’Sainte Marie Pénitente guérissant les malades’ de Philippe de Champaigne
Sandrine Lely
Comment citer cet article :
Sandrine Lely, "’Sainte Marie Pénitente guérissant les malades’ de Philippe de Champaigne", dans Port-Royal et les mémoires, Chroniques de Port-Royal, n° 48, 1999, p. 311-316. Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er octobre 2008 (https://cour-de-france.fr/article581.html).
Et véritablement n’y a-t-il rien de plus glorieux à Dieu que les victoires et les triomphes de sa grâce dans ces parfaits modèles de toutes les vertus chrétiennes et religieuses de ces admirables solitaires qui ont quitté le monde habité des hommes pour en chercher un nouveau qui avait été jusque-là inhabitable […] qui y ont établi autant de villes qu’il y avait de monastères de religieux habitant ensemble […] autant de forteresses contre les puissances de l’ennemi qu’il y avait de grottes et de cellules d’anachorètes. [1]
En juin 1656, Philippe de Champaigne reçut commande de cinq grands tableaux pour la salle basse de l’appartement d’Anne d’Autriche au Val-de-Grâce, où la reine-mère faisait de fréquentes retraites. L’ensemble comprenait quatre paysages historiés et un plafond, tous sur le thème de la pénitence [2]. Champaigne trouva les sujets de ses paysages dans Les Vies des saints Pères des déserts traduites par Robert Arnauld d’Andilly, ouvrage qu’il possédait dans sa bibliothèque [3]. Ce choix permet de saisir l’intention du peintre : défendre et justifier Port-Royal, en butte à l’hostilité du pouvoir et de la Sorbonne [4], en mettant sous les yeux de la régente les modèles antiques du monastère et de ses Solitaires.
Louis Marin [5] a montré que les quatre paysages, à travers l’évocation des différents moments de la journée, illustrent quatre temps du travail de la grâce : la retraite (matin), la guérison (midi), la délivrance (soir), la communion (nuit).
Sainte Marie pénitente guérissant les malades s’inscrit dans la tradition du paysage flamand, illustrée par Fouquières, le maître de Champaigne, ou par Paul Brill [6], avec sa composition encadrée d’arbres qui accentuent l’effet de profondeur, les rochers et torrents qui animent le premier plan, la succession de plans à dominante brune, puis verte, puis bleutée. Mais comme toujours chez Champaigne, l’évocation de la nature — une nature où les hommes sont présents — n’est qu’un moyen de dévoilement du sens.
Le tableau s’ordonne en trois grands ensembles. Au fond à droite, dans la forte lumière du milieu du jour, s’ouvre une vallée, traversée par un large fleuve sur lequel naviguent des bateaux ; une ville s’étale au pied de la montagne, sur la rive opposée du fleuve. Cet ensemble, qui attire le premier coup d’œil du spectateur, représente la vie intra-mondaine. Au centre, on distingue un monastère, reconnaissable à l’abside de l’église et à la galerie du cloître. Il représente, bien entendu, la vie monastique. Enfin à gauche au premier plan, à peine visible dans l’ombre du rocher, une femme vêtue de bleu est agenouillée en prière. Il s’agit de sainte Marie, qui symbolise la vie érémitique.
Ces trois parties ne sont pas simplement juxtaposées : par des détails chargés d’une valeur symbolique — empruntés aux Hiéroglyphiques de Valeriano, dont le peintre possédait une édition en français [7] — Champaigne les met en relation les unes avec les autres, et trace ainsi un itinéraire qui est aussi un cheminement spirituel. A sa naissance, tout homme naît au milieu des autres hommes, dans le monde. C’est pourquoi la ville apparaît ainsi mise en évidence par la lumière. Cependant pour aller à Dieu, il est nécessaire de quitter la ville, de partir, comme l’indiquent les navires qui, chez Valeriano, symbolisent notamment le départ et le salut [8]. Sur l’autre rive se trouve le monastère, au bord de l’eau, comme un port. A cause du nom même de l’abbaye, cette image du port revient constamment sous la plume des visiteurs ou des Solitaires de Port-Royal des Champs [9]. La situation des bâtiments monastiques dans le tableau fait aussi songer à un verset du premier Psaume qui célèbre le bonheur du juste :
Et il sera comme l’arbre qui est planté proche le courant des eaux, lequel donnera son fruit dans son temps.
Se fondant sur ce verset, Valeriano considère fleuves et rivières comme des métaphores de Jésus-Christ. Dans le tableau, le fleuve constitue donc une limite entre ceux qui recherchent les biens temporels et ceux qui se consacrent à Dieu [10]. La présence d’une croix — à la signification évidente — sur la même rive, vient renforcer cette interprétation. Non loin, un berger qui surveille son troupeau apparaît comme une figure du Bon Pasteur qui ramène la brebis égarée (Ezéchiel xxxiv, 23 et Luc xv, 4-5).
Placé au centre du tableau, le monastère ne présente pas d’autre élément remarquable que deux grands palmiers qui jaillissent très haut par-dessus les toitures. Là encore Champaigne a tiré ce détail des Hiéroglyphiques. Chez Valeriano, la palme prend de nombreuses significations, notamment celle — qui s’applique parfaitement à des moniales — de l’état d’innocence qu’il faut conserver, de même que le palmier conserve toujours ses feuilles :
En ce passage de la sainte Écriture, Ta stature est semblable à la palme, S. Ambroise expose la verdeur d’enfance et la naturelle innocence d’icelle, que nous avons reçue dès le commencement de notre vie, qu’il faut garder, disant que nous sommes avertis d’en avancer et mûrir le fruit en sa saison, sans laisser choir ou périr les feuilles. [11]
Bien entendu, la palme reste un symbole de victoire sur le péché, la tentation mais aussi, dans le cas des religieuses de Port-Royal, sur les ennemis qui les calomnient. Le palmier entier figure la « longueur du temps » car « aucun peut atteindre à la perfection de vertu, que par maintes peines et ennuis » [12]. Mais surtout le palmier est l’image de ceux qui cherchent Dieu sans s’attacher aux affections terrestres :
Le palmier a quelque autre chose qui le fait différer des autres arbres. Car tout arbre gros par le pied près de terre, s’étrécit au prix qu’il croît par le haut ; et d’autant qu’il est haut, d’autant le coupeau en est mince. Mais le palmier est grêle par le fond et se grossit d’une plus grande force auprès du fruit et des branches. A qui donc peut-on comparer les premiers, gros en bas et étroits en haut, qu’aux esprits terriens ? pource que les délectations des hommes sont grandes ès choses terriennes et débiles ès célestes. Car ils se veulent peiner jusques à la mort pour une gloire temporelle : mais pour l’espérance de la gloire éternelle, ils ne peuvent supporter le travail tant soit peu de temps. […] Au contraire les justes sont désignés par l’égalité des palmes, qui profitent et servent en leur vie, qui ne sont point vigoureux ès affections terriennes et débiles ou faiblets ès choses célestes ; mais portent leurs cœurs plus loin et se montrent très-affectionnés envers Dieu. [13]
Du monastère part un chemin sinueux qui ramène le regard vers le premier plan. A droite du sentier, assez peu visibles dans les replis du terrain, gambadent trois lièvres. Leur présence dans ce tableau religieux n’est pas simplement décorative et provient encore une fois de l’ouvrage de Valeriano. Les lièvres ou les lapins — figurativement équivalents — symbolisent depuis l’Antiquité la lascivité d’une « délicate et molle courtisane » à cause de la douceur de leur poil et de la délicatesse de leur chair. Ils rappellent ici la vie dissolue de sainte Marie avant sa conversion. Mais ces animaux représentent aussi la solitude et une certaine sagesse :
Certes Salomon en ses proverbes dit que le lièvre est plus sage que les sages, lequel sachant quelle est son imbécillité, se retire aux caverneuses cachettes des rochers et par ce moyen garantit son infirmité. [14]
La pénitente du tableau ne se cache-t-elle pas elle aussi dans une « caverneuse cachette » ?
A gauche, un petit pont de bois enjambe un torrent qui semble jaillir des pieds mêmes de sainte Marie. Les eaux courantes, comme le fleuve, signifient la doctrine chrétienne. Dans le tableau, les deux cours d’eau, l’un étroit et vif, l’autre large et majestueux, encadrent et délimitent l’espace consacré à la prière et au salut. La symbolique du torrent peut encore s’appliquer plus particulièrement à la sainte, que sa longue pénitence a délivrée du péché :
Car je ne veux pas laisser un passage en cet endroit, au psaume cxxv Comme le Torrent du Midy, ce que Euchere dit être une parole d’exultation et liesse, et d’un qui retourne des liens des vices à la liberté, par laquelle il requiert d’être libéré de la servitude et captivité de péché, par l’aide de l’inspiration divine, comme les torrents glacés se résolvent et rompent par la tiédeur du vent de Midi. [15]
Dieu, qui délivre les âmes, guérit aussi les corps : les malades affluent à la grotte parce qu’ils ont confiance dans les prières de la sainte :
Et Dieu tout miséricordieux qui ne veut point la mort des pécheurs, mais seulement qu’ils se convertissent, fut si pleinement satisfait de la grandeur de sa pénitence qu’après que sainte Marie eut passé trois ans dans la cellule qui était la plus reculée où saint Abraham l’avait enfermée, Il redonna à sa prière la santé à plusieurs personnes. [16]
La guérison des malades devient le signe, envoyé par Dieu, de la pureté et de la sainteté de Marie pénitente. Champaigne voulait sans doute rappeler à la reine une guérison toute récente, celle de la jeune Marguerite Périer, accordée aux prières non plus d’une seule pénitente, mais de toute une communauté, soulignant ainsi l’innocence des religieuses de Port-Royal. Les porteurs de civière semblent sortis tout droit d’une peinture de Poussin, Paysage avec les funérailles de Phocion [17], ce général athénien injustement condamné et dont la dépouille est bannie de la ville. Mais chez Champaigne, le procédé est renversé : les solitaires et les religieuses se sont exclus volontairement du monde, et c’est la vie profane, sous la figure d’une femme malade, qui vient à eux dans l’espoir d’une guérison.
Avec les ressources propres à son art, Champaigne construit une apologie de la communauté de Port-Royal, témoignant, comme le feront plus tard les mémorialistes ou encore la marquise de Sévigné, de la vie exemplaire des religieuses et des solitaires de ce « désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée » [18].
Notes
[1] Robert Arnauld d’Andilly, Les Vies des saints Pères des déserts et de quelques saintes…, p. 2
[2] Paysage avec sainte Pélagie se retirant dans la solitude (Mayence, Städtische Gemäldegalerie) ; Paysage avec sainte Marie pénitente guérissant les malades (Paris, musée du Louvre) ; Paysage avec sainte Thaïs libérée de sa cellule par saint Paphnuce (Paris, musée du Louvre) ; Paysage avec sainte Marie l’Égyptienne communiée par saint Zozyme (Tours, musée des Beaux-Arts) ; Apothéose de la Madeleine (Paris, musée du Louvre). Voir Bernard Dorival, Philippe de Champaigne, Paris, Léonce Laget, 1976, t. II, n° 233, 231, 232, 234 et 132.
[3] J.-J. Guiffrey, « Inventaire des livres trouvés dans la bibliothèque de Feu Monsieur de Champaigne, peintre ordinaire du roi », Nouvelles Archives de l’Art français, 1892, p. 216-218.
[4] On était alors en pleine campagne des Provinciales, après l’exclusion d’Antoine Arnauld de la Sorbonne.
[5] Louis Marin, Philippe de Champaigne ou la présence cachée, Paris, Hazan, 1995, p. 61.
[6] Alain mérot, La peinture française au xviie siècle, Paris, Gallimard / Electa, 1994, p. 216, reproduction p. 214.
[7] Pierius Valerianus, Hieroglyphica, sive de sacris Ægyptorum alariumque gentium litteris commentarii, Bâle, Isengrin, 1556 ; l’exemplaire de Champaigne s’intitulait Les Hieroglyphiques de Ian-Pierre Valerian vulgairement nommé Pierius. Autrement Commentaires des lettres et figures sacrées des Aegyptiens & autres Nations […] Nouvellement donnez aux François, par I. de Montlyart, Lyon, Paul Frellon, 1615. Voir Guiffrey, op. cit.
[8] Les Hiéroglyphiques…, liv. xiv, p. 602.
[9] Voir la communication de Constance Cagnat Debœuf dans le présent numéro.
[10] Psaume I, 3 (traduction de Lemaître de Sacy). Les Hiéroglyphiques…, liv. xxxviii, p. 505.
[11] Ibid., liv. l, p. 673.
[12] Ibid., liv. l, p. 670.
[13] Ibid., liv. l, p. 673-674.
[14] Ibid., liv. xiii, p. 158 et 160.
[15] Ibid., liv. xxxviii, p. 506.
[16] Robert Arnauld d’Andilly, Les Vies des saints Pères des déserts et de quelques saintes écrites par des Pères de l’Église et autres anciens auteurs ecclésiastiques, Paris, chez Pierre Le Petit, 1647, t. I, p. 326.
[17] Peint en 1648 pour le marchand Jacques Serisier (Cardiff, National Museum of Wales), voir Alain Mérot, Poussin, Paris, Hazan, 1990, p. 153, 154, 294.
[18] « Ce Port-Royal est une Thébaïde. C’est le paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée ; c’est une sainteté répandue dans tout ce pays à une lieue à la ronde. Il y a cinq ou six solitaires qu’on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de saint Jean Climaque. Les religieuses sont des anges sur terre. », Madame de Sévigné, « A Madame de Grignan », 26 janvier 1674, Correspondance, édition de Roger Duchêne, Paris, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, 1972, t. I, p. 681.