Molière à Saint-Germain-en-Laye
Georgie Durosoir
Comment citer cette publication :
Georgie Durosoir, « Molière à Saint-Germain-en-Laye », dans Catherine Cessac (dir.), Molière et la musique. Des états du Languedoc à la cour du Roi-Soleil, Les Presses du Languedoc, 2004 (p. 61-68). Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er avril 2010 (https://cour-de-france.fr/article1506.html).
C’est à deux reprises que Molière fut convié à participer à des divertissements royaux donnés par Louis XIV à Saint-Germain-en-Laye. La première fois, il fut associé à Isaac de Benserade pour la création d’un vaste spectacle : Le Ballet des Muses ; la seconde fois il fut seul requis pour écrire une comédie-ballet intitulée Les Amants magnifiques. Dans les deux cas, Lully composa la musique.
Nous sommes en 1666 : peu après la mort de sa mère Anne d’Autriche, le roi a choisi de faire de Saint-Germain sa principale résidence, en alternance avec le Louvre. On peut donner dans ce palais, contrairement à Versailles dont l’intérieur est alors petit et peu confortable, des spectacles de théâtre, musique et danse comme la cour les affectionne. Le roi décide donc d’organiser de grandes fêtes à Saint-Germain : elles s’étendront du 2 décembre 1666 au 19 février 1667. Le Ballet des Muses en fut l’un des plus beaux fleurons. Redonné plusieurs fois entre ces deux dates, ce spectacle se présente comme une œuvre constamment restructurée ; déjà complexe lors de sa création (13 entrées mêlant chants et danses) elle est remise en question à chaque représentation, soit que l’on retranche ou que l’on ajoute des épisodes théâtraux interpolés entre les entrées. Ces insertions trouvent leur légitimité en s’apparentant au sujet de l’entrée de ballet à laquelle elles s’unissent.
Pour la première représentation de décembre, Molière avait écrit Mélicerte, pièce destinée à accompagner l’entrée de Thalie, muse de la comédie. Mais l’absence de musique dans cette insertion avait peut-être paru regrettable, puisque, en janvier 1667, Mélicerte disparaît du spectacle, remplacée par la Pastorale comique ornée de musiques et de danses. Enfin, le 4 février, un nouvel et dernier ajout est fait aux 13 entrées initiales : une nouvelle comédie de Molière : Le Sicilien ou l’Amour peintre qui constitue la 14ème entrée du ballet (voir le tableau en fin de l’article).
Spectacle en réécriture permanente, accueillant des inclusions optionnelles, lieu du théâtre dans le théâtre, règne de la comédie dans le ballet et des épisodes musicaux dans la comédie, telle est la structure complexe et hautement divertissante des spectacles royaux depuis le début du XVIIe siècle. Musique instrumentale, chant et danse se mêlent dans le ballet comme se fondent en un même jeu chorégraphique les Grands du royaume et les musiciens de la chambre, officiers de la maison du roi. Le Ballet des Muses avait pour principal auteur Isaac de Benserade (1612-1691), poète polygraphe admiré pour sa virtuosité d’écriture et régulièrement sollicité pour orner de sa poésie la vie de la cour et ses spectacles. Le thème général du ballet, les neuf muses, permettait toutes sortes de variations : on voyait les Muses quitter le Parnasse pour venir vivre à la cour de France, royaume des Arts et des plaisirs. Les Arts décidaient d’offrir un spectacle à chacune d’elles, selon sa personnalité symbolique.
La Pastorale comique offerte à Thalie lors de la 3ème entrée, comportait treize scènes dont huit intégraient des épisodes musicaux plus ou moins développés. Elle ne nécessitait cependant que quatre acteurs et deux musiciens ; Molière lui-même jouait le rôle de Lycas, « riche pasteur ». Mêler le parlé et le chanté suppose une dramaturgie bien calculée. C’est un grand mérite de Molière d’avoir su utiliser les stratégies léguées par le théâtre de rue, par son métier de comédien ambulant qui doit savoir tout faire, d’avoir su inventer des situations burlesques mais crédibles pour intégrer comme naturellement la musique à certaines de ses comédies. Cette musique-actrice sera comme les personnages : tantôt statique (les airs d’amour, les messages cryptés du galant à sa belle, au nez du barbon), tantôt animée (querelles chantées, combats dansés, scènes pastorales). Les scènes musicales de la Pastorale comique s’inscrivent dans l’action avec le plus grand naturel si l’on fait la part des stratégies usuelles du quiproquo et de la mise en abyme. L’auteur et le compositeur conjuguent leurs talents pour jouer sur le comique de situation : galimatias chanté avec intention apparemment persuasive ; sur le comique de décalage : dialogue bancal de voix inégales créant un comique très singulier qu’aucune situation purement verbale ne peut rendre ; comique de référence : l’expression outrée et parodique du désespoir amoureux renvoyant par dérision aux grandes scènes de l’opéra italien connues des Français. La stratégie commune de Molière et de Lully fonctionne admirablement comme générateur d’un comique inédit, inouï, d’autant plus efficace que le rire est porté par les rythmes musicaux et que l’esthétisation de la parole par le chant et de la scène vue par la danse renforce tous les effets émotionnels. On voit ainsi La Pastorale comique, grand intermède de théâtre, creuser sa place dans le ballet, un spectacle contaminant l’autre dans un esthétique de fête et d’ironie toujours présentes à côté du faste du divertissement royal.
Une fois conclue la Pastorale comique, le ballet proprement dit reprenait son cours où il l’avait laissé. D’entrée en entrée, le divertissement nous fait rencontrer Alexandre et Porus, entourés de Grecs et d’Indiens qui chantent et dansent, des poètes sérieux et d’autres ridicules (dont le roi), Orphée et une nymphe (Orphée était Lully et la nymphe la déjà célèbre Mademoiselle Hilaire) en offrande à la muse Calliope. Six amants et amantes honorent Erato tandis que Polymnie reçoit les hommages de trois orateurs latins et de trois philosophes grecs, Terpsichore voit danser pour elle des Faunes et des Femmes sauvages. La onzième entrée sera somptueuse en réunissant dix huit dames incarnant les Muses et les Pierides et le roi reviendra sur le devant de la scène, entouré du marquis de Villeroi et du maître de ballet Beauchamp, pour incarner une nymphe. Pour finir, Jupiter (Monsieur le Grand Ecuyer) viendra changer en oiseaux les insolentes Piérides.
Mais la fin d’un ballet est toujours attristante ; on ne peut admettre de quitter la fête, de reléguer au rang des souvenirs les ors des costumes et les danses des violons. Aussi l’adjonction d’une quatorzième et dernière entrée, surtout issue du talent de Molière, est-elle ordonnée par le roi ; elle prend sa place dans la représentation du 14 février 1667. Benserade, qui n’aimait guère Molière, avait dû cependant lui faire une nouvelle place et, comme pour conjurer sa mauvaise humeur, il lui avait consacré quelques vers élogieux :
Le célèbre Molière est dans un grand éclat
Son mérite est connu de Paris jusqu’à Rome
Il est avantageux partout d’être honnête homme
Mais il est dangereux avec lui d’être un fat
Après Mélicerte et la Pastorale comique, c’était donc par Le Sicilien ou l’Amour peintre que Molière prenait à nouveau place dans le Ballet des Muses. L’argument suivant accompagnait sa publication : « Après tant de nations différentes …, il manquait à faire voir des Turcs et des Maures, et c’est ce qu’elles [les Muses] s’avisent à faire dans cette dernière entrée, où elles mêlent une petite comédie pour donner lieu aux beautés de la musique et de la danse, par où elles veulent finir ». Ainsi se trouvait légitimée l’entrée dans le ballet de cette turquerie de Molière. La comédie s’adjoint très naturellement la présence de musiciens, en rendant nécessaires des sérénades amoureuses et une mascarade en musique offerte par l’amoureux Adraste à la belle Isidore, esclave grecque. Haly, esclave turc d’Adraste, conviait des musiciens à chanter sous le balcon d’Isidore pour obliger celle-ci à paraître à sa fenêtre. Cette situation motivait une entière scène chantée par les musiciens de la Chambre. Le classique subterfuge de l’amant s’introduisant chez l’aimée sous un prétexte fallacieux (Molière joua des faux musiciens, des faux professeurs et ici d’un prétendu peintre) permet à Adraste de se déclarer à Isidore. Haly détourne l’attention de Dom Pèdre en lui offrant un divertissement dansé par des Turcs de fantaisie et en lui chantant un aimable galimatias Chribirida houcha la, dont cependant, le barbon n’est pas dupe. Mais lorsque Dom Pèdre voudra saisir la justice, il n’aura à faire qu’à un charlatan, en la personne du Sicilien, lequel lui offrira une mascarade composée de Maures. Le pauvre Dom Pèdre, abusé et… désabusé, ne pourra que conclure :
La peste soit du fou avec sa mascarade !
Il fallut attendre trois ans pour que Molière reprît le chemin de Saint-Germain-en-Laye. Ce fut lors du carnaval, en février 1670, austère carnaval au cours duquel le roi ne prit pas part au ballet. Le spectacle commandé à Molière – qui triomphait ainsi momentanément dans la sourde querelle qui l’opposait à Benserade – s’appelait Les Amants magnifiques ; il fut dansé 5 fois à Saint-Germain.
Dans Les Amants magnifiques, Molière choisit une stratégie très simple d’introduction des intermèdes, qui lui permet de faire l’économie des ruses habituellement utilisées dans le mélange des genres : ces divertissements chantés et dansés étant simplement offerts à l’héroïne principale, ils ne se mélangent pas à la substance du texte théâtral et leur intérêt dramatique propre est extrêmement limité. En revanche, ils sont le lieu d’expression de la magnificence : douze Tritons paraissaient, accrochés aux rochers, et répondaient en chœur à Eole ; celui-ci s’élevait « au-dessus des ondes sur un petit nuage » ; quatre Amours montés sur des dauphins siégeaient au milieu de la mer, incarnés dans quatre Pages de la Chambre. A côté d’intermèdes très brefs, le troisième se présentait comme une pastorale en musique très développée, comportant un prologue et 5 scènes chantées, récits et dialogues entre bergers et bergères, nymphes et satyres, faunes et dryades ; l’esthétique du genre pastoral ainsi que la cohésion du tout imposaient une emphase tiède et sans conviction (témoins ces multiples exclamations : Ah ! Hélas ! Quelle faiblesse, Quel martyre ! Ah, quelle peine extrême ! Ô ciel !). Le sixième et dernier intermède bénéficiait d’un décor grandiose et d’un effectif artistique très important, rôles chantés et dansés : 6 voltigeurs sur des chevaux de bois, 6 hommes portant des haches, 4 conducteurs d’esclaves, 8 esclaves, 4 hommes armés à la grecque, 4 femmes armées à la grecque, 2 sacrificateurs musiciens et prêtresse musicienne, un héraut, 6 trompettes, un timbalier. Tous accompagnaient la danse héroïque d’Apollon au son d’un grand « choeur de musique ».
Ici encore, l’association de Molière et de Lully réalise la parfaite cohésion du double édifice théâtral et musical ; qu’ils visent le burlesque ou la splendeur, leurs talents se conjuguent sans faille pour donner au roi de France ces spectacles que l’Europe lui envie, spectacles faits de contrastes, de mélanges incongrus, de regroupements hétéroclites, de surprise et d’enchantement. Le verbal se mêle au musical tandis que la musique et la danse font irruption dans les scènes de la comédie. Comme se mélangent les danseurs de la Chambre et les Grands du royaume, les parlers noble et rustique, les accents de la cour et de la province, voix et instruments mêlent leurs timbres . Tout est splendeur, fantaisie, ironie, clin d’œil aux initiés (et tout le monde l’est, à la cour), joyeux mélange des genres, des personnes, des tons et des cultures.
Ballet des Muses
Textes de Isaac de Benserade, musiques de Jean-Baptiste Lully
- Plan du ballet avec les insertions de comédies
- Plan sommaire des comédies de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière
Dialogue Mnémosyne/muses | Chanté |
1ère entrée : Uranie, planètes et dieux | Dansé |
2ème entrée : Melpomène, Pyrame et Thisbé | Nobles dansants |
3ème entrée : Talie : d’abord Mélicerte, « comédie pastorale héroïque » de Molière, sans musique ; puis la Pastorale comique, de Molière, avec musique et danses (Janvier 1667) | |
4ème entrée : Euterpe, bergers et bergères | Chanté/dansé |
5ème entrée : Clio, Alexandre, Porus, Grecs et Indiens | Dansé |
6ème entrée : Calliope et Poètes plus, en janvier 1667, Les Poètes, comédie de Quinault et une mascarade espagnole | Dansé |
7ème entrée : Orphée, une nymphe | Chanté |
8ème entrée : Erato et amants célèbres | Nobles dansants |
9ème entrée : Polymnie, Orateurs et Philosophes | Pantomime |
10ème entrée : Terpsichore, Faunes et Femmes sauvages | Chanté/dansé |
11ème entrée : Muses et Piérides | Nobles dansants |
12ème entrée : Nymphes | Nobles dansants |
13ème entrée : Jupiter métamorphose les Piérides | Nobles dansants |
14ème entrée : ajoutée le 14 février 1667 : Le Sicilien ou l’Amour peintre, de Molière. |
Plan de la Pastorale comique
Scène 1 : | Parlé |
Scène 2 : Cérémonie magique de chantres et danseurs | Chanté/Dansé |
Scènes 3 à 6 : | Parlé |
Scène 7 : | Chanté/parlé |
Scène 8 : Paysans | Dansé |
Scène 9 : | Parlé/Dansé |
Scènes 10 et 11 : | Parlé |
Scène 12 : | Chanté/parlé |
Scène 13 : | Chanté/parlé |
Scène 14 : | Chanté |
Scène 15 : | Chanté/Dansé |
Plan de la comédie Le Sicilien
1 et 2 : | Parlé |
3 : | Chanté |
4 à 7 : | Parlé |
8 : | Chanté/dansé |
9-19 : | Parlé |
20 : | Dansé |