Le Prince, Diderot et le débat sur la Russie au temps des Lumières
Perrin Stein
Perrin Stein, "Le Prince, Diderot et le débat sur la Russie au temps des Lumières", dans Revue de l’Art, 1996, n° 1, p. 16-27.
Extrait de l’article
Le public qui vint visiter le dernier Salon au palais Louvre, par un beau jour de la fin du mois d’août 1765, y découvrit pour la première fois des tableaux présentant des scènes de Russie. L’effet prodigieux de cette nouveauté transparaît jusque dans les comptes rendus les plus plats : « M. Le Prince, agréé, a, pour ainsi dire, transporté au Salon cette année toute la Russie ». L’auteur de ces peintures, Jean-Baptiste Le Prince, était un jeune artiste de province qui avait étudié dans l’atelier de Boucher avant d’effectuer un séjour de cinq ans en Russie.
Le hasard a voulu que Le Prince soit rentré à Paris au plus fort du débat qui agitait les philosophes des Lumières, quant au devenir de la civilisation en Russie. Je voudrais montrer ici que la réaction virulente des critiques devant ses œuvres exposées en public peut se comprendre en fin de compte comme un condensé de ce débat beaucoup plus vaste, dont on ne peut isoler la plupart des écrits de l’époque sur Jean-Baptiste Le Prince. Après avoir restitué Le Prince et ses critiques dans leur contexte socio-historique, on pourra proposer une lecture du Berceau russe du J. Paul Getty Museum (fig. 1) et du Réveil des petits enfants de l’Ermitage (fig. 2) qui aille au-delà de l’apparente simplicité de leurs thèmes bucoliques.
On verra que Le Prince, en composant ses scènes de famille russes, et Diderot, en les commentant longuement, soulevaient tous deux des questions politiques d’actualité, qui n’étaient d’ailleurs pas les mêmes pour l’un et pour l’autre. Alors que Diderot s’intéressait de près au progrès de la civilisation en Russie et utilisait ses critiques de Salon sur Le Prince comme des tribunes pour ses opinions politiques, Le Prince se servait de ses esquisses de voyage pour élaborer des allégories touchant à des questions intérieures françaises. L’examen d’un groupe d’œuvres apparentées révèle que le critique parle autant de lui que de l’artiste, ses « contresens » constituant un deuxième degré du discours, qui met en évidence les modalités diverses de l’exotisme au temps des Lumières.