Noelia García Pérez (dir.), Mary of Hungary, Renaissance Patron and Collector. Gender, Art and Culture
Kathleen Wilson-Chevalier
Kathleen Wilson-Chevalier, "Noelia García Pérez (dir.), Mary of Hungary, Renaissance Patron and Collector. Gender, Art and Culture", Paris, Cour de France.fr, 2022. Compte rendu publié le 16 oct. 2022 (https://cour-de-france.fr/article6444.html)
Noelia García Pérez (dir.), Mary of Hungary, Renaissance Patron and Collector. Gender, Art and Culture, Turnhout, Brepols 2020, 231 p., ISBN 978-2-503-58948-0, 60€.
Ce volume collectif, paru dans la collection Études Renaissantes de la maison d’édition Brepols et dirigé par Noelia García Pérez, professeure d’Histoire de l’art à l’Université de Murcie (Espagne), est le second volume de publication des Jornadas internationales de Arte, Poder y Género, journées d’études centrées sur le patronage féminin organisées à l’université de Murcie depuis quelques années. Le premier volume, déjà dirigé par Noelia García Pérez, était consacré au mécénat de la reine Isabelle la Catholique et de ses filles (Isabel la Católica y sus hijas. El patronazgo artístico de las últimas Trastámara, 2020), tandis qu’un troisième prochainement publié mettra en valeur la figure de la régente Juana de Austria, sœur de Philippe II. Ce livre-ci se compose de : (1) une introduction présentant Marie reine de Hongrie, archiduchesse d’Autriche, grande régente des Pays-Bas au service de son frère l’empereur Charles-Quint dans le sillon de sa tante Marguerite d’Autriche, et sœur de la reine Eléonore d’Autriche, deuxième épouse de François Ier ; (2) une première partie avec trois contributions pour situer la figure de Marie de Hongrie ; (3) une deuxième partie avec six contributions dédiées à Marie et les arts ; (4) deux appendices reproduisant des documents d’archives ; (5) une liste d’illustrations, une bibliographie et un index.
La première contribution, intitulée « Challenging Images : Charles V’s Relationship with Art, Artists and Festivities », lance le volume avec force. M.J. Rodríguez-Salgado, y explore tout d’abord la question importante des festivités organisées en l’honneur de Charles V, abordées en tant que phénomène culturel partagé. Ces fêtes visent à plaire à l’empereur, mais pour les mettre en place son entourage doit négocier avec les autorités locales, ce qui est une tâche parfois ardue. Le rôle joué par Marie de Hongrie atteint son apogée avec les festivités des Pays-Bas en 1549 et 1550, quand elle aide son frère à imposer la succession de son fils. La régente choisit son château de Binche pour la mise en scène des fêtes les plus élaborées. Ensuite, l’illustration par Jan Cornelisz Vermeyen d’une cérémonie tenue le 30 avril 1540 à Gand (fig. 1.1), permet de comprendre comment on idéalise des rites conçus pour assujettir. On y voit l’empereur et la régente présenter leurs récriminations aux citoyens rebelles, mais la réalité de l’humiliation subie est fortement édulcorée. Dans le domaine du patronage de l’art et de l’architecture militaire, c’est Charles qui domine ; quant au patronage musical, la régente l’emporte. La Chapelle impériale est plus petite que celle de sa sœur. Marie accepte de partager avec son frère un organiste hérité de sa tante, Fleurquin Nepotis, mais refuse de le lui céder. C’est la gouvernante Marie qui gère la production des célèbres tapisseries glorifiant la campagne de Tunis. Et même l’illustre portrait équestre de l’empereur peint par Titien revient en fait à la régente sa sœur.
Dans « Like Aunt like Niece ? Assessing the value of Margaret of Austria’s Collection for Mary of Hungary », Dagmar Eichberger montre que la collection artistique de « la reine de Hongrie » dépasse celle, déjà très importante, de sa tante Marguerite d’Autriche. Marie devient la principale héritière de la régente qui l’a directement précédée, et elle se pare de son image de veuve. Une des séries de tapisseries transmises de gouvernante à gouvernante illustre la Cité des Dames de Christine de Pizan, alors que les œuvres de cette promotrice de la cause des femmes glissent d’une bibliothèque à l’autre. La sœur de l’empereur réemploie aussi une partie des artistes jusque-là au service de leur tante. Les imposantes collections de livres, de tapisseries, de tissus, d’objets précieux et de mobilier de Marguerite sont agrandies. À sa galerie de portraits dynastiques Marie ajoute des grands tableaux du Titien, de Michiel Coxcie, ou encore d’Anthonis Mor. Parmi la sélection d’objets emportés en Espagne par Marie à la fin de sa vie, figure le lit de camp de Ludovico Sforza et le célèbre Double portrait des époux Arnolfini, provenant toujours de Malines.
L’italianisation croissante de l’art promu par Marie de Hongrie ouvre la voie à l’étude qu’Annemarie Jordan Gschwend consacre à La vita della serenissima reina Maria d’Austria, reina d’Ungheria. Publiée à Venise en 1553, au moment où la présence impériale s’impose toujours davantage en Italie, cette biographie est composée par le véronais Alessandro Nogarola, un proche conseiller de la régente, qui travaille de concert avec son épouse. Celle-ci est la fidèle Lucrezia di Cavalli, dame d’honneur de Marie dès sa période hongroise, et encore largement pensionnée à la mort de la reine de Hongrie. Ce panégyrique est riche d’entretiens où la régente prend la parole ; il offre donc un précieux complément aux portraits imagés, peints et gravés. La transmission est ainsi également assurée par l’écrit. Parmi les grandes dames dédicataires des volumes de Nogarola se trouve la troisième régente habsbourgeoise des Pays-Bas au XVIe siècle, Marguerite de Parme, fille illégitime du frère de Marie, ce qui témoigne d’une volonté certaine de resserrer les liens avec l’Italie.
La deuxième partie du volume, plus longue, est dédiée à Marie de Hongrie et les arts. Noelia Garcia Pérez propose une présentation analytique des études majeures portant sur l’efficacité politique du mécénat de Marie de Hongrie au moment de leur retrait en Espagne, lorsque ses missions de gouvernement au féminin finissent par l’épuiser. Plusieurs sources de premier ordre (inventaires des palais de Coudenberg et de Turnhout, inventaire après décès de Marie, lettres et relations de voyage) ont permis aux historiens de retracer une partie de ses acquisitions en les différenciant de celles de son frère, ce qui n’est pas une mince affaire. Après quelques années difficiles caractérisées par le manque de liquidités, Marie connaît une phase triomphante, associée surtout avec son palais de Binche, érigé en dialogue avec le château de Fontainebleau où gite sa sœur Eléonore, et avec le pavillon de chasse de Mariemont, une affirmation de la passion de cette grande chasseresse. Parmi les questions encore ouvertes, se trouvent l’impact de ses collections en Espagne et les leçons qu’elle a pu transmettre aux autres mécènes habsbourgeoises de son époque. J’ajoute que l’étude systématique des échanges entre la reine de Hongrie et sa sœur Éléonore reine de France, démontrerait probablement à quel point ces échanges artistiques sont à double sens.
Dans « Titian, Mary of Hungary and Venus and Psyche », Miguel Falomir inscrit Marie de Hongrie parmi les « mécènes clés » du Titien, dont les œuvres majeures sont conservées au musée du Prado, qu’il dirige. Entre 1548 et sa mort en 1558, Marie a acquis plus de tableaux du maître vénitien que tout autre collectionneur. Si l’initiative de la commande du portrait équestre du Prado revient à Charles V, il figure toutefois dans l’inventaire après décès de la régente. Le cœur même de l’Empire se trouve encore dans les territoires gérés par Marie, et le tableau provient vraisemblablement de l’importante galerie de portraits dynastiques logée dans son palais de Coudenberg. À côté d’autres portraits et tableaux religieux du Titien, sa collection renferme les plus grandes toiles mythologiques du XVIe siècle, quatre œuvres destinées au palais de Binche. Falomir note qu’aucune autre mécène contemporaine n’a recours à de tels nus masculins invoqués à but politique. Sa contribution conclut avec l’analyse détaillée d’un cinquième tableau mythologique perdu, dont le sujet de Vénus et Psyché figurait également dans une des grandes séries de tapisseries de Marie.
En utilisant comme titre la citation « A woman who is so much like a man », empruntée à Andrea Navagero), Kelley Helmstutler Di Dio étudie les magnifiques portraits réalisés de/et pour Marie par Leone et Pompeo Leoni. Ces œuvres en bronze et en marbre sont amplement illustrés avec (la copie de) son portrait par le Titien. C’est par l’entremise d’Antoine Perrenot de Granvelle que le père Leone débarque en 1549 à la cour de Bruxelles. Il y réalise des bustes et des statues en pied, dont la représentation la plus féminine de Marie, pour ce conseiller impérial en 1555, et aujourd’hui à Vienne. La rencontre des Leoni avec la régente infléchit fortement leurs carrières. Leurs œuvres gagnent en monumentalité, exprimant de plus en plus ouvertement la virilité d’une gouvernante chasseresse contrainte à s’imposer devant une opposition de plus en plus hostile. Dans la toute dernière représentation due à ces artistes, réalisée pour l’Escorial longtemps après sa mort par Pompeo, Marie se fond dans un ensemble dynastique. Néanmoins le style de ces statues funéraires demeure celui que le père et le fils ont forgé auprès de la régente.
La contribution d’Anne-Sophie Laruelle prend pour objet Les labeurs d’Hercule – une des non moins de 38 séries de tapisseries ayant appartenu à Marie de Hongrie, que l’auteure considère être « la plus célèbre de la Renaissance » illustrant ce thème populaire. Attribuées ici à l’atelier de Bernaert van Orley, ces douze pièces ont été vendues à Bruxelles en 1535 par Willem Dermoyen. Il s’agit du premier achat documenté de la régente, et la série offre un autre bel exemple d’une transmission de femme à femme. Marie hérite Van Orley de sa tante Marguerite d’Autriche, elle-même propriétaire de tapisseries dédiées à l’histoire d’Hercule ; en 1558 elle laisse la série à sa nièce Juana d’Autriche. Ces tapisseries marquent sa loyauté envers l’empereur son frère, maintes fois associé au demi-dieu, et elles témoignent aussi de l’engagement de Marie dans la bataille des Habsbourg contre François 1er et Henry VIII, d’autres « Hercule » contemporains. La virile Marie s’est peut-être reconnue personnellement dans ce thème de lutte.
Dans « Mary of Hungary (1505-1556) : Female Reading and Dynastic Bibliophily », José Luis Gonzalo Sánchez-Molero examine le contenu de la bibliothèque de cette grande dame lettrée. Lors de son installation en Espagne, à la fin de sa vie, Marie laisse à Turnhout la plus grande partie de ses ouvrages (333 volumes inventoriés), desquels une majorité léguée par sa tante Marguerite d’Autriche. Ses apports personnels datent surtout de la dernière décennie de sa vie et tiennent compte de l’avancée de l’imprimé. Les sujets abordés dans ces ouvrages permettent de la situer solidement parmi les nombreuses dames de rang élues par des religieux et des humanistes pour promouvoir l’évangélisation des populations européennes, à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance. Sa bibliothèque témoigne de son vif intérêt pour les débats religieux en cours. Entre 1514 et 1530, lors de ses longs séjours au sein des cours allemande et hongroise, elle se familiarise avec les idées de Luther, qui lui dédie un volume, provocant des suspicions d’hérésie. Deux ans avant le début de sa régence, Érasme lui dédie son De viuda christiana, et elle continue d’acquérir des volumes de cet humaniste jusqu’à l’avant-dernière année de sa vie. Sa bibliothèque la place également au milieu des dames de rang qui ont participé à la valorisation des femmes – dans le droit fil de Christine de Pizan et de sa tante Marguerite. De nombreux ouvrages témoignent de ses liens avec la cour française, où se trouve sa sœur Eléonore, épouse de François Ier : le Dialogue en forme de vision nocturne de Marguerite de Navarre, des ouvrages de Pierre Doré, de Clément Marot, de Jean Bouchet… Les deux soeurs négocient l’achat de Bibles en français et Marie achète de nombreux livres en français à Bruxelles et à Paris en 1555 et 1556, au moment où elles quittent les Pays Bas. Après le retrait en Castille de l’empereur et des deux reines, elles se côtoient dans le palais de Guadalajara, auprès des tapisseries de la Cité des dames léguées par la tante responsable de leur éducation initiale, dans une atmosphère de lecture contemplative.
Dans l’ultime contribution à ce volume (« Mary of Hungary, Patron of Music »), Camilla Cavicchi se penche sur le profond attachement de Marie pour la musique, préparée toujours par sa tante Marguerite. Joueuse de clavecin depuis sa petite enfance, elle reçoit des dédicaces de compositeurs tel Thomas Stolzer, dès son mariage au roi de Hongrie en 1522 (fig. 9.1). Comme ses livres, la musique associée à Marie trahit son intérêt pour la Réforme : en 1526, Stolzer met en musique des psaumes de Luther, à sa requête. La « table 1 » énumère les nombreux chanteurs et musiciens à son service (il y en avait 20 aux festivités de Binche en 1549 : « table 3 ») ; la fig. 9.5 montre la régente à l’écoute de chanteurs auprès d’un clavecin. Dans ce domaine aussi, les échanges avec sa sœur Eléonore à la cour de France sont notables ; elle y débauche Rogier Pathie, et par ailleurs la chanson de Paris est à la mode. Pathie produira un inventaire après décès des livres de musique, manuscrits et imprimés, surtout religieux, et un autre inventaire des instruments de Marie (elle en a au moins 180 : « Appendices 1 & 2 »). En Espagne, à ses côtés se trouvent son organiste Chrétien de Morien et sa femme peintre Catharina van Hemessen, joueuse elle aussi de clavecin. Les épellations problématiques de ces derniers personnages, p. 69, contribuent à ma seule critique de ce beau volume : il aurait fallu une relecture éditoriale pour éliminer les trop nombreuses coquilles et les quelques petits problèmes de langue liés à l’usage de l’anglais.
Jusqu’ici, le livre le plus important consacré à Marie de Hongrie et les arts était le catalogue de Bob van den Boogert et Jacqueline Kerkhoff, Maria van Hongarije (1505-1558) Koningin tussen keizers en kunstenaars, publié en 1995 en néerlandais. Ce nouvel apport, dans une langue plus accessible, est une belle contribution à l’histoire des femmes et des arts à la cour habsbourgeoise. Il ne reste qu’à élargir le champ d’investigation des Jornadas internationales de Arte, Poder y Género jusqu’à embrasser l’ensemble de l’Europe, où les femmes et le mécénat artistique vont si souvent de pair.