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Brantôme et les danses de cour

Marie-Joëlle Louison-Lassablière

Comment citer cet article :
Marie-Joëlle Louison-Lassablière, Brantôme et les danses de cour, Paris, Cour de France.fr, 2008. Article inédit mis en ligne le 1er septembre 2008 (https://cour-de-france.fr/article496.html).

(P. 1) Brantôme aimait-il danser ? Très discret sur la question, il aimait en revanche regarder les autres danser, particulièrement les femmes, qu’elles fussent illustres ou galantes.

Avec l’escrime et l’équitation, la danse fait partie de l’éducation des nobles et des obligations de leur rang. Brantôme qui fréquente les Grands de France et d’Europe a donc l’occasion d’être invité à des fêtes de toutes sortes ; aussi la danse est-elle un thème récurrent de son œuvre. Le mot danse y est d’ailleurs employé dans toute sa richesse sémantique, désignant tour à tour un bal de cour, un ballet et même dans une acception métaphorique, l’acte sexuel.
Son point de vue sur la danse est ambivalent. Tantôt, il en décrit l’aspect ludique, la dimension hédoniste qui révèle les qualités physiques du danseur (ou de la danseuse) et sa véritable personnalité. S’agissant des femmes, il écrit : "J’en ay cogneu plusieurs qui eussent mieux aimé oüyr un viollon, ou danser, ou sauter, ou courir, que tous les propos d’amour." [1] Tantôt, il montre que la danse est soumise à une codification. Sa pratique est régie par la loi ; l’auteur fait allusion à l’ordonnance de 1561 par laquelle Charles IX réglementa la conduite des veuves dans les bals, et interdit les danses publiques les dimanches et jours de fêtes :
"ainsi comm’elle avoit veu du temps du Roy François, qui vouloit sa Court libre en tout ; et mesmes que les vefves y dansoient et les prenoit-on aussi librement que l’on faisoit les filles et femmes mariées […]. Voylà des libertez qu’avoient les vefves pour lors. Aujourd’huy cela leur est deffandu comme sacrilège." [2]
La codification est également d’ordre technique. L’auteur évoque le rôle des "appreneurs de danses" [3] qui, sans être nécessairement des virtuoses, enseignent les bases des danses de société. Le XVIème siècle voit naître en effet ce que l’on peut appeler la pédagogie chorégraphique, explicitée dans des manuels qui eurent beaucoup de succès en leur temps.
Dans certaines familles, les enfants se débrouillaient pour apprendre à danser auprès de quelqu’un qui s’improvisait maître à danser :
"J’ay cogneu deux sœurs d’une fort bonne maison, et filles, desquelles on parloit estrangement et d’un grand laquais basque qui estoit à leur père, lequel, soubz l’ombre qu’il dansoit très-bien, non-seullement le branle de son païs, mais tous autres, et les menoit danser ordinairement, mesmes les y aprenoit." [4] (P. 2)
Mais c’est Archange Tuccaro [5] qui sera choisi par Catherine de Médicis pour enseigner la danse aux enfants royaux, plus particulièrement à Charles IX et à sa sœur Marguerite. Car le bal va revêtir de plus en plus d’importance à la cour des Valois et on y cultive l’art de paraître.

I. Les bals

La plupart des bals décrits par Brantôme sont des bals royaux. Il n’est d’ailleurs pas le seul à être inspiré par de telles réjouissances : Ronsard, Baïf, et Jamyn y trouvent matière à poésie [6].
Avant même que Henri III ne définisse précisément les règles de l’étiquette (1583), les bals répondent à un protocole très strict que Brantôme observe et dont il se fait l’écho. Tout y est fixé et d’abord le moment : le bal a lieu après le repas du soir comme dit le vieil adage "après la panse vient la danse". Notre auteur souligne cette habitude "et puis le soir qui estoit après souper […] ainsi que les femmes entroyent dans la salle de bal" [7] L’expression salle de bal est récurrente sous sa plume. En réalité, aucune salle n’est dévolue à ce divertissement ; tout local de grandes dimensions peut convenir puisque la piste de danse proprement dite n’existe pas encore.
C’est le roi qui mène le branle, c’est-à-dire qu’il ouvre le bal, invite qui il veut et choisit les courtisans qu’il veut voir danser ensemble. Par exemple, à l’occasion du sacre de Henri III, Catherine de Médicis nomme les danseurs :
"elle commanda et pria Monsieur de Vaudémont de prendre, pour honorer la feste, Madame la Princesse de Condé la douairière pour danser ; ce qu’il fit pour lui obéir, et la mena le grand bal : ceux qui estoient au sacre comme moy l’ont veu, et s’en pourront bien souvenir" [8].
Le bal est aussi pour le souverain le moyen de tester certains de ses courtisans. Aussi Henri III fait-il danser une jeune femme qu’il suppose enceinte pour vérifier si elle l’est vraiment :
"Toutesfois, sans faire plus grand bruit ny scandale, le soir du bal, la voulust mener dancer le bransle de la torche ; et puis la fit mener dancer à un autre la gaillarde et les autres bransles, là où monstra sa disposition et dextérité mieux que jamais, avec sa taille qui estoit très-belle et qu’elle accommodoit si bien ce jour-là, qu’il n’y avoit aucune apparence de grossesse : de sorte que le Roy, qui avoit jetté ses yeux tousjours fort fixement sur elle ne s’en apperceut non plus que si elle ne fust esté grosse…" [9]
L’ordre des danses est aussi très codifié. On ouvre le bal par un branle, en principe le branle du chandelier. Ensuite vient le grand bal qui est marqué par la pavane, danse majestueuse qui permet à toute la haute noblesse de défiler devant l’ensemble des courtisans et invités, d’où l’expression "la mena le grand bal". Puis s’enchaînent des danses plus sautillantes : gaillardes, courantes, volte et d’autres branles. Le bal se termine obligatoirement par un branle. Chaque danse débute et s’achève (p. 3) par une révérence. On danse aux chansons, mais peu à peu, les danses de cour sont exécutées sur de la musique instrumentale plutôt que vocale, comme l’attestent les tablatures de Thoinot Arbeau.
Les règles de politesse qui régissent le bal s’adressent à la noblesse : tout cavalier doit quitter son épée, chausser des escarpins et non des bottes, ôter ses éperons, user d’un mouchoir en cas de besoin… A cela il faut ajouter quelques usages à connaître, tel celui-ci : quand un homme commande une danse pour inviter la dame de son choix, il doit donner un pourboire au tambourinaire, car c’est lui qui fixe le tempo. S’il n’a pas son dû, il peut accélérer ou ralentir la cadence et ainsi ridiculiser les danseurs.

Les danses dont parle Brantôme

Le branle
Ce terme fait partie du vocabulaire des pas de la basse danse et désigne un changement d’appui du corps. Dans le même temps, il est le nom générique d’une famille de danses collectives dont l’origine remonte au Moyen Age. Si les branles sont répandus dans toute l’Europe, chaque province française, chaque famille aisée pouvait avoir le sien : branle du Poitou, branle de Bourgogne. Certains sont morgués, c’est-à-dire mimés comme le branle des Lavandières qui imite les battements du claquoir sur le linge par des frappements de mains.
Le branle de la torche ou du chandelier est celui dont Brantôme parle le plus, en le désignant parfois sous le nom de branle du flambeau. On en trouve un descriptif très précis dans l’œuvre de Thoinot Arbeau :
"Celuy qui veut le dancer prend un chandelier avec la chandelle allumée, ou une torche ou un flambeau, et en dançant et marchant en avant un tour ou deux par la salle, regardant çà et là celle qu’il veut mener, la choisit telle que bon luy semble, et dancent par ensemble quelque petit espace de temps, et en fin la colloque et laisse seulle au bout de la salle, et faisant la reverence luy donne en main le chandelier, torche ou flambeau, et en dançant se retire en sa place. La damoiselle tenant le chandelier, faict comme elle a veu faire au jeune homme, et en dançant, en va choisir quelque autre, auquel en fin aprez l’avoir mis en sa place, elle donne le chandelier et ainsi consequemment s’appellent a ceste dance les uns les autres." [10]
Ce branle, souvent utilisé pour ouvrir le bal, donnait à chacun une chance de danser avec la personne de son choix ou de son cœur. Pour Brantôme, il est prétexte à louer les femmes qu’il admire, en particulier Marguerite de Valois [11]. C’est un branle grave, dépourvu de sauts ; il s’oppose aux branles gais qui comportent des pas sautillants. Il convient donc aux personnes de la haute société, auxquelles le protocole réserve les basses danses. Dans son exécution, la majesté doit l’emporter sur la virtuosité et il n’y a pas de place pour la performance technique. Par ailleurs, ce branle permet à l’auteur quelques métaphores à valeur laudative qui ont été mises à la mode par le courant pétrarquiste :
"… cette Reyne n’avoit point de besoing, comme les autres Dames, du flambeau qu’elle tenoit en la main ; car celluy qui sortoit de ses beaux yeux, qui ne mouroit point comme l’autre, (P. 4) pouvoit suffire, ayant autre vertu que de mener danser les hommes, puisqu’il pouvoit embrazer tous ceux de la salle…" [12].
Eloge discret que Brantôme place au discours indirect dans la bouche d’autrui, mais qu’il va reprendre à son compte pour faire de ce flambeau la synecdoque de Marguerite de Valois dont le départ assombrit la cour de France :
"… la fortune nous esté à tous nous autres aussi bien ennemye qu’à elle, que nous ne voyons plus ce beau flambeau, voire ce beau soleil esclairer sur nous autres, et qu’il s’en soit allé cacher en ces sommetz et montagnes de l’Auvergne." [13]
La reine Marguerite n’est pas la seule à inspirer Brantôme par sa façon de danser le branle de la torche. Notre auteur semble aussi avoir apprécié les évolutions chorégraphiques d’Isabelle de Limeuil à laquelle il dédie ce sonnet :
"Voyant au bal, où l’on se prend et laisse
D’un grave pas l’un l’autre conduisant
En vostre main ce flambeau reluysant
Vous me semblez l’amoureuse Déesse"
Le poème se poursuit en blason féminin du regard pour s’achever par une hyperbole galante :
"Non un flambeau mais deux soleils ressemble ;
Et n’en fauldroit point d’autre, ce me semble,
Pour se conduire et fust-ce en plein minuit." [14]
Qu’elle se prénomme Marguerite ou Isabelle, la femme qui danse le branle de la torche est celle qui allume dans le cœur de l’homme le sentiment le plus doux parce qu’il lui fait espérer d’être choisi comme son partenaire. Ainsi s’explique peut-être le manque d’intérêt de l’auteur pour les autres branles, pourtant insérés dans le programme de n’importe quel bal de cour à son époque.
Brantôme fait allusion à certaines danses sans les décrire ; il les suppose connues de son lecteur, ce qui nous permet de le situer socialement. Il apparaît nettement qu’à la cour de France, on a importé des danses étrangères mises au goût de jour au gré des relations diplomatiques qu’on entretient avec les pays limitrophes. Par exemple, on y apprécie la gaillarde  : représentative de la danse haute et d’origine lombarde, cette danse essaime dans toute l’Europe dès 1550. En tant que danse de bal, elle vient juste après la pavane. Difficile d’exécution, elle laisse beaucoup d’initiative aux danseurs car ses pas de base, complexes et variés, sont regroupés en enchaînements plus ou moins longs appelés passages. Également d’origine italienne, le pazzemezo est une danse grave. Quant à la sarabande, elle vient d’Espagne et se danse sur trois temps. Cet éclectisme chorégraphique n’a rien de surprenant à une époque où les alliances et les mariages entre Grands supposent une culture de classe plutôt que de pays. (P. 5)

La volte
Avec la volte, on passe au registre sentimental à l’érotisme. De toutes les danses, elle est celle que préfère Brantôme car la chorégraphie est ainsi faite qu’elle dévoile la jambe de la danseuse.
On peut définir la volte en ces termes : danse de couple caractérisée par un mouvement tournoyant soutenu par une mesure ternaire, en vogue à la cour sous Henri III et Charles IX (dont c’était, paraît-il, la danse favorite). La dame que le cavalier tient de la main gauche au creux des reins et de la main droite par le corset, est soulevée par un coup de genou qui lui est donné sous le vertugadin : il s’ensuit un effet d’envol à la fois gracieux et suggestif. Considérée comme immorale, cette danse fut condamnée par les moralistes de tous bords et déclenche la Querelle sur la danse qui sévit dans la seconde moitié du siècle. D’aucuns arguent de l’étymologie du mot volte qui viendrait du provençal "vouta" (=envoûtement) pour vitupérer le vertige qu’elle engendre comme une manifestation évidente de la possession diabolique qui s’empare des danseurs et les conduit à la transe.

Brantôme observe la volte avec un tout autre regard [15]. A la faveur d’une paronomase, il modifie l’étymologie, justifiant du même coup l’intérêt qu’elle présente pour le spectateur :
"Néanmoins nos yeux s’y baissoyent un peu et mesmes quand on dansoit la volte, qui, en, faisant voleter [16] la robe, monstroit tousjours quelque chose agréable à la veue, dont j’en ay veu plusieurs s’y perdre et s’en ravir entre eux-mesmes." [17]
Pas de jugement moral sur la pratique de cette danse : au contraire, Brantôme évoque une danse plus érotique encore, celle de la jarretière périgourdine, en déplorant qu’elle ne soit pas à l’ordre du jour dans les bals de cour alors qu’elle est au moins aussi osée que la volte :
"car les sauts, les entrelassements, les desgagements, le port de la jarretière et la grace des filles portoyent je ne sçay quelle lascivité mignarde, que je m’estonne que ceste danse n’a esté pratiquée en nos Cours de notre temps." [18]
Brantôme ne met pas de frontière sociale entre danses de cour et danses populaires ou régionales. Sans faire pour autant référence aux influences mutuelles, il voit avant tout dans la danse une glorification du corps : la femme, quelle que soit son origine, tire de l’interprétation de la volte ses vraies lettres de noblesse : "on y peut voir aisement la belle jambe, et qui a la chausse la mieux tirée, et qui a la plus belle disposition" [19]. Cette aristocratie de la beauté féminine repose sur des critères dont il a la secret et qu’il élude par un non-dit : "Cette danse se peut mieux représenter par le veuë que par l’escriture" conclut-il.

Considérations techniques
Qu’est-ce qu’une bonne danseuse pour Brantôme ? Très sensible à la beauté féminine, il a quand même son idée sur la qualité d’exécution. C’est dans le Discours sur la reine de France et de Navarre Marguerite (p. 6) que sont détaillées toutes les qualités requises comme si à elle seule cette princesse les incarnait toutes et de façon exclusive. Marguerite, aux yeux de l’auteur, représente l’idéal de la danseuse. Voici les critères qui permettent d’établir sa supériorité sur les autres femmes de la cour :

  • Le synchronisme. Quand Marguerite et son frère dansent, il y a accord parfait entre eux au niveau physique et mental que l’auteur souligne comme quelque chose de rare : "on les voyoit danser tous deux en la grand’salle du bal d’une belle accordance, et de volonté et de dance." [20]
  • La majesté et la grâce. Ce sont des qualités aristocratiques que révèlent la danse, en particulier la pavane. Ici le lexique chorégraphique rejoint celui de la royauté ; majesté et grâce supposent un élitisme de race et de lignée perceptible dans l’usage que le noble fait de son corps. La danse de cour ne peut être parfaitement exécutée que par ceux pour qui elle a été conçue.
  • La maîtrise des pas et des figures. Brantôme observe que "les passages y estoient si bien dansez, les pas si sagement conduictz et les arrestz faictz de si belle sorte qu’on ne sçavoit que plus admirer." [21]. Les mots conduitz et arrestz renvoient à la notion d’aplomb : ils supposent la maîtrise de la direction et de la spatialité du corps.
  • L’expressivité. Comme certaines danses sont morguées, il convient de les interpréter avec l’expression dramatique requise par le genre chorégraphique "en représentant maintenant une gayetté, et maintenant un beau et grave desdain." [22]

Chez Brantôme se mêlent le jugement de l’homme, celui de l’esthète et celui du courtisan pour former une opinion partagée par tous les membres de la cour, un consensus autour des valeurs véhiculées par le savoir-être des Grands :
"car il n’y a nul qui les aye veus en ceste danse, qui ne die ne lavoir veue danser jamais si bien, et de si belle grace et majesté, qu’à ce Roy frère et à ceste Reyne sœur ; et quand à moy, je suis de telle opinion, et si l’ay veue danser aux Reynes d’Hespaigne et d’Escosse très-bien." [23]
Ainsi établit-il une sorte de palmarès des meilleures danseuses d’Europe, fleurons des plus grandes familles régnantes. Ce classement qui se réduit à la dynastie des Valois laisse poindre le chauvinisme de l’auteur, mais il monte également qu’à rang social égal, c’est le talent chorégraphique qui distingue les êtres.

La danse comme euphémisme érotique
Si certains propos de Brantôme peuvent paraître assez lestes, il a recours parfois à des euphémismes pour évoquer des réalités bien connues de tous. De nombreuses expressions contenant le mot danse servent au XVIème siècle à masquer pudiquement l’acte sexuel sous un vocable poétique. Par exemple, "la danse du loup" [24]. Mais l’auteur reste au niveau de la métaphore ; il n’associe jamais la danse à un quelconque dévoiement. Au nombre des expressions employées par Brantôme, on trouve : (p. 7)

  • "elles ont fait le sault" [25] pour : elles sont devenues infidèles à leur mari.
  • "le branle des putains" [26] où le terme chorégraphique est détourné de son sens par son complément déterminatif.
  • "à la grand’dance et à la douce carolle de la Déesse d’Amours" [27].

L’allusion à Vénus est assez explicite mais l’ensemble mérite une explication. La "grand’dance" est un parallèle avec le grand bal où l’on se montre avec ostentation. La "douce carolle" fait référence à une danse médiévale qui s’effectue en chaîne fermée autour d’un arbre ou d’un personnage qu’on finit par appeler le diable et au son d’un rondet de carole, chanson évoquant souvent un thème amoureux. A l’époque où Brantôme utilise ces termes, on ne danse plus la carole.
Toutes ces métaphores insistent sur le mouvement corporel de l’acte sexuel. La dernière renvoie à l’amour courtois, non sans ironie, semble-t-il !

II. Le ballet de cour

Si le bal est lié à l’érotisme et/ou au sentiment, le ballet s’inscrit dans une politique bien déterminée. Comme son nom le laisse entendre, le ballet est d’origine italienne. Il se développe durant le Quattrocento grâce à des maîtres compétents et inventifs : Domenico da Piacenza, Guglielmo Ebreo auxquels succèderont Cesare Negri et Fabritio Caroso. Leur influence se fait sentir en France au retour des guerres d’Italie et surtout à partir du mariage de Henri II avec Catherine de Médicis. Dès lors, on distingue les "balz" des "dances" (comprendre : ballet), les deux termes n’étant pas synonymes. Ainsi quand Brantôme écrit que la reine Catherine "depensoit et donnoit tout, ou faisoit bastir, ou despensoit en d’honorables magnificences ; et prenoit plaisir de donner tousjours quelque recreation à son peuple ou à sa court, comme en festins, balz, dances, combatz, couremens de bagues dont elle en a faict trois fort superbes en sa vie" [28], il n’y a pas pléonasme. Le mot bal renvoie aux danses de société et le terme danse désigne les chorégraphies conçues pour des spectacles.
D’abord pour se divertir elle-même, ensuite pour faire passer un message idéologique, Catherine de Médicis va inventer le ballet politique et s’en servir de façon très médiatique pour donner à ses invités ou à sa cour une lecture officielle des événements présents ou attendus. Brantôme remarque qu’elle "inventoit tousjours quelques nouvelles danses ou quelques beaux ballets." [29] C’est sans doute beaucoup la flatter, mais il est vrai qu’elle se donne les moyens de parvenir à ses fins. Quelques précisions chronologiques vont permettre de comprendre le processus qu’elle met en place pour faire du ballet une arme de propagande contrôlée entièrement par ses soins. Dès 1557, le maréchal de Brissac, gouverneur du Piémont envoie à Catherine de Médicis un certain Baldassarino di Belgiojoso (dont le nom sera plus tard francisé en Balthazar de Beaujoyeux) accompagné d’un groupe de violons italiens. De 1560 jusqu’à sa mort en 1587, Beaujoyeux est l’organisateur des divertissements de la cour et porte le double titre de maître à danser et de maître des veillées. Brantôme fait de lui un portrait élogieux : (p. 8)
"Monsieur de Beau-Joyeux, vallet de chambre de la Reyne mere, et le meilleur violon de la Chrestienté. Il n’estoit pas parfait seulement en son art ny en la musique, mais il estoit de fort gentil esprit, et sçavoit beaucoup, et surtout de fort belles histoires et de beaux contes […] C’a esté luy qui composoit ces beaux ballets qui sont estez tousjours dancez à la Court." [30]
A partir de 1570, une académie de poésie et de musique dont Antoine de Baïf prend la tête, est chargée d’élaborer des textes inspirés de l’Antiquité pour les divertissements royaux. L’année suivante, Catherine de Médicis engage Tuccaro comme maître à danser de Charles IX. Beaujoyeux et lui introduisent dans le vocabulaire chorégraphique des mots italiens correspondant aux nouvelles techniques qu’ils enseignent, par exemple le terme entrechat. La charge de Grand Maître des Cérémonies de la cour est créée en 1585. Cette période très fructueuse voit l’avènement du ballet, composition chorégraphique qui prend appui sur un texte versifié, narratif ou dialogué, où mythologie et allégories se conjuguent pour conférer aux personnages et aux situations représentées une dimension politique. Peu à peu, le ballet se substitue aux entremets et aux mascarades qui jusqu’alors constituaient les seuls spectacles chorégraphiques.

La Défense du Paradis, ou le Paradis d’Amour
Ce ballet est donné à l’occasion du mariage de Marguerite de Valois et de Henri de Navarre. Si Brantôme a assisté à la signature du contrat de mariage le 11 avril 1572, il est absent lors des noces et des festivités auxquelles elles donnent lieu [31]. Néanmoins, il fait allusion à une comédie qui inspira Beaujoyeux pour l’argument du ballet :
"Ce fut une fille en nostre Court, qui invanta et fit jouer ceste belle commédie intitulée Le Paradis d’Amour, dans la salle de Bourbon, à huys clos, où il n’y avoit que les commedians et commediantes, qui servoient de joueurs et d’espectateurs tout ensemble." [32]
La jeune fille en question n’est autre que Marguerite de Valois ; le titre qu’elle a choisi sera conservé par Beaujoyeux pour son ballet. Cette comédie fut interprétée par des nobles et même des membres de la famille royale ; comme le théâtre, le ballet de cour requiert la participation des Grands qui n’ont pas le sentiment de déchoir en se donnant en spectacle. Ainsi, au départ le ballet est conçu comme une transposition gestuelle des pièces comiques.
Ce ballet doit sa célébrité à l’extraordinaire mise en scène de Beaujoyeux. Donné le 20 août 1572, il comportait un dispositif scénique très manichéen : à gauche de la salle l’Enfer, à droite le Paradis, au centre le fleuve infernal sur lequel navigue Charon. Le Paradis est complété par les Champs Elysée avec douze nymphes qui évoluent sur un plateau tournant et sont vêtues à la grecque d’une tunique courte. En d’autres circonstances, Brantôme parlent de filles " vestues à la nimphale". L’argument est tiré de l’actualité : les protestants conduits par Henri de Navarre attaquent le Paradis en un combat dansé. Ils sont vaincus par les catholiques et rejetés en Enfer dont les portes se referment sur eux. Mercure et Cupidon descendent alors du plafond sur un coq géant : Mercure fait un discours moralisateur, puis remonte au ciel, laissant Cupidon faire l’apologie de l’amour. Les catholiques, aidés des douze nymphes, vont délivrer les protestants. Cette libération sur laquelle s’achève le ballet est (p. 9) saluée par un feu d’artifice… Replacé dans son contexte, ce ballet prend un sens très fort. En effet, Henri de Navarre a besoin du mariage avec une catholique pour légitimer sa position : or, l’argument justifie ce qui pourrait passer pour une mésalliance. D’autre part, les rôles de défenseurs du Paradis étaient tenus par Charles IX et ses deux frères, Anjou et Alençon, rappelant que la monarchie est garante du catholicisme comme religion d’État. Le personnage de Cupidon glorifiait autant l’amour des jeunes mariés que la réconciliation entre les deux communautés religieuses : la nuit de la Saint-Barthélemy devait lui apporter un démenti sanglant.

Le ballet des Polonais
Le 9 mai 1573, la Diète de Pologne élisait au trône le frère du roi de France, Henri, duc d’Anjou. Les ambassadeurs de la Diète vinrent à Paris offrir officiellement la couronne à Henri et recevoir son serment de fidélité aux coutumes constitutionnelles de la Pologne. Ils arrivèrent le 19 mai : ne parlant pas le français, pour s’adresser à une cour qui ne parlait pas le polonais, ils s’exprimèrent en latin.
Cette entrevue donna lieu à des fêtes au cours desquelles fut représenté un ballet …en latin ! Ce fut à Jean Dorat que l’on demanda d’écrire cette œuvre de circonstance, qu’il publiera ultérieurement sous le titre Magnificentissimi spectaculi [33]. Ronsard et Amadis Jamyn procurèrent ensuite une traduction en vers français. Beaujoyeux fut chargé de la mise en scène chorégraphique sur une musique de Roland de Lassus, dans le cadre des Tuileries. Le frontispice de Dorat donne le ton de l’ouvrage et sa portée politique. Il est dédié aux rois frères vainqueurs et à leur mère : on y voit Jupiter (Charles IX) qui consulte Pallas Gallica (Catherine de Médicis) et Apollon Gallicus (Henri d’Anjou) sur l’accession de ce dernier au trône de Pologne [34].

Brantôme décrit la fête avec une précision d’autant plus remarquable qu’il nous donne sur la technique du ballet le premier témoignage connu d’un spectateur :
"Après soupper, dans une grand’salle faicte à poste, et toute entourée d’une infinité de flambeaux, elle leur représenta le plus beau ballet qui fut jamais faict au monde (je puis parler ainsi), lequel fut composé de seize Dames et Damoiselles des plus belles et des mieux aprises des siennes, qui comparurent dans un grand roch tout argenté, où estoient assises dans des niches en forme de nuées de tous costés. Ces seize Dames représentoient les seize provinces de la France, avecques une musique la plus mélodieuse qu’on heust seu veoir ; et après avoir faict dans ce roch le tour de la salle par parade comme dans un camp, et après s’estre bien faict voir ainsi, elles vinrent toutes à descendre de ce roc, et s’estant mises en forme d’un petit bataillon bisarrement inventé, les viollons montans jusques à une trantayne, sonnant quasy un air de guerre fort plaisant, elles vinrent marcher soubz l’ayr de ces viollons, et par une belle cadance sans en sortir jamais, s’approcher et s’arrester devant leurs Majestez, et puis après, danser leur ballet si bisarrement inventé, et par tant de tours, contours, et destours, d’entrelasseures et meslanges, affrontements et arretz, qu’aucune Dame jamais ne faillist de (p. 10) se trouver à son poinct ny à son rang : si bien que tout le monde s’esbahist que, parmy une telle confusion et ung tel desordre, jamais ne faillirent leur ordre, tant ces Dames avoient le jugement sollide et la retentive bonne, et s’estoient si bien apprises. Et dura ce ballet bizarre pour le moings une heure…" [35]
Cette description nous informe assez précisément sur la technique utilisée dans ce ballet et appelle également quelques commentaires. En premier lieu, le char qui véhicule le roc sur lequel sont assises les danseuses a été conçu par le dessinateur Mansénius. Trois danseuses de premier plan incarnent des allégories, à savoir la France, la Paix et la Prospérité, auxquelles il convient d’ajouter les seize demoiselles représentant les provinces. Sur le plan chorégraphique, il s’agit d’une entrée. Pendant qu’elle se déroule, le personnage de la France, en 89 vers, célèbre la gloire du pays dont la puissance, grâce à l’alliance franco-polonaise, ramènera Paix et Prospérité en Europe [36]. Pas d’action donc, mais un récit à caractère politique.
Brantôme nous décrit une chorégraphie en ligne. Aucun pas n’est évoqué. Seul le résultat du déplacement est pris en compte, et non la technique mise en œuvre pour l’effectuer. On peut supposer des pas de base (simples ou doubles) pour constituer des figures dont la plupart sont symboliques et destinées à être vues en plongée par des spectateurs qui sont situés dans des tribunes sur trois côtés de la salle. Il ne saurait y avoir de chorégraphie frontale : elle n’apparaîtra qu’au XVIIème siècle.

Le nombre des danseuses est toujours pair (seize en l’occurrence) ; il y va de la symétrie des figures, même quand celles-ci reposent sur la ronde et la chaîne comme le laissent entendre les termes "tours, contours, destours…". Ce ne sont pas des professionnelles, mais des dames de la cour comme le précise l’auteur, ce qui peut expliquer l’admiration qu’elles suscitent en exécutant leur rôle de mémoire et avec grâce.

Contrairement à ce qu’il deviendra par la suite, le ballet n’a pas pour mission de faire rêver, puisque la fiction qu’il donne à voir est ancrée dans la politique du moment. Brantôme explique, pour finir, que les danseuses vont offrir au roi, à la reine, aux ambassadeurs de Pologne et aux autres Grands de ce monde des plaques en or gravées représentant les produits et spécialités de chacune des seize provinces : peut-être est-ce là un rappel des entremets du Quattrocento qui avaient pour but d’illustrer par la chorégraphie le menu d’un banquet. Le ballet n’est donc pas narratif, mais uniquement thématique : l’allégorie y est porteuse d’un message, très concret en l’occurrence.

Enfin, si l’on considère le vocabulaire de Brantôme dans ce passage, on est frappé par l’usage du champ lexical de la guerre : "camps, parade, bataillon". Il faut voir là une influence des ballets équestres et autres carrousels fréquents et très prisés. Ces termes révèlent aussi une insuffisance du vocabulaire chorégraphique, car, au XVIème siècle, décrire la danse revient souvent à parler par métaphores. Le lexique technique ne verra le jour qu’au siècle suivant. D’autre part, le mot bizarre est récurrent dans cette description. S’il marque un étonnement bien légitime de l’auteur qui assiste pour le première fois à un ballet politique, il revêt aussi une connotation esthétique (avec le sens de : capricieux) et désigne un art influencé par le baroque.
Toutefois, l’appréciation de l’auteur est (p. 11) mitigée puisqu’il souligne que le ballet a duré une heure, ce qui est très court pour l’époque. S’y serait-il ennuyé ?
Cela dit, il ne rend hommage dans les pages suivantes, ni aux artistes ni aux exécutants, mais à la reine Catherine, en ces termes : "Et nottez que toutes ces inventions ne venoient d’autres bouticques ny d’autre esprit que de la Reyne ; car elle estoit maistresse et fort inventive en toutes choses." [37], ce qui montre à quel point il a compris l’intérêt politique de ce nouveau mode de propagande. Catherine de Médicis ne fut pas la seule à suggérer des ballets à Beaujoyeux. Le célèbre Ballet comique de la Reine donné en 1581 pour le mariage du duc de Joyeuse et de Marguerite de Vaudémont, lui fut inspiré par Louise de Lorraine, épouse d’Henri III, qui y figurait parmi les danseuses. Brantôme fait très brièvement allusion à ces réjouissances somptueuses mais ne décrit pas le ballet. L’a-t-il vu ? En automne 1581, il a d’autres préoccupations : il voudrait succéder à son frère malade et adresse dans ce but une requête à Henri III. Les fastes de la noce lui sont sans doute indifférents [38].

Ce n’est donc pas la danse qui intéresse vraiment Brantôme et il ne se déplace pas pour voir un beau spectacle au sens artistique de terme. Bals et ballets présentent à ses yeux deux attraits majeurs. Le premier, c’est l’érotisme. Il est fasciné par les jambes des danseuses et il ne s’en cache pas :
"je dis que nous avons veu en nos courtz et représenter par nos Reynes, et principalement par la Reyne mère, de fort gentilz balletz ; mais d’ordinaire, entre nous autres courtisans, nous jettions nos yeux sur les pieds et jambes des dames qui les representoient, et prenions par-dessus tout très-grand plaisir voir porter leurs jambes si gentiment, et démener et frétiller leurs pieds si affettement que rien plus." [39]
Le second est plus subtil : le bal comme le ballet divinise en quelque sorte les Grandes de ce monde, confère aux femmes qui les organisent autant qu’à celles qui y participent une aura qui les distingue à jamais du reste de l’humanité et légitime l’admiration qu’il leur voue, surtout quand d’autres la partagent. Aussi éprouve-t-il une véritable jubilation à rapporter les propos de Don Juan d’Austrie regardant danser Marguerite de Navarre :
"il la contempla fort, l’admira, et puis l’exalta par dessus les beautez d’Hespaigne et d’Italie (deux régions pourtant qui en sont très-fertiles) et dist ces mots en hespaignol : Aunque tal hermosura de Reyna sea mas divina que humana, es mas para perder y damnar los hombres que salvarlos." [40]
Ainsi, Brantôme assiste à un processus de divinisation des Grands par la danse qui ira crescendo et qui atteindra son paroxysme lorsque Louis XIV entrera en scène avec le costume du Roi-Soleil. Par le truchement de la mythologie, le roi deviendra alors un astre mais aussi un dieu, et le ballet diffusera les principes de l’absolutisme.

M.-J. Louison-Lassablière
UMR C.N.R.S 5037
Saint-Etienne

Notes

[1BRANTOME (Pierre de BOURDEILLES, seigneur de), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1991, p. 491.

[2Ibid., p. 526.

[3Ibid., p. 484.

[4Ibid., p. 477.

[5Il est l’auteur d’un manuel intitulé : Trois Dialogues de l’exercice de sauter et voltiger en l’air, Paris, Claude de Monstr’œil, 1599.

[6A ce sujet, voir l’excellent article de M.-M. FONTAINE, "La danse dans la littérature de 1572 à 1636" in L’Automne de la Renaissance (1580-1630), Paris, Vrin, 1981, pp. 319-328.

[7BRANTOME, Op. cit., p. 390.

[8Ibid., p. 526.

[9Ibid., p. 633. Il s’agit de Françoise de Rohan.

[10ARBEAU (Thoinot), Orchésographie, Lengres, J. des Preys, 1588, fol. 86 R°.

[11BRANTOME, Op. cit., p. 150.

[12Ibid., p. 151.

[13Ibid., pp. 151-152.

[14Recueil de poésies in BRANTOME, Op. cit., sonnet LVI.

[15Sur ce point, je suis en complète opposition aux thèses développées par O. MARMIN, Diagonales de la danse, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 101-111 : "En compagnie de Brantôme".

[16C’est moi qui souligne.

[17BRANTOME, Op. cit., p. 450.

[18Ibid., p. 688.

[19Ibid., p. 688.

[20Ibid., p. 149.

[21Ibid., p. 150.

[22Ibid., p. 150.

[23Ibid., p. 150.

[24Expression attestée par BOUCHET (Guillaume), Les Sérées (1584), Paris, Lemerre, 1873, Quatrième série.

[25BRANTOME, Op. cit., p. 290.

[26Ibid., p. 477.

[27Ibid., p. 492.

[28Ibid., p. 52.

[29Ibid., p. 36.

[30Ibid., pp. 543-544.

[31Cf. LAZARD (Madeleine), Pïerre de Bourdeilles, seigneur de Brantôme, Paris, Fayard, 1995, p. 128 et 145.

[32BRANTOME, Op. cit., p. 469.

[33Titre complet dans sa traduction française : Les très somptueux spectacles produits par la reine Catherine, mère des rois, dans ses jardins hors la ville en l’honneur de la proclamation d’Henri toujours vainqueur comme roi de Pologne. L’œuvre latine fut publiée à Paris par Morel en 1573.

[34BOURCIER (Paul), Naissance du ballet, Paris, La recherche en danse, 1995, p. 191.

[35BRANTOME, Op. cit., p. 54.

[36PRUDHOMMEAU (Germaine), Histoire de la danse, tome II, Paris, Amphora, 1989, pp. 59-63.

[37Ibid., p. 55.

[38COCULA-VAILLIERES (Anne-Marie), Brantôme. Amour et gloire au temps des Valois, Paris, Albin Michel, 1986, p. 376.

[39BRANTOME, Op. cit., p. 450

[40Ibid., p. 121.