. Peter G. Bietenholz et Thomas B. Deutscher, Toronto 1985, I, p. 212-217.
[2] Pour la datation de l’Institution voir Louis Delaruelle, Guillaume Budé, les origines, les débuts, les idées maîtresses, Paris 1907, p. 201, qui propose le début de l’année 1519, datation acceptée par Marie-Madeleine de La Garanderie dans : Christianisme et lettres profanes. Essai sur l’humanisme français (1515-1535) et sur la pensée de Guillaume Budé, Paris 1995, p. 226. Timothy Hampton évoque l’année 1517 sans s’expliquer, voir Writing from History. The Rhetoric of Exemplarity in Renaissance Literature, Ithaca 1990, p. 34.
[3] Comme Budé l’écrit à Érasme le 1er mai 1516, dans : Marie-Madeleine de La Garanderie, La Correspondance d’Érasme et de Guillaume Budé, Paris 1967, p. 57. Sur la carrière de Budé voir David O. McNeil, Guillaume Budé and Humanism in the Reign of Francis I, Genève 1975, p. 93-108.
[4] Bude, Opera, 4 vol., Bâle 1557 ; fac-similé, Farnborough 1966, II, p. 303.
[5] Gilbert Gadoffre, La Révolution culturelle dans la France des Humanistes, Genève 1997.
[6] Budé était en effet motivé par la conviction qu’il ne pouvait y avoir un conflit irréductible entre la foi et la sagesse antique. Sa dernière œuvre le De transitu Hellenismi ad Christianismus publiée en 1535 plaide la réconciliation des études classiques et de l’orthodoxie chrétienne. Les importantes recherches de Marie-Madeleine de La Garanderie tendent à prouver que toute l’œuvre de Budé pivote autour de la possibilité de ‘transitus’ entre les deux. La Garanderie parle aussi de ‘transmutation alchimique’ et de ‘dialectique verticale’ (voir n. 2), p. 387.
[7] McNeil (voir n. 3), p. 89-91 ; Gadoffre (voir n. 4) et Les Origines du Collège de France (1500-1560), dir. Marc Fumaroli, Paris 1998.
[8] Donald Kelley, Foundations of Modern Scholarship, Law and History in the French Renaissance, New York 1970, p. 54-85 ; et Michael L. Monheil, « Guillaume Budé, Andrea Alciato, Pierre de l’Estoile : Renaissance Interpreters of Roman Law », dans : Journal of the History of Ideas 58/1 (1997) p. 21-40.
[9] Les principaux commentaires de l’Institution sont Milosh Triwunatz, Guillaume Budé’s De l’institution du prince : Ein Beitrag zur Geschichte der Renaissancebewegung in Frankreich, Leipzig 1903 ; Delaruelle (voir n. 2), p. 199-220 ; La Garanderie (voir n. 2), p. 226-229 ; McNeil (voir n. 3), p. 37-48 ; Hampton (voir n. 2), p. 31-47 ; Claude Bontems dans : La France des XVIe et XVIIe siècles, Paris 1965, p. 13-76 ; et la brève étude de Michael Heath, « The Education of a Christian Prince : Erasmus, Budé, Rabelais and Ogier le Danois », dans : Humanism and Letters in the Age of François 1er : Proceedings of the Fourth Cambridge French Renaissance Colloquium, 19-21 September 1994, Philip Ford et Gillian Jondorf (éd.), Cambridge 1996, p. 41-54.
[10] Voir William F. Church, Constitutional Thought in Sixteenth Century France. A Study in the Evolution of Ideas, Cambridge 1941, p. 61-63 ; et Nannerl O. Keohane, Philosophy and the State in France. The Renaissance to the Enlightenment, New Jersey 1980, p. 58-61.
[11] Delaruelle (voir n. 2), ch. 6.
[12] La Garanderie (voir n. 2), p. 311. Ces textes seront cités des éditions bilingues suivantes : L’Étude des lettres. Principes pour sa juste et bonne institution. De studio literarum recte et commode instituendo. Traduit et présenté par Marie-Madeleine de La Garanderie, Paris 1988, et La Philologie. Texte original traduit, présenté et annoté par Maurice Lebel, Sherbrooke 1989. Pour l’Institution, je me suis basée sur la version manuscrite (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. Français 5103) qui est sans doute l’exemplaire de dédicace, publiée par Bontems (voir n. 9), et dorénavant cité entre parenthèses. Pour un aperçu des autres éditions de l’Institution voir Guy Guedet, « Guillaume Budé, parrain d’« encyclopédie » ou le vrai texte de l’Institution du Prince », dans : Génie de la forme. Mélanges de langue et de littérature offerts à Jean Monrot, Nancy 1982, p. 87-92. Guedet soutient que Budé aurait révisé et enrichi son texte en 1522, cette seconde version serait celle imprimée en 1547 par Jean Foucher. Une autre édition, également de 1547, imprimée par Nicole Paris et Jean de Luxembourg existe en fac-similé, Farnborough 1966.
[13] Quoique Bontems nuance un peu sa pensée lorsqu’il avoue dans une note de bas de page que ‘l’ouvrage manque de rigueur quant à l’exposition des idées’, Bontems (voir n. 9), p. 11, note 3.
[14] Je n’accepte donc pas la proposition de La Garanderie que Budé présenterait une ‘sorte de vitrine de l’histoire qui, par sa seule existence, démontre le pouvoir de l’histoire’, La Garanderie (voir n. 2), p. 228.
[15] La Correspondance (voir n. 3), p. 89 : Lettre de Guillaume Budé à Érasme du 26 novembre 1516 (à propos des digressions du De asse) ‘Ce dont je te supplie pourtant, c’est de ne pas me faire grief d’avoir en un ou deux endroits fait des digressions un peu longues, et d’avoir inséré ces pensées dans certaines fissures de mon texte comme des ornements rapportés, qui n’auraient pas trouvé une place aussi favorable dans des ouvrage nommément dédiés à un personnage particulier ; ce dont tu as bien jugé’.
[16] La Correspondance (voir n. 3), p. 84. Le style figuré à l’excès de Budé a été commenté par tous ses lecteurs, depuis Louis Le Roy jusqu’à M. M. de la Garanderie, voir par exemple Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris 1994, 447-450 ou Barbara C. Bowen, « Rabelais’s unreadable books », dans : Renaissance Quarterly 48/4 (1995) p. 742-748.
[17] Budé, La Philologie (voir n. 12), p. 133.
[18] Marc-René Jung, Hercule dans la littérature française du XVIe siècle. De l’Hercule courtois à l’Hercule baroque, Genève 1966, p. 73-76 qui fait référence à la version de Lucien dont Budé fit une traduction dans ses Annotationes in Pandectas (voir n. 8), III, p.169-70. On trouve des références à Hercule dans pratiquement toutes les œuvres de Budé, cependant sa source n’est pas toujours Lucien, il s’inspire également de Xénophon qui met en scène Hercule à la croisée des chemins entre vice et vertu et l’Hercule ‘Alexicacus’ qui chasse le mal, voir La Garanderie (voir n. 2), p. 280. Pour une autre interprétation voir Hampton (voir n. 2), p. 42-45.
[19] Sur Mercure voir La Garanderie (voir n. 2), p. 281-284.
[20] Gadoffre (voir n. 4), p. 279.
[21] La Garanderie (voir n. 2), p. 228.
[22] Voir la gravure de l’Hercule François tenant le peuple enchaîné à sa langue de Geoffroy Tory, Champ Fleury, Paris 1529, 3v reproduit dans Jung (voir n. 18), p. 74.
[23] Voir l’ironie de Budé à propos de la soi-disante utilité de la philosophie politique, fols. 110v-111r. Pour l’utilité et la force de l’éloquence voir fols. 22v-25r.
[24] A propos du parrallèle Cicéron/Budé voir J. H. M. Salmon, Renaissance and Revolt. Essays in the Intellectual and Social History of Early Modern France, Cambridge 1987, p. 31-34.
[25] Budé, La Philologie (voir n. 12), p. 105, p. 112.
[26] Voir Budé, La Philologie (voir n. 12), p. 200-201, p. 212-213. À la fin de ce dialogue où Budé converse avec le roi pour le convaincre d’entreprendre une réelle réforme culturelle, un interlocuteur intervient pour remettre en cause l’utilité des études et des arts (‘Combien peu leur ont servi leurs fatigues et leurs veille’). Cette irruption inopinée d’un troisième personnage permet à Budé de confronter (ultimement) la critique qui dénigre l’utilité de l’investissement royal pour sa cause. Budé tente de prouver que l’éloquence est plus puissante que la médecine même puisqu’elle peut ressusciter les morts (214-215). Voir aussi Gadoffre (voir n. 4), p. 160.
[27] Budé, La Philologie (voir n. 12), p. 26-27, p. 30-31, p. 90-91, p. 216-217, p. 220-221. Voir aussi Budé, L’Étude des lettres (voir n. 12), p. 82-83, p. 164-167 où Budé parle en termes de ‘déluge’ et de ‘désastre’.
[28] Budé (voir n. 8), II, p. 22, p. 174-175.
[29] Budé (voir n. 8), II, p. 166-168, p. 170-171, p. 288.
[30] Budé (voir n. 8), II, p. 24, p. 170-171 ; Delaruelle (voir n. 2), p. 167-170 ; et McNeil (voir n. 3), p. 31-32.
[31] Budé (voir n. 8), II, p. 303. La traduction est empruntée à Jacques Poujol, L’Évolution et influence de l’idée absolutiste en France de 1498 à 1559, diss. Paris-Sorbonne 1955, p. 201.
[32] Budé, L’Étude des lettres (voir n. 12), p. 54-55 : ‘La faculté de s’exprimer correctement avec une élégante richesse, ne concerne pas seulement l’orateur, comme on le croit généralement ; elle s’étend aussi à tous les secteurs du cercle des disciplines […] En effet, sans cet art du langage, quelle science, quelle activité [noble, il s’entend] est susceptible de moissonner fût-ce une seule gerbe de gloire ?’ Voir aussi p. 66-67.
[33] Dans le De philologia Budé loue à maintes reprises les qualités du roi (voir n. 12), p. 188-189. Voir également La Garanderie (voir n. 2), p. 221 et une lettre à Christophe de Longueil du 6 janvier 1521 dans : Budé (voir n. 8), I, p. 308.
[34] Jean Irigoin, « L’enseignement du grec à Paris, manuels et textes », dans : Fumaroli (voir n. 6), p. 391-404.
[35] Eugen F. J.-R. Rice, « The Patrons of the French Humanism, 1490-1520 », dans : Renaissance Studies in Honor of Hans Baron, Anthony Molho et John Tedeschi (éd.), Florence 1971, p. 689-702.
[36] Lettre à Longueil du 6 janvier 1521, dans : La Correspondance (voir n. 3), p. 231.
[37] Cf. La Garanderie (voir n. 2), p. 222.
[38] Dans le De philologia Budé parle même d’intérêt d’État (voir n. 12), p. 102-103.
[39] Voir à ce propos Budé, L’Étude des lettres (voir n. 12), p. 110-111.
[40] La Garanderie (voir n. 2), p. 302-303.