15 oct. 2024, Montpellier : Femmes illustres, femmes infâmes : la réputation féminine en France, 1550-1750
Université Paul-Valéry, Montpellier, 2-4 juin 2025
Comité organisateur :
Delphine Amstutz, Aurélie Bonnefoy, Catherine Pascal et Léo Stambul
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Depuis la Vie des hommes infâmes, que M. Foucault avait construite en regard des Vies des hommes illustres de Plutarque, le couple de notions « illustre » / « infâme » renvoie sous l’Ancien régime aux technologies des évaluations sociales, que celles-ci soient positives ou négatives, durables ou réversibles. Mais la question de la spécificité de la réputation[1] des femmes par rapport à celle des hommes est restée encore trop peu étudiée à l’époque moderne, malgré un récent regain d’intérêt pour la notion, qui résonne désormais avec les problématiques propres au champ médiatique et aux espaces numériques du XXIe siècle[2].
Réputation, renommée, fame (du latin fama), honneur, gloire, crédit, illustration ou exemplarité : une terminologie s’est en effet développée en France du XVIe au XVIIIe siècle pour qualifier les formes d’évaluation sociale des individus[3], dont la nature et les critères paraissent évoluer au cours de la période, ce qu’il convient de saisir grâce à des distinctions et des nuances internes. L’« honneur » semble ainsi renvoyer au système le plus ancien, où l’honneur féminin se fonde essentiellement sur la chasteté ou la pudeur, et diffère de l’honneur masculin, défini surtout par la valeur guerrière, le courage et la puissance[4]. Déplaçant ces frontières, le modèle de la « femme forte » répond cependant à celui de l’homme « illustre », comme en témoignent de nombreuses « galeries », littéraires ou picturales[5]. Se fait ainsi jour « une figure féminine remarquable par ses vertus propres qui peuvent, poussées à un degré supérieur, configurer de possibles critères d’une singularité féminine héroïque, et pas seulement de héros féminin » (A.-É Spica). La « renommée » ou la « gloire », terme repris dans le vocabulaire théologique, portent l’idée d’une transcendance[6], qui prétend abolir la finitude du temps présent. Empruntée à la pensée politico-juridique, la « réputation », émancipée de la seule contrainte d’un statut garanti par des évaluations stables et manifestes (le rang, le titre, le sang, les terres), est le plus souvent le support d’un discours normatif et genré. On se rappelle ainsi le discours que Mme de Chartres tient à sa fille sur son lit de mort : « pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée. » (La Princesse de Clèves, 1678). Les dictionnaires de langue, au XVIIe siècle, n’en rendent pas directement compte, sinon au travers d’exemples traduisant dans des expressions figées des préjugés silencieux : « Il ne faut qu’une victoire pour mettre un Capitaine en réputation » ; « Une femme n’a rien de plus cher que sa réputation » (Furetière). La réputation d’un homme tient à son épée, elle se gagne ou se perd sur le champ de bataille ou dans les duels ; celle de la femme tient à sa virginité et le rapt la ruine. Tallemant des Réaux évoque ainsi Mlle Paulet, qui réintègre le cercle de Catherine de Rambouillet, après avoir « purgé sa réputation » et Sévigné écrit, non sans raillerie, à Bussy-Rabutin, le 6 juillet 1670 : « J’ai une bonne réputation. Mes amis m’aiment ; les autres ne songent pas que je sois au monde. Je ne suis plus ni jeune ni jolie ; on ne m’envie point. Je suis quasi grand-mère c’est un état où l’on n’est guère l’objet de la médisance. Quand on a été jusque-là sans se décrier, on se peut vanter d’avoir achevé sa carrière ».
En se limitant au cas de la France, le colloque se propose donc d’étudier le fonctionnement socio-discursif de la réputation féminine dans un cadre politique, juridique et normatif particulier. En revanche, l’adoption d’un empan chronologique élargi devrait toutefois permettre d’étudier une possible évolution de la réputation féminine, depuis la publication de la traduction du De claris mulieribus de Boccace en 1551, jusqu’à l’avènement de l’ère médiatique de la célébrité au milieu du XVIIIIe siècle[7]. Il s’agirait enfin de saisir la réputation féminine en elle-même, hors des anciennes catégories de l’histoire littéraire qui ont jadis conduit à l’enclaver (galantes, précieuses, savantes, etc.) et à la maintenir dans une perspective axiologique souvent binaire de dévalorisation ou de réhabilitation des femmes.
On pourra s’intéresser par exemple aux questions suivantes :
Le rôle de l’écrit dans la construction de la réputation féminine : L’écriture comme pratique sociale parmi d’autres activités possibles semble affecter davantage la réputation des femmes que celle des hommes, dans la mesure où la publication reste liée à la position occupée dans l’espace public et où le simple fait d’écrire en lui-même ou de diffuser un écrit peut être intrinsèquement infamant pour une femme[8]. Il s’agira alors d’étudier les modalités de la construction de la réputation des femmes, qu’elle soit bonne ou mauvaise, par les gestes de signature, de revendication auctoriale, d’anonymat, de prête-nom, voire de ventriloquie (Madeleine de Scudéry, Ninon de Lenclos, Marie-Catherine Desjardins[9], etc.). Comment fonctionnent certains supports de l’écrit, dans leur médiatisation ou leur variation, dans la construction de la réputation féminine (chansons, satires, pamphlets, historiettes, mémoires, galeries, vies de sainte, etc.) ?
La réputation féminine dans les textes fictionnels : Il ne s’agira pas seulement de voir comment certains personnages féminins de fiction construisent ou défendent leur réputation (comme Célimène ou Arsinoé), mais d’étudier comment la réputation peut être construite au contact de la fiction et du monde social. Comment la réputation des femmes peut-elle se trouver exposée par les phénomènes de publication qui mettent leur nom en avant (dédicace, répertoire de clés, etc.) sous couvert de fiction, comme dans La Princesse de Montpensier ? Dans quelle mesure les textes fictionnels permettent-ils d’agir sur le monde social, que ce soit par l’évaluation d’individu singulier ou par la diffusion de normes éthiques ou sociales, en construisant des échelles de valeur spécifiques pour les femmes ? Les fictions narratives interrogent ainsi la réputation comme discours genré et la mettent en débat, car la logique de la narration n’entérine pas nécessairement les normes morales et les pratiques sociales contemporaines qui assurent en partie la vraisemblance des récits, comme dans l’histoire de l’infortunée Madonte (L’Astrée, deuxième partie). Dans La Clélie de Madeleine de Scudéry, la fiction, tendue entre épopée et gazette, narration et conversation, orchestre le dialogue conflictuel entre différents points de vue éthiques sur des cas particuliers problématiques (le comportement de Lucrèce par exemple).
La réputation féminine dans les textes normatifs : De nombreux traités de civilité du XVIIe siècle semblent poser la question de la réputation en termes de genre (Du Bosc, L’Honnête femme, 1632-1634 ; François de Grenaille, L’Honnête fille, ou L’Honnête Veuve, 1640 ; Le Plaisir des Dames, 1641). Partout, la réputation y apparaît comme un élément essentiel de la construction de l’identité féminine, se déclinant au gré des intersections entre le genre et la condition sociale, de sorte qu’il devient possible de mettre en regard la réputation des reines, des régentes, celle des veuves, des comédiennes, des savantes, etc. Par ailleurs, alors que la réputation en général prétend fonctionner de façon autonome en promouvant des individus indépendamment de leur origine, la réputation des femmes semble par nature plus aliénée et dépendre de catégories de pensée fortement ancrées car héritées d’une longue tradition d’écrits normatifs sur les femmes (simplicité, pudeur, etc.). Quel(s) modèle(s) et contre-modèle(s) de réputation féminine ces traités proposent-ils ou reproduisent-ils ? Quels usages sont-ils faits de ces traités topiques mais extrêmement diffusés ? Une telle approche déontique de la réputation rappelle enfin que la réputation est construite dans la première modernité comme un phénomène enclin à la sérialité : tous les traités d’éducation rappellent l’importance de ne pas laisser sa fille avoir des amies de mauvaise réputation, comme si celle-ci était contagieuse. Il sera donc intéressant de voir comment les réputations féminines ont pu être construites en série, les unes par rapport aux autres (notamment par la structure de la galerie), jusqu’à dessiner d’un côté des cas normaux et de l’autre des cas limites de femmes uniques en leur genre (Christine de Suède, Anne Dacier, etc.).
L’économie éthique et affective de la réputation féminine : La réputation est « un bruit » public, une image socialisée de soi appelant la reconnaissance d’autrui (A. Honneth). Elle expose un individu aux regards, aux paroles ou aux jugements des autres qui peuvent le conforter ou le blesser, qui peuvent entretenir ou ruiner son estime personnelle. Elle entre ainsi dans une certaine économie éthique et affective du sujet féminin. C’est en effet dans les moments de crise et de différend que les sujets sont amenés à négocier et à réaménager leur réputation. En ce sens, la réputation peut donc être interprétée comme le produit d’une performance[10] sociale, qui permet de lire à nouveaux frais tous les discours relevant de la rhétorique de « l’honneur »[11]. Considérer la réputation, non plus seulement comme un donné, mais comme un processus qui engage une image socialisée de soi ou l’ethos (pré)discursif[12] d’un locuteur ou d’une locutrice, devrait ouvrir de nouvelles perspectives sur les écrits personnels féminins, correspondance ou mémoires, ainsi que sur certaines fictions romanesques qui représentent des personnages féminins tentant d’agir sur leur réputation, dans des situations émotionnellement fortes qui les mettent à l’épreuve et les réduisent parfois au constat de leur impuissance. De façon plus large, cette économie affective renvoie aussi à la question de l’« agentivité » féminine, car la réputation est juridiquement ce qui retire ou donne à un sujet la capacité d’agir et de se défendre. Comment la réputation féminine contribue-t-elle à consolider ou à diminuer la puissance d’agir des femmes, dans un monde masculin qui les réduit traditionnellement à l’impuissance d’agir, en leur déniant toute fiabilité et crédibilité et en en faisant parfois les championnes de la duplicité et de l’hypocrisie ?
Une perspective anthropologique : les femmes « perdues de réputation ». Là où la réputation des hommes peut être réparée ou défendue par eux-mêmes (duel ou équivalent symbolique) ou par des formalités instituées (comme l’enquête de réputation avant l’accès aux charges publiques), la réputation des femmes semble en partie leur échapper. Elle serait intrinsèquement plus fragile et fuyante, dans la mesure où elles sont plus éloignées de la sphère publique, avec laquelle elles entretiennent une relation fortement déséquilibrée, puisqu’elle agit sur leur réputation sans qu’elles puissent y agir en retour. Il s’agira donc d’étudier tous les cas d’infamie au féminin, en reprenant les grandes figures de la marginalité féminine (la sorcière, la folle, la prostituée, la comédienne, etc.) pour y interroger le rôle donné au sexe et à la sexualité dans la disqualification des femmes à être des sujets autonomes et fiables et dans la minoration de leur capacité à agir avec crédit. On pourra également s’interroger sur la pertinence de la notion de femina sacra, alter ego féminin de l’homo sacer, qu’on pourrait définir avec G. Agamben[13] comme une femme publique, mise au ban de la société, privée d’espace privé, dont le corps est à la merci du premier venu mais que personne ne peut épouser dans les formes du droit.
Une perspective sociologique : le cours des réputations féminines : Quelles sont les instances qui autorisent, créditent ou discréditent les réputations féminines (salons, académies, couvents, etc.), les font varier ou les démonétisent ? Il s’agirait ici de s’interroger sur le fonctionnement potentiellement genré de ces instances et de ces rituels de réputation, dont le pouvoir semble toujours local et relatif, restreint dans le temps et dans l’espace (notamment dans le rapport entre Paris et province), voire enclin à un perpétuel renversement[14]. On se demandera également quel est le rôle des femmes dans l’évaluation informelle de la réputation en général et de la réputation des autres femmes en particulier (mécénat au féminin, dédicataires féminines, etc.). Quel est le rôle de celles ou ceux que l’on pourrait appeler des « courtiers » ou des courtières de réputation, spécialisés dans la diffusion d’écrits d’autrices ou d’écrits destinés aux femmes (Barbin, Sommaville, etc.) ? Comment les bibliographes de l’époque (Sorel, Baillet, etc.) se saisissent-ils de la spécificité de la réputation féminine ?
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Les propositions de communication, d’une longueur maximale de 500 mots et accompagnées d’une courte bio-bibliographie, sont à envoyer avant le 15 octobre 2024 à l’adresse suivante : femmesillustres.femmesinfames chez gmail.com
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[1] P.-M. Chauvin, « La sociologie des réputations. Une définition et cinq questions », Communications, n° 93, 2013, p. 131-145 ; Gl. Origgi, La Réputation : qui dit quoi de qui ?, Paris, Puf, 2015 ; Fr. Giardini &, R. Wittek, (dir.), The Oxford Handbook of Gossip and Reputation, New York, Oxford U.P., 2019.
[2] U. McIlvenna, Scandal and Reputation at the Court of Catherine de Medici, Londres, Routledge, 2016 ; M. Charrier-Vozel, A. Cousson & A. Debrosse (dir), Femmes de guerre à l’époque moderne (domaine français, miroirs étrangers). Jouer avec les représentations, Artois Presses Université, 2023 ; et tout récemment, le programme du laboratoire POLEN de l’université d’Orléans : https://www.univ-orleans.fr/fr/polen/le-laboratoire/les-equipes/claress.
[3] Cl. Gauvard (dir.), « La Renommée », Médiévales, n° 24, 1993 ; T. Fenster & D. Lord Smail, Fama, The Politics of Talk and Reputation in Medieval Europe, Ithaca, Cornell UP, 2003 ; N. Hammond, Gossip, Sexuality and Scandal in France (1610-1715), Oxford, P. Lang, 2011. ; Ph. Hardie, Rumour and Renown. Representations of Fama in Western Literature, Cambridge U. P., 2012 ; H. Kerr, & Cl. Walker, Fama and her Sisters, Turnhout, Brepols, 2015 ; G. Guastella, Words of Mouth, Fama and its personifications in Art and Literature from Ancient Rome to Middle Ages, Oxford UP, 2017 ; Fr. Arbelet & M. Devlaeminck (dir.), « Fama, réputation et renommée », Questes, n° 42, 2021.
[4] N. Le Roux, Le Crépuscule de la chevalerie, noblesse et guerre au siècle de la Renaissance, Paris, Champ Vallon, 2015 ; La Légitimité implicite, dir. J.-Ph. Genet, Éd. Sorbonne, 2015 ; F. Cosandey, Le Rang, Paris, Gallimard, 2016.
[5] Héroïsme féminin et femmes illustres (XVe-XVIIe siècles) Une représentation sans fiction, G. Schrenck, A.-É. Spica, et P. Thouvenin (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2019. Voir également le site consacré aux Femmes illustres de Scudéry (1644) : http://www.farum.it/femmes.illustres/?item=intro
[6] Sur la « gloire » (le kleos épique, le kabod hébraïque, la gloria latine), voir en particulier Fr. Joukovsky, La Gloire dans la poésie française et néolatine du XVIe siècle, Genève, Droz, 1969 ; G. Agamben, Il Regno e la gloria : per una genealogia teologica dell’economia e del governo, Vicenza, Neri Pozza, 2007 ; R. Morrissey, Napoléon et l’héritage de la gloire, Paris, Puf, 2010 ; H. Bjørnstad, The Dream of Absolutism, Louis XIV and the logic of modernity, Chicago, UP, 2021.
[7] A. Lilti, Figures publiques, l’invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014. A. Lilti a mené une vaste enquête sur la célébrité aux xviiie et xixe siècles. Il distingue abstraitement les contours de trois « formes de notoriété ». La « gloire », souvent posthume, concerne des êtres d’exception qui ont accompli des exploits. La « réputation » au contraire est locale, elle relève « de la socialisation des opinions par le biais des conversations et des rumeurs ». La « célébrité » enfin suppose une intensification de la communication médiatique, qui donne au public d’une personnalité l’ « illusion d’ [une] intimité à distance » et induit des « processus de subjectivation singuliers » (les « fans »).
[8] Voir en particulier les travaux de Joan DeJean (Tender Geographies. Women and the Origins of the Novel in France, 1992), de Nathalie Grande (Stratégies de romancières, de Clélie à La Princesse de Clèves 1654-1678, 1999) et de Nathalie Freidel, Le Temps des écriveuses, Paris, Classiques Garnier, 2022.
[9] On renverra aux travaux de Perry Gethner, Henriette Godwyn, Aurore Evain ou Edwige Keller-Rahbé sur les femmes dramaturges en particulier et au récent numéro de la revue XVIIe siècle sur les femmes philosophes (dir. M.-Fr. Pellegrin, n° 296, 2023). Sur la notion de « ventriloquie », voir les travaux coordonnés par Diane Desrosiers et Roxanne Roy, Ventriloquie : quand on fait parler les femmes (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Hermann, 2020.
[10] Le terme “performance” est ici entendu au sens large qu’il a dans les performance studies, dont les concepts fondamentaux ont été posés par Richard Schechner et J. Butler.
[11] Scott K Taylor, Honor and Violence in Golden Age Spain, New Haven, Yale University Press, 2008.
[12] R. Amossy, La Présentation de soi, ethos et identité verbale, Paris, Puf, 2010.
[13] G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. de l’it. Marilène Raoila, Paris, Seuil, 1997.
[14] Voir parmi de nombreux travaux : M. Fumaroli, « La Conversation », dans P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire (1984) ; A. Lilti, Le Monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle (2005) ; F. E. Beasley, Salons, History and the Creation of Seventeenth Century France : Mastering Memory (2006).