31 mars-26 juil. 2021, Lens : Les Tables du Pouvoir
Le Louvre-Lens organise une grande exposition sur les arts de la table, qui mêle objets archéologiques, peintures, sculptures, vaisselle, pièces d’orfèvrerie et objets d’art prestigieux. Elle est l’occasion de mettre en lumière, de manière chronologique, l’histoire de conventions sociétales qui se sont cristallisées autour de comportements et de pratiques alimentaires, aux tables officielles puis privées.
Depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, le parcours entend rendre sensibles les évolutions de pratiques culturelles adoptées en Orient et en Occident lors du repas, ainsi que la richesse des échanges de traditions entre les civilisations.
Si le repas est aujourd’hui considéré comme un moment de partage et de convivialité réunissant autour de la table les relations, les familles ou les amis, il a pendant des siècles été l’occasion de mettre en scène le pouvoir. De la pratique antique du banquet donné en l’honneur d’un souverain victorieux à l’invention du couvert, en passant par le basculement du repas pris couché à celui donné autour d’une table, les us et coutumes des arts de la table n’ont cessé d’évoluer. Le repas, dans sa dimension officielle et protocolaire, a été l’occasion pour les sociétés humaines d’inventer un langage artistique et culturel visant à mettre en représentation un système politique, un pouvoir, voire même un individu. Des typologies d’objets, souvent très luxueux, ont été créées en fonction de telles évolutions. L’exposition entend rendre ces changements palpables et sera l’occasion de mettre en lumière ce que nos comportements actuels autour de la table doivent à cet héritage.
Parcours de l’exposition
L’exposition se décline en cinq chapitres qui explorent, de manière chronologique, les origines de nos manières de table.
Prologue : le lavement des mains
En prélude au parcours, le visiteur est accueilli par l’étape du « lavement des mains ». Attestée depuis l’Antiquité, cette pratique est sans doute, avec la prière, l’un des gestes les plus anciens liés au repas. Il est longtemps accompli pour se purifier avant de devenir un geste d’hygiène. L’histoire de l’art témoigne de sa dimension rituelle. Des objets majestueux comme l’Aiguière Klagmann – récipient destiné à contenir de l’eau, pour se laver les mains notamment –, datant d19e siècle, en rappellent la portée hautement symbolique.
Chapitre 1 : la naissance du protocole (3000-700 avant J.-C.)
Le visiteur prend d’abord place à la table des puissants (de -3000 à – 700 av. J.C.), pour interroger la naissance du protocole. Des pièces rares le transportent en Mésopotamie et en Égypte antique, à la table des dieux et des rois, pour décrypter les codes, la préparation et l’organisation du banquet. À l’époque sumérienne, au 3e millénaire avant notre ère, les banquets sont cultuels, donnés en l’honneur de divinités. Ils célèbrent la fondation d’un temple ou une victoire militaire et sont à l’image du « banquet des dieux » décrit par les textes mythologiques. D’étonnants bas-reliefs révèlent ces premiers usages.
Dès l’Antiquité, dominer la table est une manière de dominer le monde. Produits rares et exotiques, invités issus des quatre coins du monde, modes venant de l’étranger : par l’affichage du faste et de l’abondance, le repas devient une démonstration de puissance par le souverain. Celle-ci transparaît dans des objets qui ornent les tables, composés d’or, d’argent et de métaux précieux. La vaisselle de luxe constitue également une partie importante des cadeaux échangés entre souverains. La plupart est en lien avec le banquet et la commensalité : vases à onguent, aiguières et bassin pour se laver les mains, vases en forme de concombre ou de grenade, etc.
La préparation du banquet constitue un art à part entière. En contexte funéraire ou religieux, les civilisations antiques ont produit une large typologie d’objets rendant compte des préparatifs quotidiens des repas de prestige. Des ensembles de moules ornés de figures en relief (thèmes géométriques et animaliers, figures humaines et scènes mythologiques), mis au jour dans des maisons et palais, témoignent du soin particulier apporté à la présentation des mets.
Chapitre 2 : le banquet couché des citoyens
Quittant la table du souverain oriental, le visiteur est invité à découvrir une pratique gréco-romaine : le banquet couché des citoyens (700 av. J-C. – 500 ap. J-C.). Avec l’avènement d’un système politique qui répartit le pouvoir entre plusieurs individus, la Grèce invente une nouvelle façon de penser les manières de table. Étroitement lié à l’émergence de la citoyenneté, le banquet couché insuffle la notion de convivialité au repas, et répond lui aussi à des codes précis. Une importante iconographie se développe autour d’un moment clé, le symposion, la deuxième partie du repas où l’on partage la boisson, chante, joue, discute.
Les citoyens sont représentés allongés sur des klinai (banquettes), accoudés sur le bras gauche et buvant de la main droite. Cette
réunion de convives est devenue un symbole de toute l’Antiquité classique, à laquelle les artistes ne cessent de faire référence jusqu’à l’époque moderne. Elle donne lieu à de nombreuses visions fantasmées d’un temps révolu, où l’on imagine une normalité de la débauche et de l’excès.
Pour accompagner la consommation de vin, les banqueteurs s’adonnent à une grande variété d’activités. Aux débats et discussions philosophiques et politiques se mêlent la poésie chantée et la mélodie des musiciennes, seules femmes admises pour divertir les citoyens. Les banqueteurs s’adonnent également à différents jeux d’adresse et de séduction. Ces habitudes ritualisées entraînent la production d’une vaste typologie de vases et de coupes. Le décor des objets du banquet présente souvent des thèmes liés à Dionysos et à son cortège, ainsi que différents récits mythologiques qui nourrissent les échanges entre les convives.
À partir de l’époque hellénistique, l’expansion et l’enrichissement des empires entraîne une rivalité jusque dans les arts de la table.
Le développement de savoir-faire techniques permet la création de pièces de plus en plus somptueuses, des vaisselles d’argent et de verre notamment, qui concourent à magnifier le banquet. Réservés dans un premier temps aux cercles impériaux et princiers, ces objets se diffusent largement dans les élites provinciales, soucieuses de calquer leur comportement sur celui du souverain. Alliant fonction utilitaire et luxe ostentatoire, ils sont exhibés avec fierté lors du banquet des élites détenant le pouvoir.
Chapitre 3 : le haut bout de la table
Le visiteur rejoint ensuite la table des rois au Moyen Âge en Occident.
L’apparition du haut bout de la table (à partir de 1000 ap. J-C.) marque un temps fort de la société médiévale : le seigneur est au centre d’un dispositif qui atteste de son pouvoir. Le haut bout désigne la place du personnage du plus haut rang, souvent montée sur une estrade et surmontée d’un dais, sorte de chapiteau. Les convives sont alors disposés d’un seul côté de la table. Aux 14e et 15e siècles, le dispositif du banquet du suzerain fonctionne ainsi comme une mise en scène théâtrale, où chaque hôte a son rôle à jouer. Du mobilier et de nouveaux objets luxueux apparaissent, tels la nef de table. Véritable pièce d’apparat, en forme de vaisseau avec des ponts avant et arrière, elle renferme les effets personnels du souverain, à l’abri des poisons. Annoncés au son du cor, les plats, servis couverts, sont amenés et débarrassés par les écuyers. Entre chaque service, pour faire patienter les convives, sont proposés des spectacles de divertissement : les entremets.
Le pouvoir est aussi souligné par la présence de pièces d’orfèvrerie disposées sur les marches d’un dressoir. Ce meuble à étagères, dont le nombre de rangs témoigne du statut social du propriétaire, fait face à la table des convives et vise à exposer l’abondance de vaisselles précieuses. Il est concurrencé à partir du 17e siècle par un objet qui vient couronner la splendeur de la vaisselle disposée sur la nappe : le surtout. Placé au centre de la table, il est porteur des condiments et pourvoyeur d’éclairage lors des repas nocturnes. Il prend progressivement des formes et dimensions monumentales. Celui présenté dans l’exposition, créé pour le Prince de Condé, est considéré comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre dans ce domaine. Le spectacle vient ainsi se poser sur la table.
De l’ordonnance des banquets médiévaux découle le service à la française. Il naît au 17e siècle à la table du roi de France et se diffuse dans toute l’Europe au siècle suivant. Le repas y est divisé en trois ou quatre services successifs, parfois plus. Les plats sont présentés simultanément et répartis symétriquement sur autant de tables que nécessaire. Avant même de combler l’appétit des convives, ils doivent avant tout enchanter le regard. On distingue le premier service (potages, hors-d’œuvre, entrées, etc.), le deuxième service (« rôts » et salades), le troisième service (pâtés froids et entremets) et le quatrième service ou dessert (fruits, biscuits, macarons, fromages, confitures, glaces, etc.).
Entre chaque service, la table est vidée des plats consommés, donnant lieu à un véritable ballet de domestiques. Cette organisation des repas n’est pas sans conséquences sur la vaisselle et explique la grande variété de plateries des services d’argenterie de l’époque : assiettes à potage, à dessert, ordinaires, plats de toutes formes, coquilles, compotiers, pots à oille, terrines, jattes, couvre-plats, soucoupes, etc. Sur une table de 7 mètres de long, le visiteur découvre quarante-cinq pièces du grand service de table commandé par le roi d’Angleterre George III à l’orfèvre de Louis XVI, Robert-Joseph Auguste. Elles offrent un aperçu du faste d’une table royale qui, bien qu’étrangère, s’inspire du service à la française, et témoigne de la virtuosité de l’orfèvrerie parisienne du 18e siècle.
Le cérémonial du Grand Couvert, qui prend sa forme définitive sous le règne de Louis XIV, désigne le repas que prend le roi chaque jour, en public, généralement accompagné de la reine, de ses enfants et petits-enfants. Il permet d’affirmer quotidiennement le pouvoir du monarque. De nombreuses gravures et peintures représentent ces moments rituels de l’Ancien Régime, progressivement concurrencés par la recherche d’intimité des milieux de cour.
Chapitre 4 : du service à la française au service à la russe
Le 18e inaugure de nouvelles manières d’envisager les plaisirs de la table.
La forme trop protocolaire du Grand Couvert laisse si peu de place à la convivialité que, pour y échapper, on invente au sein des « petits appartements » à Versailles et dans les résidences privées du roi, la salle à manger puis la table à manger, de forme ronde. Dans le cadre des Soupers fins, on peut alors s’adonner en toute liberté et en bonne compagnie aux plaisirs d’une gastronomie en pleine effervescence. Le service offert par l’Impératrice Marie-Thérèse d’Autriche à Madame Geoffrin, qui tient l’un des plus célèbres salons artistiques et littéraires parisiens d’alors, rappelle l’atmosphère raffinée des repas consommés dans les toutes premières salles à manger au temps des Lumières.
À partir de 1740, la fabrique de Vincennes – transférée à Sèvres en 1756 – met au point un procédé complexe de double cuisson qui permet d’obtenir une pâte onctueuse et translucide, la porcelaine tendre. L’exposition présente l’un des premiers services de table réalisés, à fond bleu céleste et décor de fleurs, offert à Louis XV. Ces pièces exceptionnelles font la renommée de la France dans toute l’Europe et créent une véritable diplomatie des services de Sèvres, abondamment offerts en cadeaux par le roi. Dès son instauration en 1804, le Premier Empire en devient un commanditaire majeur. Le Service Olympique fait partie des premiers services en porcelaine livrés à Napoléon. Il décore la table de fête au palais des Tuileries à l’occasion du mariage de son frère, Jérôme Bonaparte. La table du Cardinal Fesch, oncle de Napoléon, se déploie également au milieu du parcours. Sur un fond bleu lapis, imitant la pierre dure, le décor de portraits d’empereurs antiques à la manière des camées est un hommage subtil à Napoléon lui-même, qui lui offre ce service.
Au gré des régimes, la Manufacture de Sèvres habille les tables du pouvoir. À l’instar de la Présidence de la République, les ministères d’État disposent de leur propre vaisselle, passant commande aujourd’hui encore. Une table en miroir fait ainsi dialoguer le service des Départements (19e siècle) et son décor floral, au service Diane du ministère de la Culture, conçu vers 1960 et dont le décor est renouvelé en 2007 par l’artiste Fabrice Hyber.
À sa création à la fin du 18e siècle, la manufacture royale du Danemark rejoint la prestigieuse compétition que se livrent les différentes manufactures de porcelaine d’Europe. Elle réalise l’un des plus surprenants et opulents services de table de cette époque, le Flora Danica. Composé de plus de 1800 pièces à l’origine, il aurait été initialement destiné à l’impératrice de Russie Catherine II, grande amatrice de porcelaine, mais n’est jamais livré. Les motifs s’inspirent directement des planches illustrées du Flora Danica (« Flore du Danemark »), et forment comme un grand atlas botanique, avec plantes, champignons et autres lichens. Le service est aujourd’hui encore utilisé à la cour du Danemark lors des grandes occasions.
Dans le cadre de la pièce désormais réservée aux repas, la salle à manger, l’ordonnance du repas continue d’évoluer pour aboutir en un siècle à notre service actuel, dit « service à la russe ». Ce nouveau dispositif témoigne des transformations des modes de vie et de la culture alimentaire au début du 19e siècle. Il implique un nouvel ordonnancement des mets. Les plats ne sont plus présentés de manière harmonieuse et foisonnante en services successifs, mais sont désormais servis individuellement, simultanément à tous les convives. Ces dispositions permettent notamment à tous de manger chaud et réduisent le nombre de domestiques autour de la table. Les verres se multiplient et ne sont plus disposés sur des dessertes mais sur la table, et les couverts individuels s’alignent autour de l’assiette – tels que nous les connaissons aujourd’hui.
Chapitre 5 : le protocole républicain de la table
C’est aux tables de l’Élysée que se conclue l’exposition.
Depuis la Troisième République (1870-1940), les repas officiels de la Présidence française sont des étapes essentielles de la visite d’un chef d’État ou d’un monarque étranger. Ils sont nommés dîners de gala puis dîners officiels et enfin dîners d’État. Le protocole diplomatique mis en œuvre dans leur organisation doit témoigner de l’excellence des arts de la table à la française. Le prestige de la France se traduit par l’utilisation constante des services de la Manufacture de Sèvres, des couverts des Maisons Christoflen et Puiforcat, de la verrerie des cristalleries Baccarat et Saint-Louis. Certains d’entre eux datent des règnes de Charles X (1804-1830), Louis-Philippe (1830-1848) ou Napoléon III (1852-1870).
L’exposition dresse une table hors du temps, réunissant des services créés pour ces monarques : une assiette pour l’entrée du service Capraire, parmi les plus anciens de la Manufacture de Sèvres encore utilisés au Palais de l’Élysée ; le service aux Oiseaux pour le plat de résistance, qui rappelle les planches illustrées de L’Histoire naturelle de Buffon datant du 18e siècle ; le service des Petites vues de France, en dessert, qui met à l’honneur le patrimoine du pays ; ainsi que le service aux Fleurs, réservé à la dégustation de fromage. Les services de Sèvres utilisés par la présidence de la République sont constamment réassortis. Il est à la charge de la manufacture de produire de nouvelles pièces ou de réparer celles usées par le temps ou cassées.
D’autres ensembles sont le fruit de commandes passées par les Présidents depuis la Troisième République, dans une volonté constante d’enrichir le patrimoine français. La création du service Pimprenelle, au début des années 1900, coïncide avec la volonté de moderniser la manufacture. Ses décors à la symbolique républicaine et à l’inspiration Art nouveau sont remis au goût du jour par le président Valéry Giscard d’Estaing dans les années 1970. Le service du Millénaire est commandé pour célébrer le passage à l’an 2000.
Sa réalisation est confiée à l’artiste Philippe Favier qui invite à un voyage cosmique pour signifier ce changement d’ère. Il est accompagné du surtout Constellations créé par le sculpteur Jaume Plensa, aux dimensions vertigineuses, gage d’une prouesse technique de la part des artisans de la manufacture. Ces deux projets renouent pleinement avec la tradition de grands services de tables créés au 18e siècle.
L’organisation d’un dîner d’État au Palais de l’Élysée répond à un protocole strict dont les menus et les plans de table sont le reflet.
Ils participent au rayonnement d’un pays à travers le prisme de la « gastrodiplomatie », l’étude des relations internationales par la cuisine. Les menus sont ainsi le témoin d’un savoir-faire mettant à l’honneur la gastronomie française par le choix des mets et des vins.
Leur évolution graphique et culinaire révèle l’empreinte laissée par la personnalité de chaque président. L’ordonnancement des mets suit cette même inclination, marquée par une baisse significative du nombre de plats depuis le début du 20e siècle. De René Coty invitant la Reine d’Angleterre Elizabeth II dans les années 1950 à Georges Pompidou recevant Léonid Brejnev en 1971, jusqu’à Emmanuel Macron, une véritable galerie s’expose aux visiteurs, pour clore son parcours.
Qu’ils soient rois, empereurs ou présidents, ceux qui sont au pouvoir sont à ce point représentés voire contemplés, depuis l’aube des civilisations, qu’ils constituent encore aujourd’hui le modèle même de nos manières de tables.
Commissariat
Commissariat général : Zeev Gourarier, conservateur général du patrimoine
Commissaires associés :
– Michèle Bimbenet-Privat, conservateur général au département des Objets d’art du musée du Louvre
– Hélène Bouillon, conservatrice du patrimoine, cheffe du service des expositions et des éditions du musée du Louvre-Lens
– Alexandre Estaquet-Legrand, conservateur-stagiaire, Institut National du Patrimoine
– Christine Germain-Donnat, directrice du musée de la chasse et de la nature
– Marie Lavandier, conservatrice générale, directrice du musée du Louvre-Lens
Avec le soutien d’AG2R LA MONDIALE et de son Pôle alimentaire.
Lieu : Le Louvre, Lens, France