L’Histoire Universelle
André Thierry
André Thierry, "L’Histoire Universelle ", dans Bulletin de l’Association d’études sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, année 1979, volume 10, numéro 10, p. 12-17.
Extrait de l’article
En 1616 se produisit un des événments les plus surprenants de notre histoire littéraire : Agrippa d’Aubigné faisait paraître la première édition des Tragiques et commençait l’impression de son Histoire universelle. Comme si Hugo avait donné en même temps au public les Châtiments et une histoire impartiale des débuts du second Empire ! Sans doute d’autres poètes se sont-ils mués en historiens, mais ils n’ont pas laissé d’œuvres ressemblant, même de loin, aux Tragiques, et ni ce qu’ont pu écrire Racine et Boileau promus historiographes du roi-soleil, ni l’Histoire du siècle de Louis XIV, ni les compilations hâtives et alimentaires de Lamartine ne peuvent être comparées à l’ouvrage historique d’Aubigné. Je me propose d’exposer les causes de ce phénomène singulier avant de présenter brièvement les caractéristiques principales de l’Histoire universelle.
Si l’on veut comprendre quels furent les motifs assez forts pour pousser le poète à s’adonner au travail de l’histoire, il convient de se reporter peu avant 1598, année où fut signé l’Edit de Nantes (j’ai pu établir qu’il travaillait déjà à son oeuvre nouvelle à cette date). La fin de la guerre civile ne lui a donné aucune joie, bien au contraire. Il ne s’est pas remis du choc que lui ont causé l’abjuration du roi, en juillet 1593, et partant l’écroulement du fol espoir qu’il avait longtemps nourri : la France se regroupant autour du prince demeuré fermement huguenot et gagnée peu à peu à la Réforme. Le parti protestant, abandonné par son Protecteur, est réduit à négocier un statut qu’il jugera détestable :Vest une paix non paix mais paction d’une ruineuse servitude» (Pages inédites. . ., P. P. Plan, p. 14), et que — comble d’humiliation — le roi ne consentira à signer qu’après tous les accords passés avec les Ligueurs, «jusqu’aux brigandeaux qui tenoyent les moindres bicocques» (Hist. univ., éd. de Ruble, t. IX, p. 292). Cette immense déception est accrue par la constatation que le parti commence à se décomposer : manifestement la paix détend les énergies. Certains Grands, comme Sully, servent Henri IV contre leurs coreligionnaires dans les négociations qui aboutiront à l’Edit ; d’autres abjurent pour parvenir, comme Pierre-Victor Palma-Cayet, ancien prêcheur de Catherine de Bourbon, ou le seigneur de Sancy, surintendant des finances. Quand il survole par la pensée les soixante-dix dernières années, Aubigné a la conviction aiguë (sensible aussi dans Les Tragiques) qu’une décadence s’y est produite. D’abord les pures figures des martyrs, en tout point semblables aux premiers chrétiens, puis les héros irréprochables de la première guerre, parmi lesquels son père, ensuite la démoralisation croissante de soldats prenant le goût du pillage, de la violence, voire de la cruauté, les compromissions avec l’ennemi, et maintenant, chez trop de jeunes-gens, le désir de faire carrière à tout prix, le goût du plaisir.