Tradition et invention dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé
Wolfgang Matzat
Wolfgang Matzat, "Tradition et invention dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé", dans Dix-septième siècle, année 2002, volume 2, numéro 215, p. 199-207.
Extrait de l’article
Le titre de mes réflexions est inspiré par l’important article que Gérard Genette a consacré à L’Astrée. Genette a caractérisé d’une façon très pertinente la place singulière qu’occupe le roman d’Honoré d’Urfé dans l’histoire du genre. Selon lui, L’Astrée est à la fois un aboutissement et une origine. Elle est aboutissement parce qu’elle résume presque tout l’univers romanesque antérieur, la tradition courtoise et chevaleresque, le roman grec actualisé au XVIe siècle et – bien sûr – le roman pastoral comme le modèle plus immédiat d’Honoré d’Urfé. Mais L’Astrée est aussi origine, comme Genette l’affirme d’une manière emphatique : elle n’est rien moins que « le premier grand roman français depuis le Moyen Âge ». C’est ainsi que se détermine le rôle de L’Astrée dans l’histoire du roman (du moins du roman français), selon ses termes, comme « l’œuvre clé, le moment capital : l’étroit goulet par où tout l’ancien se déverse, se reverse dans tout le moderne ». Mais en quoi consiste cette modernité ? Pour répondre à cette question, Genette ne donne que quelques indications sommaires. Après avoir constaté le caractère réaliste de la description de la région de Forez, « dont la précision et le naturel tranchent sur les conventions de l’arcadisme traditionnel », il s’attache surtout à souligner les complexités de l’expérience amoureuse, qui mêle à l’idéalisme conventionnel de la tradition courtoise et néoplatonicienne un érotisme qui semble prédestiné à se prêter à des lectures freudiennes. Pourtant, la modernité de L’Astrée n’est pas seulement thématique, elle est plutôt due aux qualités formelles du texte, qui déterminent la relation entre le texte et le lecteur.
Pour en juger, il est d’abord nécessaire de rappeler un procédé fondamental du roman compris comme genre moderne. Ce procédé consiste – pour le dire d’une façon très simple – dans la création d’un monde fictif constitué de telle manière que le lecteur est amené à le faire sien. Pour rendre possible cette opération magique, le monde romanesque doit être doté d’une nature paradoxale. D’un côté, il faut qu’il soit un monde imaginaire et comme tel marqué par une altérité radicale ; de l’autre, il doit avoir l’air d’un monde familier, proche de la réalité du lecteur. Je crois – et je me propose de le démontrer – que le monde de L’Astrée est un très bel exemple de ce paradoxe, formant ainsi le point de départ de l’évolution étonnante du roman français au cours du siècle.