Entretien avec Monique Chatenet
Monique Chatenet, Caroline zum Kolk
Comment citer cette publication :
Monique Chatenet, Caroline zum Kolk, Entretien avec Monique Chatenet, Paris, Cour de France.fr, 2011. Interview publiée en ligne le 1er mai 2011 (https://cour-de-france.fr/article1911.html).
Monique Chatenet, historienne de l’art, est conservateur en chef du Patrimoine au Centre André Chastel (CNRS Paris). Ses recherches et publications portent sur l’architecture française du XVIe siècle, notamment dans ses rapports avec la vie de cour, et sur la société de cour au XVIe siècle. Son dernier livre, Fastes de cour. Les enjeux d’un voyage princier à Blois en 1501, est paru en 2010 (voir le compte rendu de l’ouvrage).
Jeunesse et formation
C. zum Kolk : Pourriez-vous nous parler de vos études, de votre formation, avant d’aborder vos recherches sur la cour de France au XVIe siècle ?
Monique Chatenet : Je suis tombée dans l’histoire toute petite, comme Obélix dans le chaudron, puisque mon père et ma mère étaient archivistes paléographes et que je suis née à Blois, Loir-et-Cher, au beau milieu des châteaux. Mon père s’intéressait beaucoup à l’architecture, et en particulier à Chambord, puisqu’il a écrit une grande monographie sur ce château [1]. Donc, je n’ai pas fait dans l’original, j’ai suivi la voie familiale et mon premier travail personnel, dont le sujet a été choisi conjointement par André Chastel [2], mon professeur, et par mon père, portait sur le château de Châteaudun.
C. zum Kolk : Sous quel aspect avez-vous étudié Châteaudun ?
Monique Chatenet : J’ai fait d’abord une étude archéologique du château et j’ai étudié les façades, puis je me suis demandée ce que je devais faire. Je suis allée voir André Chastel qui m’a dit : « Faites une étude des cheminées ». C’était dans les années 1968-1970, c’est à peu près ce qu’on faisait à l’époque comme étude d’intérieur d’un château. Je pense que cela m’a laissé un sentiment d’insatisfaction ; j’aurais voulu pouvoir aller plus loin et cerner ce qui m’intriguait dans ces espaces magnifiques. Cette frustration a beaucoup déterminé par la suite mes recherches personnelles.
C. zum Kolk : Vous étiez donc élève d’André Chastel ?
Monique Chatenet : Oui, je suivais ses cours à la Sorbonne, à l’Institut d’art et d’archéologie de la rue Michelet. J’y ai passé ma licence. A l’origine je voulais être médiéviste, mais le professeur avec qui il fallait travailler, c’était Chastel, LE spécialiste de la Renaissance italienne ; il n’y avait pas de grand médiéviste à ce moment-là à l’Institut d’art. Alors j’ai choisi un château du XVe siècle, à cheval entre le Moyen Âge et la Renaissance. Choix appuyé par mon père qui savait qu’il y avait des textes, les registres de notaires de Châteaudun, et qui m’a dit : « Je t’apprendrai à lire ce type de documents, ça te servira pour la vie. » J’ai donc appris la paléographie et effectivement, après je n’ai jamais eu peur d’aller chercher les textes dans les archives. Quand on sait la difficulté que cela présente pour les jeunes gens qui sont très inhibés par les documents du XVIe, et même du XVIIe siècle, parce qu’ils n’arrivent pas à lire trois mots, j’ai eu une chance extraordinaire. C’est pour ça que j’ai toujours essayé d’aider les jeunes chercheurs à faire au moins les premiers pas pour arriver à lire les textes.
C. zum Kolk : Qu’est-ce qui caractérisait l’enseignement d’André Chastel ? Qu’est-ce qui a été pour vous exceptionnel ?
Monique Chatenet : Chastel faisait beaucoup de choses. Il était assez inégal dans ses cours : de temps en temps on sentait qu’il avait peu préparé, et une autre fois c’était totalement génial. Ce qui m’a marqué ? Deux choses. D’abord, la mise en doute des idées reçues : la manière qu’a un grand professeur de savoir ce qui est plausible et ce qui n’est pas plausible. Ce qu’on peut admettre quand on est historien de l’art, jusqu’où on peut aller, où il faut s’arrêter. Ça a été une grande leçon. Chastel – je ne sais pas si vous voyez sa tête ? – il avait une moustache et quand les pointes de la moustache étaient tournées vers le bas, on savait qu’on avait dit une bêtise. Parce que, naturellement, quand on est un jeune chercheur, on enfonce des portes ouvertes, on fait la découverte du siècle ! – alors que ce sont des choses connues depuis toujours [rire].
La deuxième chose, c’était son extraordinaire curiosité. Son emploi du vocabulaire architectural faisait rigoler tous ses étudiants (Blunt faisait pareil d’ailleurs), il disait « machin », « truc »… il disait un mot pour un autre.
Chastel avait une grande sensibilité pour voir ce qui était beau et surtout une espèce d’instinct pour saisir ce qui était intéressant. Et puis il a toujours poussé ses étudiants à creuser leur propre sillon. Quand je suis arrivée avec mes idées sur la distribution de Saint-Germain et la vie de la cour de France, il les a acceptées tout de suite, alors que c’était complètement bizarroïde, ce genre de choses, quand on faisait de l’histoire de l’architecture.
C. zum Kolk : Vous avez fait très tôt la rencontre d’un autre personnage important pour la recherche sur la Renaissance, Jean Guillaume.
Monique Chatenet : Oui, je suis entrée en contact avec Jean Guillaume par André Chastel. Guillaume était un jeune collègue de Chastel que celui-ci considérait comme quelqu’un qui apportait vraiment quelque chose à l’histoire de l’architecture. C’était quelqu’un de très dynamique, qui avait créé avec l’appui de Chastel au Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance à Tours un département d’Histoire de l’architecture de la Renaissance européenne. C’était une idée conjointe de Chastel et de Guillaume. Donc à partir des années 1970, sur un sujet ou sur un autre, on a commencé à échanger des idées et, beaucoup plus tard, à organiser un colloque.
J’ai écrit mon premier article sur Châteaudun en 1972 [3], et je l’ai envoyé à Jean Guillaume, qui était pour moi une sorte de dieu ou de demi-dieu… Il m’a répondu avec une lettre de trois pages pour m’expliquer exactement ce que j’avais fait de bien et de moins bien… Pour un jeune chercheur c’était extraordinaire, extraordinaire ! Donc, j’avais trouvé quelqu’un qui était intéressé par ce que je faisais. Chastel l’était aussi peut-être, mais Chastel était au-dessus de la mêlée.
Une dizaine d’années plus tard, j’ai fait un exposé à Tours au séminaire de Jean Guillaume sur la distribution de Saint-Germain-en-Laye. Ç’a eu l’air d’intéresser les gens qui étaient autour de la table, et c’est de là qu’est né le travail avec Anne-Marie Lecoq et Françoise Boudon. Tout le monde s’est mis à travailler un peu dans le même sens.
Le renouveau de l’étude des résidences
C. zum Kolk : En regardant les articles sortis dans quelques revues françaises dans les années 1950-1970, dont la Revue de l’Art, on voit paraître des travaux sur les fêtes et les cérémonies, dans le domaine des lettres on aborde régulièrement la littérature de la cour et les salons… mais il ne semble pas exister un domaine en histoire de l’architecture qu’on pourrait appeler « étude de résidences ».
Monique Chatenet : Non, je dois dire – enfin, ce n’est pas très modeste – qu’avant les années 1980, l’étude des résidences comme un lieu à habiter, ça n’existait quasiment pas, en tout cas pour l’époque que j’étudie.
C. zum Kolk : Il y avait des études d’une pièce, d’un décor... Peut-on dire ça ?
Monique Chatenet : La préface que Jean Guillaume a écrite pour mon livre sur la cour de France décrit assez bien toutes ces étapes [4]. Au début, on était dans les typologies : on essayait par exemple de faire la typologie de la galerie. On avait seulement oublié que la galerie, ce n’est pas un endroit isolé : on y entre par un bout, on en sort par un autre, c’est une partie d’un circuit. Ce qui est important, c’est de savoir où elle se place dans le circuit, et non pas si le décor est symétrique ou non. C’est de comprendre que l’espace intérieur, c’est une succession de pièces et qu’il y a un ordre, qu’on entre par un endroit et qu’on sort par un autre. Il faut voir cela de manière dynamique.
C’est au sein d’une autre institution fondée par Chastel, l’Inventaire général [5], que j’ai trouvé ma source d’inspiration. L’Inventaire a été créé par André Malraux, avec Chastel, dans les années 1960. Il était chargé de toute une série de recherches. Quand on est arrivé aux recherches urbaines ç’a été important pour moi. Je pense en particulier à l’équipe qui était à Montpellier, et à un chercheur assez génial de cette équipe, Bernard Sournia, qui m’a dit : « Pour comprendre une demeure, il faut suivre le parcours. » À Montpellier, il n’y a pas de façade (en tout cas pas sur rue, il y en a sur cour, mais pas sur rue) et pour comprendre il faut suivre l’épine dorsale d’une demeure, qui est le parcours que suit le visiteur depuis l’espace public jusqu’aux pièces les plus privées. Effectivement, c’est la clé qui manquait à toutes les études architecturales. On voit très bien que, dans des pays où on n’a pas encore l’habitude d’étudier les résidences en tant que telles, c’est justement cette notion-là qui n’est pas intégrée. Ce qu’il y a d’important, c’est l’idée de parcours et d’espace. Une fois qu’on a fixé ça, on peut voir la forme.
C. zum Kolk : Vous avez parlé du fait qu’à Châteaudun, vous avez été amenée à faire une étude où l’archéologie était présente.
Monique Chatenet : Tout dépend de ce qu’on appelle archéologie : j’emploie ce mot dans le sens de la Société française d’archéologie, c’est-à-dire : faire une étude sans toucher à l’architecture, mais une étude très minutieuse de ce qu’on voit. Pour arriver à déterminer comment le bâtiment s’est construit, et en combien de phases.
Il y a toujours eu en France une école très forte d’archéologie — au sens de l’examen des bâtiments pour comprendre la chronologie de leur construction — ce qui est une chose tout à fait essentielle pour comprendre ensuite leur distribution. Parce que ce qui a été souvent le plus bouleversé, ce sont les distributions intérieures. L’étude monumentale à ce sujet est celle de Françoise Boudon et Jean Blécon sur Fontainebleau [6]. Si l’on veut savoir ce qu’est une étude pour arriver à restituer la distribution d’un château, c’est ça... Je me souviens que j’avais un peu lancé Françoise là-dessus parce que je voyais que c’était absolument infaisable et que, quand c’est vraiment infaisable, il n’y a qu’elle qui peut s’en tirer (rire). Avec Jean Blécon qui est architecte, parce qu’il faut toujours tout mettre sur un plan. Il faut à la fois l’historien et l’architecte pour traduire concrètement sur un plan ce qu’on trouve. J’ai fait la restitution du château de Madrid [7] avec Jean Blécon. Quand je ne savais pas très bien où se situait quelque chose et que je lui tenais un beau discours, il me disait : « Mais où est-ce que je le tire, mon trait ? C’est très joli, vos discours, mais la porte était à droite, à gauche, au milieu ? » [rire]
C. zum Kolk : Après votre maîtrise sur le château de Châteaudun, vous avez passé un certain nombre d’années à l’étranger. Est-ce que ces voyages ont eu une influence sur votre manière de voir la société de la France du XVIe siècle (voire de celle d’aujourd’hui) ?
Monique Chatenet : Oui, il est sûr que, quand on a passé dix ans loin de chez soi, on a le sentiment d’une distance, et on l’a très agréablement. C’est très agréable de ne pas être directement concerné par les bêtises qui arrivent dans votre pays [rire]. On acquiert un certain détachement vis-à-vis de son pays. Quand on est dans un autre pays, la première année on ne comprend pas, on cherche ses marques, et on finit par trouver au bout d’un an comment fonctionne la société, que ce soit la Tunisie ou le Canada, qui étaient deux endroits très différents, deux sociétés très différentes. Les gens y sont d’évidence aussi logiques que nous, simplement, les données du problème sont différentes. Quand on commence à percevoir leur logique, ça devient très intéressant en soi. Je pense que ça permet ensuite de comprendre des sociétés éloignées non pas géographiquement, mais dans le temps. Je me souviens d’être allée au Yémen, et là j’ai eu la révélation de ce que pouvaient être les dîners des officiers de bouche à l’époque de François Ier. Parce qu’il y avait toute une série de choses, toutes une série de rituels, et c’était très facile à décrypter, j’étais tout à fait à l’aise. Ca m’a servi dans les deux sens, à la fois pour comprendre une société ancienne de cinq cens ans, et pour comprendre mes lointains collègues du Yémen, d’Ethiopie ou d’Asie du Sud-Est. C’est très agréable, cette distance. Effectivement, j’ai appris cela entre 25 et 35 ans. C’est là où il y a un grand trou dans ma bibliographie, entre 1972 et 1981.
C. zum Kolk : Vous avez préparé votre thèse sur le château de Madrid pendant ces années, en choisissant comme période d’étude le règne de François Ier, à laquelle vous restez fidèle pendant de longues années. Qu’est-ce qui explique ce choix ?
Monique Chatenet : Si on voyage dans le temps il faut garder un fil conducteur… Si on reste à une même période, on peut élargir l’horizon et ensuite balayer très large. C’est ce que j’ai essayé de faire, en m’intéressant à la chasse, à l’équitation, à toutes les formes de la société de cette époque-là, parce que je trouvais cela enrichissant. C’est seulement maintenant que je regarde du côté des Bourbons, d’Henri IV, et que j’essaie de comprendre la suite.
Pourquoi François Ier ? Il y a des choix imposés, si vous voulez. J’ai choisi comme sujet de thèse le château de Madrid parce que je trouvais que c’était un « ovni » absolument fascinant. Avant, j’avais pensé travailler sur les châteaux du XVe siècle en Anjou. Mais ce n’était pas faisable matériellement, il me fallait un sujet parisien que je puisse trimballer parce que je savais que j’allais voyager. Un château disparu a l’avantage de pouvoir être emmené partout, une fois qu’on a bien vu les fonds d’archives. Donc, je l’ai emmené au Canada et ailleurs. J’avais fixé mes intérêts sur l’architecture du règne de François Ier. Il faut bien voir que je suis historienne de l’architecture. Qui a été un grand créateur d’architecture ? François Ier. Comme je partais du Moyen Âge et que je suis née dans le Val de Loire, c’était quelque chose qui restait tout à fait compréhensible pour moi. Donc, j’ai constitué et élargi mon pré carré comme ça.
C. zum Kolk : Est-ce qu’il y a d’autres personnages du XVIe siècle qui vous ont fascinés ou attirés ?
Monique Chatenet : François Ier ne m’a pas tellement attirée au départ. C’est quand j’ai étudié les archives diplomatiques de Mantoue et de Ferrare que j’ai découvert sa personnalité. Avant, je voyais ses créations architecturales, mais le personnage m’échappait complètement.
C. zum Kolk : Pourquoi êtes-vous allé en Italie pour consulter ces archives ?
Monique Chatenet : Il y a eu la publication de Tamalio sur les archives diplomatiques de Mantoue des années 1515-1516 [8], ç’a été le point de départ. Et il y a eu Robert Knecht [9], qui m’a dit que c’était formidable, et Jean Guillaume [10] qui m’a dit que là, il voyait le XVIe siècle. Quand je suis allée à Mantoue, je pensais que j’allais trouver des tas de choses sur les châteaux de François Ier, et je n’ai jamais trouvé quoi que ce soit, en positif ou en négatif, sur l’architecture. En revanche, j’y ai trouvé le fonctionnement de la cour. On entre par telle pièce, on sort par telle autre. C’était une époque où je cherchais désespérément des textes qui expliquent comment on vivait dans les châteaux. J’avais étudié Saint-Germain, j’avais regardé tout ce que je pouvais trouver sur les règlements de la cour, sur l’organisation de la cour, sur les maisons royales, donc je savais à peu près comment ça fonctionnait, mais ce qui manquait, c’étaient des récits qui me disent « le roi entre par telle porte » etc. Donc, je ne me suis pas laissée décevoir par le fait que je ne trouvais pas ce que j’étais venue chercher et j’ai tout de suite compris que j’avais trouvé autre chose. C’est comme ça qu’est né le livre sur la Cour de France. Ce qu’il y a de merveilleux avec les archives, c’est qu’on n’y trouve jamais ce qu’on pense y trouver, mais qu’on y découvre autre chose !
C. zum Kolk : Après votre retour en France vous avez travaillé à l’Inventaire. A cette époque commence à apparaître un sujet nouveau dans vos travaux. Prenons l’exemple de votre article « Pour la représentation d’un hôtel de ville [11] ».
Monique Chatenet : Cet article est lié à mon travail à l’Inventaire, aux recherches que j’ai commencé à faire sur la région d’Etampes à titre professionnel. L’étude de la ville d’Etampes, a donné un livre collectif de l’Inventaire [12]. J’ai appris énormément de choses parce que quand on travaille sur une ville, on regarde tout, ce qu’on ne peut pas faire quand on travaille sur un bâtiment privé, en particulier les archives municipales.
C. zum Kolk : Est-ce que ça joue un rôle pour ce que vous avez fait ensuite, ouvrir l’enquête non pas seulement sur le bâti mais aussi sur la vie sociale ?
Monique Chatenet : Quand on fait ses études universitaires, on creuse son sillon. Quand on fait des études dans le cadre d’une mission de service public, on étudie ce qu’on vous demande d’étudier, au cas particulier il s’agissait d’une ville, Etampes. Certes, je trouvais un petit peu frustrant de faire tant de recherches pour quelque chose qui, au départ, ne me passionnait pas, mais finalement j’ai trouvé un grand intérêt à ce que je faisais. J’ai étudié l’architecture du XIXe siècle que je n’aurais jamais étudiée sans cela, j’ai étudié l’architecture publique, les prisons, les hôtels de ville, les hôpitaux et puis les maisons, les auberges, la ville, l’espace urbain. Cela m’a extraordinairement enrichie et j’ai conforté aussi mon idée que les fonctions, les circulations, les espaces sont essentiels à la compréhension de l’architecture, aussi bien en liaison avec l’étude urbaine qu’avec l’étude de la Cour.
C. zum Kolk : Vous publiez en 1988 un article majeur sur la question des distributions, une étude du château de Saint-Germain-en-Laye [13].
Monique Chatenet : Oui, à ce moment-là je travaillais pour l’inventaire dans la journée, et les soirs et les week-ends je travaillais pour moi, mais forcément il y a des passerelles qui se sont créées entre les deux.
C. zum Kolk : Si j’ai bien compris, cette étude a été possible grâce à la découverte d’un document ?
Monique Chatenet : Oui. C’était le registre de comptes de travaux à Saint-Germain-en-Laye dans les années 1547-1550. Ce n’était pas en soi une découverte. Laborde, au XIXe siècle, en avait publié des extraits [14]. Quand j’ai fait ma thèse sur le château de Madrid, pour avoir un a contrario à Madrid, un château « normal » et pas un château régulier avec un plan extraordinaire, je me suis souvenue de cet exemple de Saint-Germain-en-Laye et j’ai commencé à travailler sur la publication de Laborde. Je me suis aperçue qu’il y avait de temps en temps trois points suivis d’une note : « Suit un long passage que nous n’avons pas transcrit parce qu’il est sans intérêt pour l’histoire de l’art. » Je suis allée à la Bibliothèque nationale pour lire ce qui était sans intérêt pour l’histoire de l’art, et là, j’ai trouvé la clé. En particulier les comptes de vitrerie, parce que les vitriers passaient absolument partout, les comptes pour les nattes, parce que les nattes, comme des moquettes, vous donnent les dimensions des pièces… Bref, c’est comme ça que j’ai pu restituer la distribution intérieure de Saint-Germain. Mais j’ajoute que c’était beaucoup plus facile que ce que Françoise Boudon et Jean Blécon ont fait pour Fontainebleau
C. zum Kolk : D’où l’importance de consulter les documents dans les archives, de ne pas se limiter aux éditions faites au XIXe siècle qui sont souvent sans appareil critique où incomplètes.
Monique Chatenet : Le meilleur conseil que je pourrais donner à un jeune chercheur, c’est d’aller voir systématiquement le texte original. Voir le texte et y trouver une source d’inspiration. Même des grands paléographes font des erreurs ! Maurice Roy, qui a transcrit de nombreux actes de Philibert de L’Orme, a lu « autre chambre » pour « antichambre » dans un document sur le Château Neuf de Saint-Germain, et quand on sait l’importance que peut avoir l’apparition de l’antichambre… C’est là que j’ai trouvé des choses essentielles, dans les erreurs, alors que je suis pas du tout une grande spécialiste de la paléographie. Il y a deux choses : les monuments et les sources. Les monuments vous apprennent un certain nombre de choses, et les textes, les plans, et les documents graphiques, vous en apprennent d’autres. Evidemment, pour un historien de l’architecture, les documents graphiques, c’est génial, mais il faut comprendre ce qu’ils disent, ce qu’ils ne disent pas. Il ne faut jamais avoir un regard naïf. On ne l’a pas en général sur un devis de construction parce que c’est un document technique dont on connaît les aléas, mais sur les lettres des ambassadeurs d’Italie, on peut avoir un regard naïf parce qu’on pense qu’ils savent tout. Il faut beaucoup se méfier (et se souvenir des moustaches d’André Chastel).
La représentation royale
C. zum Kolk : Une autre publication semble quitter le domaine de l’architecture : « La mise en scène de la personne royale en France au XVIe siècle. Premières conclusions [15] », publié en 1990 avec François Boudon et Anne-Marie Lecoq. C’est votre première publication commune.
Monique Chatenet : Oui, le trio Anne-Marie Lecoq, François Boudon, Monique Chatenet. Il se trouve que nous nous entendons très bien. Nous sommes trois personnalités complètement opposées : Françoise est une très grande savante plutôt introvertie, moi je suis plus comme ça [geste], et Anne-Marie, c’est une explosion d’intelligence et d’humour, et un caractère caustique. Mais nous nous sommes très, très bien entendues. En plus nous avions des spécialités différentes. Anne-Marie est une iconographe et Françoise et moi des historiennes de l’architecture. Françoise est d’une patience absolument angélique quand il s’agit de savoir si la porte est à droite, à gauche ou au milieu ; elle ira jusqu’au bout, elle passera le temps qu’il faut, elle y arrivera. Elle n’avait jamais travaillé sur ces sujets-là, et c’est à cette époque qu’elle a commencé à se passionner et qu’est né son livre sur Fontainebleau. Et puis moi, j’avais envie de comprendre le fonctionnement des choses. C’est Anne-Marie qui avait lancé l’idée de cet article. Elle était l’assistante de Chastel au Collège de France. Lors de la publication de mon article sur Saint-Germain, elle a fait pas mal de lobbying. Elle-même a écrit dans « Architecture et vie sociale [16] » une contribution tout-à-fait passionnante qu’elle a intitulé « Les courts-circuits du charpentier », sur la manière dont on fabrique les circuits pour les grandes occasions. Donc, nous nous sommes très bien entendues, et c’est une amitié qui existait déjà et qui s’est prolongée depuis. A vrai dire nous n’étions pas du tout conscientes d’avoir fait quelque chose d’important, et pourtant c’est l’article que tous les historiens citent.
C. zum Kolk : Pourquoi ?
Monique Chatenet : Parce que nous l’avons publié chez les historiens.
C. zum Kolk : Mais non ! [rire] Là, on arrive à la question des représentations ; il est vrai qu’elle émerge à cette époque. Si on regarde l’Allemagne, elle y apparaît dans le courant des recherches sur les résidences. Il y a apparemment un lien fort entre l’évolution de la recherche sur la cour et sur les résidences, et c’est assez passionnant de voir qu’en France, vous faites ce même chemin et créez ainsi un lien entre les deux disciplines. Ceci à une époque où l’histoire des Annales domine et où un courant de recherche explicite sur la Cour n’existe pas encore. On s’occupe de l’histoire de la genèse de l’Etat, ce qui n’est pas pareil...
Monique Chatenet : Je pense que là, il y a Chastel quand même. Parce que nous sommes toutes les trois en quelque sorte de l’écurie de Chastel. Et cette manière qu’il avait de nous dire : « Apportez-moi quelque chose de nouveau. »
C. zum Kolk : Il vous a incité à quitter les chemins tout tracés ?
Monique Chatenet : Ça se passait plus naturellement. Quand on lui apportait quelque chose de nouveau, il était content, il rayonnait, il sautait comme un cabri. Donc, non seulement on n’avait pas peur de chercher hors des sentiers battus, mais même on savait que ça serait bien considéré. Ensuite, je pense que l’estime réciproque entre Anne-Marie, Françoise et moi, a été très profitable, parce que nous cherchions toutes les trois à faire du neuf, quoique dans des directions différentes. C’est Anne-Marie qui a eu l’idée de nous regrouper autour de ce sujet. Ce qui est assez génial, il faut le dire.
C. zum Kolk : Ses recherches portaient sur l’image de la royauté, comment celle-ci se faisait représenter...
Monique Chatenet : Oui, c’était l’époque où elle travaillait sur François Ier imaginaire [17], donc elle était tout à fait là-dedans, et elle avait envie d’avoir en miroir des historiens de l’architecture pour compléter ses connaissances. C’est vraiment elle qui a eu cette idée-là, et c’est elle qui avait les contacts avec des historiens via le Collège de France. Françoise et moi, nous étions, moi à l’Inventaire complètement isolée, Françoise dans une unité du CNRS strictement « histoire de l’architecture ». Nous n’aurions jamais eu l’idée de faire cela ensemble.
C. zum Kolk : Est-ce qu’on peut penser que l’influence de l’École des Annales a aidé de manière indirecte au développement de l’étude de la société de cour ? Avant les années 1970/1980, on a en France en histoire les études des institutions et des études biographiques, du côté des lettres des travaux qui traitent de la culture de cour… Mais on n’a pas encore véritablement l’idée de travailler sur la société de cour, cette optique n’existait pas, malgré la publication de La Société de cour de Norbert Elias. On dit souvent que l’École des Annales a coupé court à l’étude de la cour ; j’en suis moins convaincue, je pense plutôt qu’elle a préparé le terrain en ouvrant le champ aux études de la société et des groupes…
Monique Chatenet : Comment j’ai vécu ça ? Anne-Marie a fait aussi une licence d’histoire, donc elle était beaucoup plus que nous entre deux mondes. Mais enfin, c’était la grande époque où on parlait des paysans... Parler de la société de Cour, c’était politically incorrect. Et donc, peut-être est-ce justement parce que c’était politically incorrect, que nous y sommes allées… [rire] Comment fait un chercheur ? Il réagit contre, mais il réagit dans un contexte, le contexte c’était de parler de la société, et c’était politically correct de parler des paysans… Jean Jacquard, que j’ai beaucoup aimé, c’était quelqu’un d’absolument adorable, faisait des études très, très sérieuses, et d’une portée considérable sans doute, mais moi qui m’intéressais aux grands châteaux, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? D’un point de vue architectural, ce n’était pas intéressant. J’avais envie de parler d’une autre couche de la société. D’ailleurs, il faut voir aussi qu’à ce moment-là, au Mans, Jean-Marie Constant [18] publiait son travail sur les Guise. Il faut penser que l’esprit de recherche de tous les jeunes chercheurs se développe, comme chez les adolescents, contre la génération qui les précède. Évidemment, ils en prennent beaucoup plus qu’ils ne croient… mais en fait l’idée d’étudier la société de cour m’est venue sur le tard.
La cour de France au XVIe siècle
C. zum Kolk : Il en résulte le livre « La Cour de France au XVIe siècle. Vie sociale et architecture », publié en 2002, qui est tout un programme : vous y alliez des questions d’architecture avec des questions relatives à la vie quotidienne. Pour la France, il s’agit là d’un des ouvrages majeurs sur la cour. Je me rappelle de l’accueil enthousiaste que lui avait fait un journal étranger, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, ce qui est assez exceptionnel puisque le livre n’avait pas été traduit en allemand.
Monique Chatenet : Je dois dire que le roi n’était pas mon cousin ce jour-là quand j’ai découvert cet énorme article – parce que ni Le Monde, ni Le Figaro ne m’ont fait le moindre accueil. On n’est pas prophète en son pays, probablement…
C. zum Kolk : Avez-vous ressenti un changement par la suite ? Votre livre est vu comme un des ouvrages majeurs sur la cour de France. Est-ce que cela a changé quelque chose ?
Monique Chatenet : Oui. Avant j’étais vue par certains comme une pièce rapportée… et tout d’un coup un certain nombre de mes collègues conservateurs de musée m’ont traitée avec respect [rire]. Les universitaires un peu moins, mais ce n’est pas grave. Vous savez qu’en France il y a des chapelles ; je suis conservateur, donc, les premiers à reconnaître mon existence, c’étaient mes pairs, les conservateurs, et même quelques universitaires. Comme m’a dit quelqu’un : « On ne dit pas de mal de vous, ce qui est déjà beaucoup » [rire].
C. zum Kolk : Vous faites allusion au fait que vous franchissez des frontières. Vous êtes conservateur mais vos études entretiennent un lien fort avec la discipline de l’Histoire, et sans elles les historiens auraient aujourd’hui du mal à travailler sur le sujet de la cour à la Renaissance (ce qui peut faire mal à ceux qui voudraient que les choses soient bien rangées).
Monique Chatenet : Il est sûr que j’ai reçu aussi des piques, très rigolotes d’ailleurs, parce que je me suis implantée sur le terrain des autres, ce qui ne plaît pas à tout le monde. Mais je dois dire que j’ai un très grand respect pour les historiens. Il y a une grande école historique en France, et j’ai toujours admiré chez les historiens le fait qu’ils savent toujours jusqu’où ils peuvent aller, et quand ils doivent s’arrêter. Bon, ce n’est peut-être pas vrai pour tout le monde, mais je l’ai constaté tout de même à maintes reprises.
C. zum Kolk : Est-ce une question de cadre, cadre méthodologique ?
Monique Chatenet : Oui, les historiens ont un cadre méthodologique plus strict. Je peux le dire de ma propre expérience parce que je l’ai vu a maintes reprises, avec de très grands historiens comme Colette Beaune et avec des historiens débutants, comme cette étudiante de Colette Beaune, qui m’a dit un jour : « Moi, Madame, je suis historienne, donc je m’arrête. » J’aurais adoré qu’un historien de l’art me dise la même chose. Parce que malheureusement, comme on fréquente les zones un peu mixtes quand on est historien de l’art, il n’y a pas toujours cette conscience qu’il y a un moment où il faut s’arrêter. Surtout de la part des iconographes [rire]. En dehors d’Anne-Marie Lecoq qui sait quand s’arrêter, et qui l’a toujours su — c’est la seule iconographe iconophobe que je connaisse, ce qui est dans ma bouche un immense compliment. L’iconographie est un sujet où il n’y a pas de limite, il n’y a pas de règle, et ça me gêne énormément. Je ne me mêle pas d’iconographie, je n’y ai jamais rien compris, mais ce que j’aimerais, c’est que tout les iconographes sachent où on va, et où on s’arrête.
C. zum Kolk : Revenons à votre livre sur la cour de France.
Monique Chatenet : Pour moi, ce livre était l’aboutissement d’une curiosité qui datait de très longtemps.
Au début des années 70, des Britanniques m’avaient demandé de rédiger l’article « Appartement » pour ce qui devrait être une encyclopédie de l’architecture qui n’a pas vu le jour. J’ai énormément travaillé pour arriver à un résultat que je renierais totalement aujourd’hui et qui heureusement n’a pas été publié. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser à la question de l’appartement au début des années 1970, et à partir de cette date, j’ai collectionné tout ce que je trouvais, et que j’ai commencé à lire tous les mémoires du temps.
Il y a eu aussi une autre chose qui a été très importante pour moi, c’était une contribution de Sylvia Pressouyre dans le colloque de Tours sur les maisons de la Renaissance [19], où Sylvia avait rassemblé tous les textes qui parlaient de maisons, de l’usage et de la manière d’habiter les maisons. Il y a eu aussi la lecture des travaux de Marc Girouard qui a été certainement mon plus grand inspirateur ; je l’ai rencontré beaucoup d’années plus tard. Son étude de la vie dans les English Country Houses [20] a été pour moi absolument déterminante, c’était quelque chose qui m’intéressait vraiment. Puis il y a eu un article qui, je pense, est complètement tombé dans l’oubli, de Hugh Murray Baillie [21], un colonel qui a écrit un très bel essai sur les appartements royaux baroques en Europe, dans les années 60, complètement génial. En faisant la comparaison entre les appartements en France, en Angleterre etc., il s’était aperçu que le roi de France avait un appartement beaucoup plus simple que les autres… cela m’a marqué. Puis, il y a eu le colloque organisé à Tours sur Architecture et vie sociale [22] » et un autre colloque, qui était en fait une visite de divers palais, organisé par le Centro Palladio à la même époque en Italie. On n’y travaillait pas tout à fait de la même façon ; beaucoup plus qu’en France, en Italie l’architecture est considérée comme un art et on essaie toujours de se mettre dans la peau de l’architecte pour comprendre ce qu’il a fait. Ceci dit, il y a eu une visite du palais ducal d’Urbino que je n’oublierai jamais, où j’ai retrouvé une succession d’espaces qui m’a fait comprendre le château de Châteaudun. C’est plus grandiose à Urbino, mais Châteaudun n’est pas mal non plus dans son genre, il y a la même logique quelque part. Il y a la même grandeur dans certains espaces et le côté très intime de certains autres. A Châteaudun c’est même plus caricatural, dans ce sens que les grands espaces sont très sévères et les petits espaces absolument délicieux. Donc, ces visites, et en particulier celle d’Urbino qui a été particulièrement bien faite (j’ai oublié qui était l’historien qui nous conduisait), m’ont fait comprendre beaucoup de choses. Ce voyage d’étude avait été organisé à la fois par Howard Burns et par Christoph Frommel, qui avait beaucoup réfléchi sur ces questions dans les palais romains. D’un point de vue un peu différent parce qu’il voulait saisir avant tout le geste architectural dans la succession des espaces intérieurs. Donc, il ne s’occupait pas trop des usages, des coutumes etc., mais de la manière dont l’architecte traduisait le programme. Il touchait forcement le sujet de l’appartement, et c’est très agréable quand quelqu’un aborde un sujet d’une manière un peu différente. Ça permet de voir les choses autrement. Si quelqu’un suit exactement votre sillon, il peut vous apporter un exemple de plus, mais ce n’est pas aussi intéressant que ce que fait quelqu’un qui analyse une autre facette de la réalité. Christoph Frommel m’a beaucoup apporté à ce moment-là.
C. zum Kolk : Ce que vous dites témoigne d’une grande ouverture vers l’étranger. Quand on regarde l’historiographie française sur la cour, on s’aperçoit que la France se trouve dans une situation assez particulière à ce sujet. Après la Deuxième Guerre mondiale, elle s’isole, aussi pour des raisons politiques, des autres pays européens et des Américains, les pays de l’OTAN, sans couper le contact totalement, bien sûr.
Monique Chatenet : Dans le domaine de l’Histoire, sans doute.
C. zum Kolk : Les recherches produites à l’étranger sont peu ou pas reçues, les traductions rares ou tardives. S’y ajoute un enseignement des langues qui est loin de produire les résultats escomptés. J’ai l’impression que l’histoire de l’art a été moins touchée par ce phénomène, comme elle a su éviter aussi le désintérêt des historiens à l’égard de la cour et de son étude. Les contacts internationaux semblent avoir été toujours très importants.
Monique Chatenet : Je ne connais pas tous les fils de cette histoire, mais il me semble que la personnalité d’André Chastel a joué un rôle très important, surtout en ce qui concerne les relations franco-italiennes. Il a été président du Centro Palladio, et il est plus connu en Italie qu’en France. On ne peut pas faire une conférence en Italie sans commencer par une citation d’André Chastel !
C. zum Kolk : Vous entretenez aussi des contacts suivis avec des chercheurs anglais, Robert J. Knecht…
Monique Chatenet : Oui, pour plusieurs raisons. D’abord parce que je parle anglais, mais aussi à cause de mon anglophilie personnelle. J’ai traduit Blunt [23], mais ça a été un peu le hasard. Néanmoins, le fait de parler anglais aide énormément. Ensuite, non seulement je parle anglais mais je suis très en phase avec les Anglo-Saxons. Le fait que toute l’Europe s’est retrouvée à partir de 1970, 1972 à Tours, où il y avait des Italiens, des Anglais, des Allemands, un peu plus tard des Espagnols, et ainsi de suite, a été quelque chose d’extraordinaire pour l’histoire de l’architecture. Cela a commencé avec un colloque sur les galeries, puis cela a continué jusqu’en 2000, avec un colloque sur le « second œuvre », organisé par Claude Mignot qui avait succédé à Jean Guillaume, nommé à Paris. Ensuite, avec Claude, on a pris le relais à Paris. Donc, pendant toutes ces années, tous les ans, tous les deux ans, il y avait un colloque où l’on retrouvait toute l’Europe. On apprenait les différentes manières, les différentes approches. C’est sûr que j’étais, et je suis encore, un petit peu surprise par l’attitude des historiens de l’architecture allemands qui font des études de philosophie et qui veulent toujours replacer quelque chose de philosophique, ou en tout cas des concepts très généraux, dans ce qu’ils racontent.
C. zum Kolk : Une théorisation ?
Monique Chatenet : Oui. Alors qu’avec les Anglais, je suis tout de suite sur la même longueur d’ondes. C’est pragmatique, c’est matter of fact, et voilà. Les Italiens, c’est plus rhétorique, et les Français, c’est un peu entre tout ça. Comme depuis tant d’années on a pris l’habitude les uns et des autres, on sait tout le bien qu’on en tire. On n’est pas surpris quand un Allemand commence par faire de l’étymologie…
C. zum Kolk : Une autre chose qui caractérise vos travaux, c’est une manière très naturelle de travailler sur les femmes. La reine et ses dames, son appartement, sa journée, tout apparaît autant dans vos études que les sujets relatifs au roi et aux hommes de la cour. Et ceci à une époque où, en France, la recherche sur les femmes était loin d’être admise partout et suscitait des débats souvent polémiques.
Monique Chatenet : C’est l’avantage de ne pas être une universitaire. J’ai une liberté totale de faire ce que j’ai envie de faire. Je trouve qu’il serait tout simplement ridicule d’oublier qu’il y a des femmes à la cour, alors que François Ier a dit qu’une cour sans femmes, c’est un jardin sans fleurs. Il avait tout à fait raison ! En plus – je ne suis pas nationaliste, mais enfin, chacun a une nationalité — la cour de France était le « paradis des femmes ». Cela a été dit par plusieurs Italiens, et je crois que quelque part c’était vrai. On pourrait écrire cette histoire, et on l’a fait, mais on pourrait ajouter encore beaucoup d’éléments au dossier sur le rôle des femmes à la cour de France et dans sa sociabilité. Cela apparaît dès qu’on consulte les documents diplomatiques. Donc, ne pas étudier les femmes à la cour et leur place dans les châteaux royaux, c’est ridicule, on se prive de quelque chose d’essentiel. Ce qu’il faut éviter, c’est d’idéaliser leur rôle.
C. zum Kolk : La question de la fin : que reste-t-il à faire ? Quels sont les sujets et questions que vous aimeriez aborder personnellement dans les années à venir, et quelles sont celles qu’il faut aborder de manière générale, dans le domaine de la recherche sur la cour de France ?
Monique Chatenet : Vaste sujet… Ce qui mobilise actuellement mes efforts, c’est la transition entre le XVIe et le XVIIe siècle. Je pense que là, il y a un no man’s land terrible. Le rôle d’Henri IV, et le rôle de Louis XIII, les châteaux et demeures des uns et des autres. Il y a là un sujet immense à explorer. C’est un premier point.
Un second sujet, que je vais lancer via un colloque en 2011 [24], est « Où loge Monsieur, où loge Madame ? » Parce que je n’aime pas qu’on ne traite que des femmes, je n’aime pas qu’on ne traite que des hommes. Il me semble que la seule chose intéressante pour commencer à comprendre quelque chose est de comparer les deux. Je n’aime ni le machisme, ni le féminisme, ce qui m’intéresse c’est la réalité des choses. Il ne faut pas sur-interpréter le rôle des femmes : on l’a sous-interprété pendant longtemps, et donc on va avoir tendance tout naturellement à le sur-interpréter. Il faut essayer de rétablir l’équilibre et je pense qu’en comparant l’un à l’autre et en n’oubliant pas la réalité sociale du XVIe siècle on peut y arriver. Il faut relire Brantôme et ses vilaines plaisanteries un peu machistes pour comprendre que, même à la cour de France, ce n’est pas le XXIe siècle… C’est quelque chose que je souhaite faire.
Enfin il y a une autre chose que j’aimerai faire : il y avait une série anglaise à la télévision, il y a vingt ans, qui s’appellait Upstairs, downstairs [25], sur les gens de la « haute » et leurs serviteurs. Dans les châteaux, on voit très bien l’évolution des espaces des gens qui habitent les sous-sols, les domestiques. Le développement de cette architecture entre le XVe et le XVIIe siècle est quelque chose d’absolument extraordinaire. Je ne suis pas encore arrivée à persuader quiconque à organiser un colloque là-dessus, mais je pense que c’est très, très intéressant. Quand on regarde les châteaux, on s’aperçoit qu’il y a une révolution, qu’il y a une classe domestique qui se crée et qui s’organise.
C. zum Kolk : Là vous faites plaisir à l’Ecole des Annales…
Monique Chatenet : [rire] Ce sont les châteaux qui m’ont dit ça ! Allez voir le château de Maisons-Lafitte que j’ai visité à plusieurs reprises grâce aux Rencontres d’architecture européenne. Il faut voir la subtilité avec laquelle sont insérés les petits escaliers discrets qui permettent aux serviteurs d’apparaître et de disparaître, comme les montreurs de marionnettes dans le Bunraku japonais. Au XVe siècle, au château de Châteaudun, qui est pourtant un château très bien fait, il y a un seul escalier qui va à la fois aux cuisines et à l’appartement des bains… En revanche, déjà à l’hôtel de Cluny, il y a de tas de petits escaliers très bien conçus, et dans les hôtels urbains on développe quelque chose de beaucoup plus élaboré que dans les châteaux, peut-être parce qu’on a beaucoup moins de place. La révolution entre le XVIe et le XVIIe siècle est absolument gigantesque.
C. zum Kolk : Je vous remercie pour cet entretien.
Publications de Monique Chatenet sur Cour de France.fr :
- Architecture et cérémonial à la cour de Henri II : L’apparition de l’antichambre
- "Cherchez le lit" : La place du lit dans la demeure française au XVIe siècle
- Fastes de cour. Les enjeux d’un voyage princier à Blois en 1501
- Le château de Bois-Dauphin
- Le logis de François Ier au Louvre
- Une nouvelle « cheminée de Castille » à Madrid en France
- Une demeure royale au milieu du XVIe siècle. La distribution des espaces au château de Saint-Germain-en-Laye
- Maulnes. Archéologie d’un château de la Renaissance (compte rendu)
Notes
[1] Jean Martin-Demézil, « Chambord », in Congrès archéologique de France, Blésois et Vendômois, 188e session, 1981, p. 1-115.
[2] André Chastel (1912-1990), historien de l’art et spécialiste de la Renaissance italienne. De 1970 à 1984, il a été titulaire de la chaire d’art et civilisation de la Renaissance en Italie au Collège de France.
[3] Monique Martin-Demézil, « La Sainte Chapelle du château de Châteaudun », in Bulletin monumental, 1972, t. 130-2, p. 112-128. En ligne
[4] Monique Chatenet, La cour de France au XVIe siècle : vie sociale et architecture, De architectura, Paris, Picard, 2002.
[5] « Fondé en 1964 par André Malraux et inscrit dans la loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, l’Inventaire général du patrimoine culturel « recense, étudie et fait connaître les éléments du patrimoine qui présentent un intérêt culturel, historique ou scientifique » (art. 95, I). Le champ d’investigation ainsi défini est vaste et embrasse, de fait, l’ensemble des biens créés de main d’homme sur la totalité du territoire national : architecture et urbanisme, objets et mobilier, qu’ils soient publics ou privés, sur une période allant du 5e siècle à 30 ans avant la date de l’enquête. » Extrait de la présentation de l’Inventaire Général (http://www.inventaire.culture.gouv.fr/).
[6] Françoise Boudon et Jean Blécon, Le Château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV : les bâtiments et leurs fonctions, collection De architectura, Paris, Picard, 1998.
[7] Monique Chatenet, Le Château de Madrid au bois de Boulogne : sa place dans les rapports franco-italiens autour de 1530, collection De architectura, Paris, Picard, 1987.
[8] Raffaele Tamalio, Federico Gonzaga alla corte di Francesco I di Francia nel carteggio privato con Mantova (1515-1517), Paris, Champion, 1994.
[9] Robert J. Knecht (1926-), historien anglais, spécialiste de François Ier et de la cour de la Renaissance.
[10] Jean Guillaume (1932-), historien de l’art, spécialiste de l’architecture de la Renaissance française. Professeur émérite. D’abord maître de conférences à l’Université à Poitiers, puis professeur à Tours (Centre d’Études Supérieures de la Renaissance) et à Paris-Sorbonne.
[11] « Pour la représentation d’un hôtel de ville », dans L’Architecture en représentation, Paris, Inventaire général, 1985, p. 229-247.
[12] Julia Fritsch et Dominique Hervier (dir.), Etampes, un canton entre Beauce et Hurepoix, Paris, Imprimerie nationale, 1999.
[13] Monique Chatenet, « Une demeure royale au XVIe siècle. La distribution des espaces au château de Saint-Germain-en-Laye. », in Revue de l’art, n° 81, 1988, p. 20-30. En ligne
[14] Léon de Laborde, Les comptes des bâtiments du roi - 1528-1571. Suivis de documents inédits sur les châteaux royaux et les Beaux-Arts au XVIe siècle, Paris, Baur, 1877.
[15] M. Chatenet, F. Boudon, A. M. Lecoq, « La mise en scène de la personne royale en France au XVIe siècle. Premières conclusions », dans Genèse de l’Etat Moderne. Bilans et perspectives, Paris, éditions du CNRS, 1990, p. 235-245.
[16] Anne-Marie Lecoq, “ Les résidences royales à l’épreuve des fêtes : les courts-circuits du charpentier ”, dans Jean Guillaume (dir.), Architecture et vie sociale. L’organisation intérieure des grandes demeures aux XVe et XVIe siècles. Paris, Picard, 1994, p. 83-95 (Coll. De Architectura).
[17] Anne-Marie Lecoq, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, Macula, 1987.
[18] Jean-Marie Constant, Les Guise, Hachette, 1984. 270 p.
[19] André Chastel et Jean Guillaume (dir.), La Maison de ville à la Renaissance, Recherches sur l’habitat urbain en Europe, Paris, Picard, 1983.
[20] Mark Girouard, Life in the English Country House : A Social and Architectural History, New Haven, London, Yale University Press, 1978.
[21] Hugh Murray Baillie, “Etiquette and the Planning of State Apartments in Baroque Palace”, in Archeologia or Miscellanious tracts relating to Antiquity, CI, 1967, p. 169-199. En ligne
[22] Jean Guillaume (dir.), Architecture et vie sociale : l’organisation intérieure des grandes demeures à la fin du Moyen âge et à la Renaissance : actes du colloque tenu à Tours du 6 au 10 juin 1988, collection De architectura, Paris, Picard, 1994.
[23] Anthony Blunt, Art et architecture en France : 1500-1700, Paris, Macula, 1983 (trad. Monique Chatenet).
[24] Le Prince, la Princesse et leur logis, Paris, INHA, 27 à 30 juin 2011. Actes de colloque publiés sous le même titre en 2014 (Paris, Picard, ISBN 978-2-7084-0977-4)
[25] Série anglaise, à l’antenne de 1971 à 1975, qui a pour objet la vie des domestiques d’un ménage aristocratique à Londres au début du 20e siècle (http://en.wikipedia.org/wiki/Upstairs,_Downstairs).