Catriona Seth : Les rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole
Jacqueline Vons
Comment citer cette publication :
Jacqueline Vons, "Catriona Seth: Les rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole", compte rendu, Paris, Cour de France.fr, 2010 (https://cour-de-france.fr/article1633.html). Compte rendu publié en ligne le 1er septembre 2010.
Catriona Seth, Les rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Éditions Desjonquères, coll. « L’esprit des lettres », 2008, 476 p.
Le titre indique clairement le sujet du livre de Catriona Seth ; il s’agit de la relation du combat mené dans l’Europe du XVIIIe siècle contre une des maladies les plus meurtrières qui aient été, la variole, appelée petite vérole pour la distinguer de la vérole ou syphilis, dite grande ou grosse vérole, avec laquelle elle n’a aucun lien de parenté, mais qui laisse également d’affreuses cicatrices.
Sur le plan de l’épistémologie médicale, C. Seth montre combien le principe de l’inoculation s’oppose radicalement aux conceptions traditionnelles de la médecine humorale et au traitement thérapeutique qui en découlait : à la nécessité d’évacuer le mal par l’emploi de médicaments diurétiques ou purgatifs et par les saignées se substitue l’insertion de la maladie à travers la surface cutanée du corps. « L’inoculation invite les hommes des Lumières à lire autrement leur rapport au monde et au physique (p. 11) ». L’immunisation marque le début d’une médecine préventive à titre individuel et s’inscrit dans une démarche de santé publique, qui fut l’objet de violentes polémiques au XVIIIe siècle; cette pratique intéresse aujourd’hui l’historien de la médecine, le juriste, l’anthropologue, le sociologue.
L’auteur distingue bien l’inoculation, c’est-à-dire l’introduction d’une forme bénigne de la petite vérole par voie sous-cutanée (laissant à l’inoculé le temps de fabriquer des anti-corps, et d’être immunisé à vie) de la vaccination (communication d’une maladie voisine, la cowpox, c’est-à-dire la variole bovine ou la vaccine [1] protégeant pendant une période limitée) ; une comparaison entre variole et vérole dans les représentations et dans l’imaginaire serait utile également. Il est en effet curieux de constater combien les métaphores et périphrases utilisées pour désigner la variole (par exemple le « Triomphe de la petite vérole », p. 29) au XVIIIe siècle sont proches du vocabulaire imagé qui avait servi à nommer et à représenter la syphilis deux siècles plus tôt. Si les causes sont différentes, ces deux phénomènes contagieux s’inscrivent parmi les grandes peurs de l’Occident, parce qu’ils sont imprévisibles, incurables, et qu’ils touchent l’apparence extérieure, l’aspect visible de l’homme en société.
L’immunisation préventive fut essentiellement un fait urbain, touchant les classes aisées. L’intérêt pour cette pratique date du début du XVIIIe siècle; une des premières adeptes fut l’épouse de l’ambassadeur britannique à Constantinople, Lady Mary Wortley Montagu, qui, en 1718, fit inoculer ses enfants. Ce procédé en usage chez les médecins de l’Empire ottoman consistait à insérer du pus de variolé dans une petite scarification pratiquée au niveau du bras afin d’introduire chez le patient, une variole atténuée, et protéger ainsi le malade d’une forme plus virulente de la maladie. Si l’inoculation se répandit en Angleterre dès 1722, y compris à la cour, la France connut de violentes polémiques entre partisans et opposants de l’inoculation, malgré la terrible épidémie de 1723 qui décima la population. C. Seth retrace avec brio et vivacité ces luttes d’influence auxquelles participèrent savants, médecins, hommes de lettres, dévots pendant la première moitié du siècle, mettant en jeu la Sorbonne et le Parlement de Paris. En 1756, le médecin genevois Tronchin inocula les enfants du duc d’Orléans, mais ce ne fut qu’en 1774, avec la mort de Louis XV, que l’opinion bascula en faveur de la technique d’inoculation. Celle-ci n’était cependant pas sans danger et nombre de parents hésitaient à prendre la décision ; C. Seth rapporte plusieurs anecdotes qui montrent que l’acceptation de l’inoculation reflète un changement profond du regard maternel et parental sur la place et la valeur de l’enfant au sein de la famille et de la société (p. 134-146).
L’auteur élargit ensuite son enquête au cheminement de l’inoculation, des harems aux cours royales, puis aux villes, dans les milieux intellectuels ouverts au progrès et aux Lumières, combattus par le zèle des dévots et des théologiens en France ; elle montre, textes à l’appui, que les attitudes sont beaucoup moins tranchées qu’on ne le dit souvent : il y a des philosophes pour s’opposer à l’inoculation, et des hommes d’église qui se prononcent en sa faveur au nom de la charité (p. 161). Les enjeux de l’inoculation sont donc autant philosophiques que médicaux : en inoculant le mal, l’homme s’attribue un pouvoir divin, on l’accuse d’être un nouveau Prométhée, au pire un apprenti-sorcier. On oppose variole naturelle à variole artificielle (c’est-à-dire inoculée), cette dernière étant vue comme un défi porté à la Nature. D’autres rappellent les dangers de l’attentisme. Partisans et adversaires s’affrontent : épitres (Voltaire, La Condamine), romans (Rousseau), poèmes didactiques (Darluc, abbé Roman), journaux (Journal des savants) prennent position. L’intervention de d’Alembert, cependant partisan de l’inoculation, enflamme le débat en introduisant la problématique du risque, et oblige Diderot à condamner le « géomètre » en lui opposant la notion de bien collectif (p. 232).
Les deux chapitres suivants sont consacrés au récit et à l’analyse de la manière dont les dynasties royales en Europe, de l’Angleterre à la Russie, ont contribué à la mise en place puis à une véritable mode de l’inoculation. L’agonie et la mort de Louis XV, attribuées par le vulgaire à la « grosse vérole », et perçues comme un châtiment pour sa vie de débauche, précipitèrent l’inoculation royale en France. Ce fut un médecin peu connu, Richard, qui se chargea d’inoculer le roi et la famille royale ; en dépit de la diffusion de bulletins de santé rassurants, malgré la vogue des « poufs à l’inoculation », coiffure lancée par Marie-Antoinette après 1774, l’inoculation à partir du sang vicié d’une fillette mettait à mal l’idée ancienne de l’intégrité du corps royal.
C. Seth termine son enquête en examinant les emplois métaphoriques de l’inoculation pour signifier toute espèce d’infection, de contagion, ouvrant la porte aux rêves mortifères (à partir d’une substance réelle) et aux chimères d’une immunisation morale contre le mal ou l’amour. L’inoculation a engendré des peurs, des refus, des exclusions ; connaître leurs mécanismes est utile pour comprendre des réactions semblables plus près de nous (vaccination au XIXe siècle, épidémie de SRAS au XXIe siècle).
Le volume contient d’abondantes notes et références bibliographiques, un index onomastique.
Notes
[1] Le virus de la vaccine est une infection contagieuse, le plus souvent bénigne, qui se transmet par contact cutané. Les lésions cliniques en sont des éruptions papulo pustuleuses ou nodulaires chez de nombreuses espèces animales et chez l’homme.