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1.2. L’astre lunaire de la Cour

Ghislain Tranié

Tranié, Ghislain, Louise de Lorraine (1553-1601). L’esprit et la lettre d’une reine de France.
Mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de Denis Crouzet,
I.R.C.O.M./Centre Roland Mousnier, Université de Paris-Sorbonne, 1999-2000.
Publié sur Cour de France.fr le 1er septembre 2010 (https://cour-de-france.fr/article1582.html).

Table des matières

L’image solaire du roi est attestée depuis Henri II et la fréquence de son utilisation s’accroît sous le règne d’Henri III. Le parangon féminin du soleil, la lune, devient naturellement un symbole pour désigner la reine, au moins depuis Louise de Lorraine. L’astre solaire désigne même la reine sous la plume de Claude Billard, dans ses Vers funèbres…  :
Et ce nouveau Soleil, Princesse chaste et belle
Dont la Lorraine emprunte une clarté nouvelle
 [1]

1.2.1. Une bibliothèque de Cour, quand même…

Malgré le nombre relativement réduit d’ouvrages présents, les aspects abordés, par leur diversité, mais aussi l’abondance de l’aspect spirituel, reflètent les préoccupations personnelles de la reine, et sont révélateurs de goûts inhérents à la vie de cour en cette fin de XVIe siècle.
Et en premier lieu, la thématique ‘historique’ avec des livres d’Histoire certes, mais également des ‘vies’ à caractères hagiographiques, ou bien profanes, qui regroupe un peu plus du cinquième (21,7%) de la librairie - en termes d’œuvres (et 19,8% des volumes). Si le goût de Louise de Vaudémont pour les histoires s’inscrit dans l’orbite d’une pédagogie traditionnelle, en revanche ce thème développé par Louise de Lorraine relève plus de la vision de “l’Histoire comme pédagogie royale”, pour reprendre Gilbert Gadoffre [2]. Les hagiographies s’insèrent d’ailleurs dans ce cadre, dans la mesure où les préoccupations religieuses de Louise de Lorraine ne relèvent pas d’un ‘otium’, mais d’une ‘auctoritas’, une espèce de magistère spirituel essentiellement liée au pouvoir royal.
Déjà Guillaume Budé dans son Institution au Prince rassemble des ‘exempla’ largement empruntés à la Bible et à Plutarque. Celui-ci et l’Ecriture, dans la bibliothèque de la reine comme dans bien d’autres au XVIe, ne sont cependant que les reflets les plus brillants et omniprésents de toute une littérature exemplaire et historique grâce à laquelle “les Grands peuvent acquérir la vertu de Prudence qui leur permet de choisir les hommes et de discerner les circonstances bénéfiques, de contourner l’obstacle quand il est encore temps” [3]. Ces deux miroirs cachent ainsi le Recueil de la vye de la Vierge Marie, deux Hystoire de saincte Geneviefve, une Vye de Saint Hierosme, Barlaam et Josaphat, Roy de Judée [4], la Vye des Sainctz en trois tomes, mais aussi les Femmes illustres, le Second tome des vyes des hommes illustres. Il est remarquable que le livre de René Benoist soit considéré par Antoine Malet comme le livre de chevet de la reine :
“lors qu’elle estoit contrainte de demeurer au lict, son livre ordinaire estoit la Vie des Saincts” [5]
Ce genre de lecture ne revêt donc pas seulement un aspect oisif, mais bien spirituel car en rapport avec l’examen de conscience que pratiquait Louise de Lorraine le soir. En formant sa conscience critique, que ce soit vis à vis de la religion ou du monde (ce qui n’est pas antinomique chez elle), la reine laisse transparaître des influences humanistes probablement acquises à la cour de Lorraine, sous la direction de Claude de France, duchesse de Lorraine.
L’Histoire ‘évènementielle’ rassemble aussi les ouvrages d’auteurs antiques, médiévaux et contemporains. La plupart illustre la notion de pédagogie du haut fait constitutif de la noblesse, et par conséquent prépare à la maîtrise du pouvoir. Largement répandus, ils sont présents dans les bibliothèques depuis plusieurs générations. C’est notamment le cas pour la Cyropédie de Xénophon, les Histoires de Tite Live et les Appiani Alexandrini Opera. Les descripts de tres digne memoire, l’Histoire de Joseph, Nicéphore et son Histoire ecclésiastique illustrent encore le goût pour les récits, mais avec des livres moins diffusés et en rapport avec des questions religieuses. Le cas de Tacite [6] est une transition originale avec les livres de la deuxième moitié du XVIe car cet auteur n’est redécouvert en France qu’à partir de 1574. Qu’il s’agisse d’un ouvrage en latin ou en langue vernaculaire importe peu dans ce choix et dans celui de sa conservation : ce monument de l’Histoire marque aussi l’implication de la reine dans la réception - même si elle s’inscrit dans un cadre officiel - des problématiques culturelles les plus actuelles. Sa correspondance avec Bernard de Girard, sieur du Haillan, ne se borne pas aux lettres ; elle est empreinte d’une culture historique commune, la première possédant deux Histoire de France, dont l’une au moins est l’œuvre du second.
Un dénominateur commun dans cette littérature historique et exemplaire est la présentation de modèles héroïques. Cette notion de modèle suggère le travail d’interprétation, d’appropriation subjective par le lecteur qui doit faire jouer son attention critique. Car, détourné à des fins politiques, les ‘vies’ participent à une littérature, polémique celle-là. Ainsi en est-il pour l’Histoire de la reyne d’Ecosse, certainement imprimée à Reims, et adressé à la reine : l’exécution de Marie Stuart symbolise l’infamie réformée qui n’hésite pas à s’en prendre à une reine, bafouant sans égard le fixisme social de cette société d’ordres. La reine de France, sa ‘belle-soeur’, est invitée par l’existence même de ce récit à s’investir publiquement dans la défense des catholiques, aux côtés de la Ligue. Cette histoire immédiate qui reprend des modèles antiques ou, au moins, du passé, n’est pas exempte de danger pour une personne dont le moindre propos peut avoir une implication politique. C’est pourquoi, en matière d’Histoire et de récits de hauts faits, la reine Louise s’en tient à des auteurs bien en cour, comme André Thevet ou Bernard du Haillan.
Seules les Alliances lorraines [7] semblent dévier de cette harmonie livresque, mais elles reflètent d’abord un attachement à sa parenté, et leur date de parution – 1593 – indiquent leur caractère politique, polémique et offensif : l’érudition présentée retranscrit plutôt une défense implicite des Mercœur et l’affirmation de leurs prétentions en Bretagne. Toutefois, il s’inscrit dans le cadre de la noblesse : les goûts de la reine, qu’ils la portent vers un Antoine Thevet, un Ambroise paré, ou un Nicolas Biré, participent tous d’une culture commune de cour.
La littérature géographique d’André Thevet culmine justement dans la Cosmographie universelle, véritable manifeste de la diversité inépuisable du monde et de la curiosité indispensable pour l’aborder [8]. Concomitant à ce genre, le thème du voyage sous la forme du pèlerinage est alors fort en vogue : cette paraphrase du voyage initiatique suscite l’engouement de Louise de Lorraine. Ainsi envoie t-elle deux capucins à Jérusalem “prier en son nom au Saint Sépulcre” [9] vers 1582-1584. Cet attrait pour Jérusalem est d’autant plus grand qu’elle possède un Discours du voyage de Hyerusalem de Gabriel Giraudet dans lequel nous pensons voir le récit de ‘son’ pèlerinage, ou du moins un miroir idéal de celui-ci. En outre, elle commande à un certain Claude Vicar un Discours des voyages fondé sur les Ecritures, et participe donc au mécénat royal par ce biais. Au-delà des modes littéraires perce donc une personnalité.
Une autre perspective est celle de la considération de la subjectivité et d’une éventuelle spécificité féminine. Ainsi l’objet de Vinciolo, la broderie, n’a rien de très viril. D’autre part, il est possible de voir dans la Chirurgie de Paré le souci de sa santé, les problèmes de stérilité étant traditionnellement imputés aux femmes. Henri III posséda d’ailleurs un ouvrage d’Hippocrate au titre évocateur, le Liber prior de morbis mulierum [10]. Cependant, les préoccupations d’Ambroise Paré sont nettement plus intellectualisées, et visaient donc l’élite culturelle plus que des femmes en particulier. En cela il rejoint Les Trois Livres de la Vye de Marsile Ficin, seule réminiscence du courant néo-platonicien dans cette librairie, et probablement originaire de la bibliothèque de Catherine de Médicis. La ponctualité de ces ouvrages indique sûrement leur utilité pratique plutôt que leur rumination philosophique dans l’esprit de la reine régnante.

1.2.2. “toutes les estoilles font leur cour au Soleil et à la Lune” [11]

L’art de la conversation
La conversation demeure au XVIe siècle un vecteur important de la culture et de la formation de l’esprit. Et la cour des Valois l’a érigée en culture autonome, depuis les ‘disputes’ à la table de François 1er jusqu’aux débats de l’Académie du Palais de Henri III [12][84]. Elevée en Lorraine autour de la duchesse Claude de France, mademoiselle de Vaudémont connut de bonne heure les usages du monde :
“Elle fut bien tost instruite en la pratique du monde” [13].
Les titres dont Antoine Malet pare ses chapitres sont évocateurs – “De l’agréable conversation de Louyse, sa civilité et affabilité qui est le fond ou paroissent les vertus” (IV, 3) ; “Louyse estoit veritable en ses paroles…” (IV, 12) – et renvoient surtout à sa jeunesse :
“Le Comte et la Comtesse Jeanne de Savoye avoient prins un tel soin à faire apprendre à leurs enfans de parler nettement que ce n’a pas esté une faveur particulière à Louyse parler bien” [14].
Evoquant ensuite la reine, le ‘biographe’ n’a qu’à adapter les termes pour montrer l’heureuse métamorphose, qui résulte cependant d’une autre formation mis en oeuvre par sa dame d’honneur, Jeanne de Vivonne, et surtout Louise de La Béraudière, la belle « Rouet », habile praticienne de la cour.
“la Reyne sçavoit bien faire la Reyne en parolles, en gestes, en habits” [15].
Mais, quelques lignes plus loin, il ne résiste pas à la tentation de faire sien une anecdote alors fort répandue :
“Un iour, m’a dit un grand homme de bien de l’une des meilleures familles de Paris qui y estoit present, environ l’an quatre vingts et cinq, la Reyne habillée simplement entra dans une boutique de cette ville de Paris rue sainct Denys, suyvie et accompagnée en Reyne, où se rencontra une Présidente, qui choisissoit quelque marchandise de soye pour se faire brave (…). La Reyne toute debout au milieu de cette place sans rien dire, considere cette Dame de toutes parts et la void si richement habillée, et avec tant de superfluité qu’elle s’en étonna, apres avoir patienté quelque temps, la Reyne en souriant s’adresse à la remueuse de Bravetté, et luy demande doucement qui elle estoit, la Présidente qui se croyoit à cause de ses habits estre plus grande Dame que la Reyne luy repart brusquement qu’on l’appeloit la présidente N., à quoy la reyne avec une parolle douce, mais toute pleine de Royalle gravité repliqua : ‘Vrayment Madame la Présidente vous estes bien brave pour une femme de vostre qualité’. La Présidente réplique ‘Madame ce n’est pas à vos despens’ (…). La présidente ne regarde plus la robe mais bien la face de la Reyne, se jette à genoux et demande pardon” [16].
Il sied donc à la reine de France de conjuguer la “douceur” à la “gravité” : nous ne sommes là guère éloignés de la rhétorique des prédicateurs de la Contre Réforme. Seulement, cet art de la parole maîtrisée par la reine s’inscrit d’abord dans le cadre de la cour car celle-ci est le théâtre privilégié (avec le Parlement, pour les magistrats) de la conversation. En plus de l’influence lorraine, le contact du roi, formé à l’éloquence par Pontus de Tyard et Jacques Amyot, lui a certainement transmis la pratique, sinon le goût pour cet “honnête divertissement” [17]. La faveur inattendue de 1575, ainsi que son naturel lui firent ainsi cultiver deux des principales vertus de la ‘majestas’ romaine revisitée à la Renaissance : la ‘gravitas’ et la ‘temperantia’ [18]. Mais ce style résulte plus d’une imprégnation des usages de la cour que d’un exercice formel conscient.
Les dédicaces
Un autre usage propre à l’univers de la cour et inhérent à l’exercice de la majestas consiste en la réception de dédicaces plus ou moins élaborées, formelles ou engageant la personne royale. L’aspect le plus officiel de cette pratique consiste en la réception d’œuvres glorifiant la monarchie française, souvent à caractère juridique. Ainsi le Code du roi Henri troisiesme… du grand parlementaire Barnabé Brisson – du moins dans l’édition de 1587 pour la reine régnante.
Louise de Lorraine fut l’objet de plusieurs dédicaces de la part de poètes courtisans, et dont les productions n’ont pour la plupart que peu de rapports avec la reine-régnante. Les sonnets de Flaminio de Birague sont à cet égard un modèle du genre car ses Premières œuvres poétiques publiées en 1585 sont ordonnancées selon la hiérarchie de la cour, leurs sujets – des Amours à la manière de Ronsard – étant dissociés des dédicataires, sauf pour Henri III auquel le poète consacre le fond et la forme…

Juste postérité qui liras la tristesse,
Les travaux ennuyeux, le tourment inhumain,
Que j’ay souffers aimant l’œil, le poil, et la main,
Qui m’ont brulé, lié, et tourmenté sans cesse,
Si tu avois eu l’or de la luisante tresse,
Le venerable port, le maintien doux-humain,
Les lis, le lait, la nége, et l’albastre du sain
De celle qu’en mes vers j’appelle ma Maistresse,
Tu dirois, à bon droit : « Vrayment c’est bien en vain,
Que cet audacieux et peu sage Ecrivain
A osé entreprendre, en si tendre jeunesse,
D’escrire et cizeler au temple souverain
De l’immortalité, en éternel airain
Les divines beautez d’une telle Deesse »
 [19].

L’invocation du poète ne concerne en rien la reine alors que le sonnet lui est dédicacé ; au contraire, c’est à la « juste postérité » qu’il en appelle pour le juger. Certes, à travers le thème platonicien du caractère divin de la beauté, il se réfère à une femme-soleil. Mais cette dernière se retrouve ensuite dans les autres sonnets où les dédicataires sont d’un rang moindre que la Reine de France.
Des poètes, seul Jean Dorat semble élaborer une dédicace signifiante et significative à Louise de Lorraine, bien que le roi ne soit jamais loin dans sa pensée, dans ses Sibyllarum duodecim oracula (1586). En effet, Dorat se pose comme chantre de la réflexion sur l’unité profonde des arts et la similitude du sort des artistes ; sa conclusion se porte ainsi vers celle qui depuis 1581 apparaît aussi comme protectrice des arts, employant elle-même des artistes, à l’imitation ou l’instigation d’ailleurs, de Catherine de Médicis. Ensuite, des Epigrammatum libri III permettent à Jean Dorat de féliciter le couple royal pour avoir réservé la charge de portraitiste officiel de la cour à Jean Decourt : ses portraits magnifient certainement dans la veine maniériste le « Rex divum similis » et la « similis Reginae dearum » [20]. Nicolas Clément, juriste proche de la cour, adressa pareillement d’autres Epigrammata à la reine [21].
L’ouvrage d’un proche [22][94] de Louise de Lorraine, devenu son prédicateur ordinaire vers 1589, traduit bien l’implication de la reine et de son entourage, dans les questions littéraires et les divertissements de cour. En effet, le P. Pierre Dinet est l’auteur d’un livre d’érudition, composé sous le règne de Henri III, mais seulement publié en 1614 chez Heuqueville. Les Cinq livres des hieroglyphiques où sont contenus les plus rares secrets de la nature et proprietez de toutes choses avec plusieurs admirables considérations et belles Devises sur chacune d’icelles, oeuvre très-docte, ingénieux et éloquent nécessaire à toutes professions de feu M. P. Dinet, Docteur en théologie, Conseiller et maistre de la Chapelle du Roy, son Prédicateur ordinaire et de la Royne Louyse douairière reflètent la thèse de l’Académie du Palais, par l’affirmation d’une “sorte de gnose philosophique et religieuse propre à faire de la monarchie française un foyer mystique de réconciliation, par-delà les théologies rivales qui se disputent les âmes du royaume”. Bien que cette perspective soit le reflet des idées d’Henri III, il est difficile de laisser la reine régnante hors de telles conceptions puisque le P. Dinet fut sous sa protection, et que son époux eut sur elle une influence certaine. La filiation du langage hiéroglyphique avec celui du blason est le point de départ à une “objurgation passionnée adressée à la noblesse française d’ajouter à la vertu guerrière, symbolisée dans ses blasons, la sagesse dispensée par les Lettres et que résume le langage hiéroglyphique”. Cependant, la publication tardive de cet ouvrage qui par conséquent n’est “(qu’)une des formes mineures de cette offensive” [23] n’a pas donné à son auteur une notoriété qui aurait rejaillie sur Louise de Lorraine.
L’examen des relations de la reine avec les auteurs et les artistes nous amène à considérer le cas Nicolas Houel. Cet apothicaire-artiste, conseiller ès-arts de Catherine de Médicis a beaucoup contribué à la publicisation mythico-historique de la monarchie des Valois :
« Il était l’auteur de l’Histoire d’Artémise, laquelle, illustrée par Caron et d’autres artistes, constituait la base de l’élaboration du rôle, tenu par Catherine, d’Artémise, veuve de Mausolus, dont la mythologie de cour avait tant usé, et qu’avait rappelé l’entrée de Charles IX. Les illustrations qui accompagnaient l’Histoire des anciens rois de France de Houel, aujourd’hui perdue, fournirent à propos des anciens rois mythiques une iconographie de convention dont s’inspira Ronsard pour les projets qu’il destinait à cette même entrée » [24].
Or ce ‘bourgeois parisien’ consacre deux ouvrages consacrant le prestige de la reine régnante en matière spirituelle, et sur lesquels l’historiographie s’est souvent penchée. L’idée d’une Maison de Charité était assez novatrice et risquée autant d’un point de vue financier que politique. S’assurant le soutien d’une reine dont la réputation était déjà bien établie, il pouvait espérer, en même temps que la monarchie, un succès d’estime au moins, et plus sûrement une imprégnation des idées de réforme religieuse promues par le roi et la reine. La Maison de Charité, dans la plume de l’apothicaire, est la personnalisation la plus audacieuse et magnifique de la reine :
« La veritable renommée conforme aux effectz (Tres vertueuse Princesse) vous a tant élevée en la grace & faveur des François, que sans toucher à l’honneur des autres princesses, mais à la louange que vous mesmes vous estes parvenüe au comble de l’heureuse reputation, que meritent les Roynes heroiques & charitables. Dequoy nous tesmoignent les bonnes prieres accompagnées des aumosnes que vous faites ordinairement aux Pauvres. En outre la continuation du zele et singuliere affection que vous avez à vostre maison de la charité chrestienne , commencée ès faulbourg Sainct Marcel, laquelle en grande devotion vous estes venue visiter, de sorte qu’à bon droit l’on vous peut nommer l’exemplaire de vertu et saincte conservation. C’est pourquoy ie vous presente ce petit traité qui est l’advertissement & declaration de l’institution d’icelle Maison de la Charité Chrestienne : lequel i’ay enrichy de quelque remonstrance & salutaires exhortations, prieres & devotes meditations. Avec quelques sonnets spirituels, ensemble une paraphrase sur le pseaume quarante & un. Le tout pour l’advenement de la gloire de Dieu, & soulagement de ses pauvres membres tant recommandez ès sainctes Escritures. Ie croy que ceste lecture ne vous sera sans vous apporter quelque fruit : ains vous inciter de continuer en ceste zelée volunté, & de cheminer de vertu en vertu par sainctes & charitables œuvres : lesquelles porteront tesmoignage de vostre cœur & pensée devant le throsne du souverain Dieu. Il ne reste autre chose (Madame) que prier ce grand Roy des Roys vous donner l’accomplissement de voz saints desirs. Et à la fin de vos iours la couronne celeste.
Vostre tres-humble, tres-affectionné serviteur & suiect Nicolas Houel Parisien ».
Suit un sonnet en forme de louange à l’égard de la reine. Et le recours au modèle biblique – l’évocation du livre d’Esther – ancre l’apothicaire dans son sujet : toute érudition superflue est soigneusement contenue afin de terminer son discours poétique par son objet même, « secourir le pauvre en son esmoy ». Louise de Lorraine y est présentée en astre lumineux dont la beauté et la « doulceur » explique son élévation à la dignité de reine idéale, et ce du seul bon vouloir de Henri III. La présence de ce dernier s’affirme au fur et à mesure que Nicolas Houel approche de sa conclusion. Si la reine incarne la douce piété de la monarchie, le roi seul possède le pouvoir effectif.
Le manuscrit 5726 – livre attaché à la bibliothèque de la reine – s’organise différemment puisque la dédicace en est absente, et se trouve remplacée par trois sonnets adressés au roi, à la reine mère et à la reine régnante.

« A la Royne de France.
Celuy qui veut de Dieu obtenir quelque chose
Et qui veut esprouver sa liberalité
Devant que requerir doit avoir merité
Par quelque grand bien-fait le bien qu’il se propose.
Vous Madame de qui le desir se dispose
A laifser aux Françoys quelque posterité
Devez par un bien-fait remply de pieté
Faire qu’à voz souhaits ce grand Dieu se compose.
Secourez doncq le Pauvre, & que le bastiment
Du lieu de Charité vous ait pour fondement
Dieu vous rendra bien tost & heureuse & feconde
Et fera que de vous il naistra des Enfans
Qui d’armes & vertus heureux & triumphans
Auront pour leurs subiects tout le reste du monde.

Le sonnet dédié à Louise de Lorraine n’offre rien de très novateur vis à vis de la résurgence de l’idée d’enfantement comme récompense providentielle : de même que le salut résulte du libre arbitre du fidèle, de même la « posterité » (gloire et grossesses sont intimement liés pour une reine) est le fruit de la Charité, de ce mouvement vers le « Pauvre » qui est mouvement vers Dieu. Ainsi, les « enfans » à venir ne sont que le juste retour de cette bienveillance envers d’autres enfants. Cette exhortation ‘originale’ puisque absente de l’édition de 1580 traduit la volonté de l’apothicaire d’établir une conversation personnelle et privée avec la famille royale – bien qu’il en ait les faveurs depuis longtemps.
La source de la dédicace est parfois à rechercher dans la commande, personnelle ou suscitée par la réputation de ses centres d’intérêts. Ainsi le médecin Jean Lebon, auteur des Bains de Plombières en 1578 lui consacre un épître et suscite son intérêt puisqu’en juillet 1580, devant prendre les bains, le couple royal se rendit à Plombières en Lorraine, au moins autant pour se soigner que pour des raisons politiques.
« Je suis le premier qui a commencé à practiquer lesdictes eaues et à les mettre en lumiere, ayant esté marry de voir ces divines fontaines, par faute d’une plume, demeurer incognues, jusques à present, entre ceux mesmes qui veulent sçavoir et monstrer ce qui se faict soubs le Pol Antartique ». [25]
Claude Vicar, par ailleurs inconnu, est l’auteur d’un ouvrage sur les pèlerinages « faict du commandement de la royne » : ce franciscain avait été chargé par Louise de Lorraine d’effectuer un pèlerinage à Notre Dame de Liesse en son nom, dans la continuité de ses dévotions pour donner à la monarchie un dauphin.
« Madame, ayant receu comme commandement de Vostre Maiesté pour aller en pelerinage à Nostre Dame de Liesse, & en iceluy lieu faire une neufvaine, & autres prieres & oraisons pour la conservations de vos Maiestez, & accomplissement de leurs saincts desirs ; i’ay estimé qu’il estoit expedient d’occuper quelques heures de la iournée à la lecture des Escritures sainctes (qui est une partie d’oraison) desquelles i’ay tiré & extraict ce petit traité, qui peut estre appellé & intitulé, De l’utilité que l’on reçoit des Pelerinages : Par lequel est monstré apertement, que les pelerinages sont choses fort plaisantes à Dieu. (…) Entre autres choses i’ay soigneusement remarqué, que ceste belle image de Nostre Dame de Liesse a esté donnée des anges à trois chevaliers François, qui estoient en Turquie à la suite de voz ancestres, tant renommez pour leur ancienne generosité & noblesse de tout temps remarquable, & surtout de ce vaillant Godefroy duc de Buillon & de Lorraine, & roy de Ierusalem & Terre Saincte, où s’estoient transportez pour la defence du nom chrestien : pour laquelle maintenir & conserver vos tres chevaleureux, victorieux & tres vertueux parens se sont tousiours employez avec despens infinis, & mesme aux despens de leur propre vie iusques à maintenant, au grand avantage des fidelles chrestiens. Or iceux trois chevaliers avec l’image de Nostre Dame de Liesse furent en un instant transportez de Turquie sur une fontaine qui est aupres de Marchois. Et lors cogneurent par revelation divine, que c’estoit le lieu, où Dieu vouloit que sa Mere fust honorée & servie, & feit plusieurs miracles, entre lesquels mesmes de nostre temps nous voyons plusieurs femmes steriles recevoir accomplissement de leur vœu ; ceux qui sont en perpetuelle tristesse, voir su tout changer leur melancholie en soudain contentement & entiere liesse. (…) Par l’intercession de laquelle [la Sainte Conception] ie prieray son fils Iesus Christ, qu’il vous preste en toute liesse le fruict de voz prieres & desirs. De Paris, en vostre maison des Cordeliers, ce cinquieme iour de Iuin 1582 ». [26]
Enfin, le juriste bourbonnais Jean Duret dut en partie sa carrière à l’appui de Louise de Lorraine car les ouvrages juridiques nécessitaient un investissement considérable pour les imprimeurs qui ne s’engageaient guère sans la garantie de personnes morales ou d’illustres protecteurs (-trices).
« la subjection que je vous dois pour estre Bourbonnois m’enhardit à invoquer ma Princesse au secours » [27].

1.2.3. Un manifeste ‘personnel’ : le Balet comique de la Royne

Le Balet comique de la Royne est l’une des magnificences organisées lors des noces de Marguerite de Vaudémont, sœur cadette de la reine régnante, avec Anne, duc de Joyeuse et favori d’Henri III. La représentation, prévue pour le lundi 25 septembre 1581, eut certainement lieu le dimanche 15 octobre au Louvre. Jean Rousset, dans son étude sur Circé, plante ainsi la scène :
“Au fond de la salle, le jardin enchanté de Circé ; un chevalier traqué s’en échappe en courant, se plaint devant le roi d’y être retenu captif, le supplie de combattre la magicienne. Plusieurs chœurs entrent en chantant : tritons, néréides, naïades, qui dansent au son des violons ; Circé survient et d’un coup de baguette les frappent tous d’immobilité. Mercure paraît dans le ciel, descend sur une nuée, désenchante les ensorcelés qui reprennent la danse interrompue ; mais Circé revient, les fige à nouveau, enchante Mercure et les emmène tous captifs dans ses jardins. Nouveau secours d’en haut : Jupiter descend du ciel sur un aigle, attaque le château, aidé d’une troupe de nymphes et de satyres, frappe Circé de son foudre et l’amène, prisonnière à son tour, aux pieds du roi, tandis que les prisonniers délivrés dansent le Grand Ballet” [28].
Cette célèbre fête de cour a suscité plusieurs études, dont celles de Margaret MacGowan et de Frances Yates : l’accent y est surtout mis sur les aspects politiques, artistiques et allégoriques car le spectacle repose sur des pratiques de chevalerie qui s’épanouissent en exercices de déclamation poétique, avec un accompagnement musical et une mise en scène précise, ayant une valeur politique forte. Toutefois, si Frances Yates note avec passion que la cour des Valois faisait là un dernier effort pour s’opposer avec les armes de l’art à la tempête qui s’annonçait, en revanche elle n’intègre guère la personnalité de la reine au travers de son rôle : du moins Louise de Lorraine semble n’occuper que passivement un rôle, certes fort important. En effet, elle se présente comme une intermédiaire avec les Guise, propre à entretenir un lien entre le roi et le clan lorrain. Lien qui devient allégorique lorsque Louise devient l’image même de la vertu :
“L’auteur de cette allégorie conclut ainsi : ‘ l’on peut bien veoir l’idée et l’exemple de vertu que la Royne accompagnee des princesses et dames de la Court, a representez sous les personnes des Naiades, qui signifient les plaisirs et delices immortelles, qui attirent le désir mené par la vertu a s’employer et s’exercer és actes genereuses et valeureuses, et pour admonester tous qu’il ne faut point désirer ce qui est beau et reluisant exterieurement, mais beaucoup plus la beauté intérieure et moins apparente’.” [29]
La vertu de la reine devient par une espèce de contamination épiphanique vertu de l’ensemble de sa Maison, ‘curia regis’ parallèle dans son acception judiciaire. La notion de justice, si chère au roi, est donc introduite par son miroir féminin qui manifesterait ainsi la face cachée du corps royal, sa “beauté intérieure”. L’assimilation de la reine à la ‘lune’ royale ne signifie pas forcément une omnipotence du roi, mais relève de la nécessité politique. En effet, nombre des dames de la reine (qu’elles aient participé directement ou de manière plus indirecte à la réalisation du ballet) sont issues de la maison de Lorraine, ou de familles ‘clientes’. Il en résulte que ce spectacle, qui met en oeuvre l’harmonie royale, intègre des opposants potentiels à sa démarche.
Bien que ce premier aspect soit incontestable, faut-il pour autant en rester à une Louise de Lorraine “moins apparente” ? Certains points du spectacle nous permettent en effet de l’envisager dans son ensemble comme un manifeste personnel de la reine de France avec l’assentiment et la bienveillance de son époux et de sa belle-mère. En premier lieu, il convient de rappeler le ‘statut’ de cette fête, commande de la reine régnante. D’où un choix subjectif dans le recrutement des artistes, lesquels “reflétaient son goût” selon Frances Yates. L’introduction du Balet… nous donne une indication pertinente à ce sujet :
“Elle commanda pareillement au sieur de Beaulieu ( qui est à elle ) qu’il fist et dressast en son logis tout ce qui se pouvait dire de parfaict en musique”. [30]
Ainsi quatre mots peuvent changer la mesure d’un personnage. Car le musicien, le sieur de Beaulieu, avait partie liée avec l’Académie de poésie et de musique de Jean Antoine du Baïf. L’idée d’une reine écartée de la vie culturelle et des académies artistiques majeures ne tient pas. Car l’engagement de la reine dans cette entreprise est remarquable.
“Or la Royne voyant tant de preparatifs se faire pour honorer le mariage de sa soeur, et que chacun à l’envy et à qui mieux mieux se mettait en devoir pour y donner plaisir et contentement au Roy, à la Royne sa mere, et à elle, voulut bien de sa part se disposer à faire chose qui fust digne de Sa Maiesté (…). Elle m’envoya querir en ma maison, d’où ie partis incontinent pour me rendre à ses pieds, et luy faire tres humble service. Dés que ie fus arrivé à la Cour, Sa Maiesté print la peine de me faire entendre une bonne part des appareils ia ordonnez, et me commanda luy dresser quelque dessein, qui ne cedast aux autres preparatifs, fust en beauté de suiect, ou en l’ordre de la conduicte et execution de l’oeuvre, duquel elle disoit se vouloir mesler, et estre mesme de la partie  : a fin que la feste en estant ornee et honoree davantage, elle feist cognoistre aussi à un chacun qu’elle ne cedoit à personne en affection et volonté envers ceux pour lesquels cesdits preparatifs estoyent dressez.” [31]
Non seulement la reine Louise montre un intérêt pour l’élaboration, mais elle veut “estre mesme de la partie” : le titre du ballet trouve là une justification essentielle et non point formelle. Ainsi “elle feist cognoistre” de son propre chef et se transforme en acteur véritable d’un chantier qui l’occupe tout l’été 1581. Elle égale le roi par son désir et demeure d’ailleurs la seule reine de France à s’être investie aussi directement dans un spectacle de cour. Même Catherine de Médicis, grand commanditaire de fêtes royales, ne s’est pas donnée en représentation, excepté lors des entrées royales : la comparaison apporte par conséquent une conclusion paradoxale, celle d’une Louise de Lorraine extériorisée, au moins vis à vis de sa belle-mère. Cependant, et c’est un principe récurrent chez elle, la reine choisit l’action pour exprimer un programme personnel qui relève d’abord du sentiment, mais dont les implications ont un écho politique fort.
Le sentiment d’une épouse “pour y donner plaisir et contentement au Roy et à la Royne sa mere”. Puis l’amour envers sa sœur, pour laquelle elle se réserve une exclusive étonnante – “elle ne cedoit à personne” – et dont la dimension touche l’ensemble de sa parenté lorraine. Elle émit pourtant des réserves à ce mariage, le marié étant seulement allié à la maison de Savoie [32]. Cette sympathie est donc aussi imputable à la symbolique politique de ce mariage.
Ce programme personnel s’exprime de façon originale car la scénographie est double. En effet, Louise prend tour à tour deux formes mythologiques sans grande cohérence au premier abord : elle est à la fois naïade et Minerve. Sa métamorphose en Minerve est la plus logique : proche de Jupiter (Henri III), elle ne peut cependant être Junon (Catherine de Médicis). De plus, la déesse de la Sagesse est liée à Circé depuis l’Odyssée homérique.

“…Minerve, que tu feins triompher ennemie
D’une Circe qui verse en nostre ame endormie
Le breuvage du vice et son appast trompeur,
Ne me semble rien plus que ceste grand Princesse,
Qui femme d’un grand Roy, l’idée de Sagesse,
Rend le vice accablé du faix de sa grandeur.
Comme elle luit divine en son ame Royale,
Comme elle a triomphé d’une Circe inegale,
Puisse-elle estre bien tost mere d’un beau Daufin :
Cela seul luy defaut pour estre toute heureuse,
Cela seul luy promet la fortune amoureuse
D’elle et de ses beautez, compagnes du destin
 [33].”
La reine atteint donc le monde néoplatonicien des Idées, et s’incarne en princesse-Sagesse. Et cette nouvelle déesse allégorique s’impose par son aspect lumineux : “elle luit divine”, et sa numineuse figure – extériorisation de “son ame Royale” – égale un Jupiter en majesté devant Sémélé. Miroir de son époux, elle respire alors des “beautez” qui l’opposent ainsi à un “appast trompeur” : cette figure rhétorique de la beauté miroir de l’âme est d’autant plus heureuse que les contemporains ont pu y voir une transposition de la beauté un peu froide [34] et monumentale de la reine régnante qui, assez grande et blonde, n’était pas une de ces femmes aux attraits charnels en vogue au XVIe siècle.
Reine, Louise de Lorraine se doit d’être mère. En 1581, les bruits d’une éventuelle stérilité commencent à essaimer ; mais elle est encore jeune (28 ans) et tous les espoirs lui sont permis. Claude Billard croit même que “cela seul luy defaut”. Et c’est pourquoi, en guise de conclusion, le spectacle s’ouvre sur la remise de devises par la reine et ses dames, au roi et aux Grands : Delphinem ut delphinum rependat (“Je lui donne un dauphin pour en recevoir un autre”). Par l’offrande ‘votive’ du dauphin à son royal époux, la reine montre sa piété conjugale à Henri III, et dans la venue d’un dauphin s’accomplirait ainsi le rite de l’enfantement – lequel relève de la problématique de la ‘fortuna’ entrevue par le poète. Par conséquent, l’idée de maternité, bien qu’essentielle, s’insère toutefois dans une volonté d’accomplissement personnel qui correspondrait à un idéal de la “fortune amoureuse”, où les soubassements religieux jouent un rôle de première importance. Notamment dans un désir de chasteté qui n’est nullement contraire au besoin d’enfanter. Car Minerve est la chaste déesse, en ce sens que sa vertu est parfaite. Louise de Lorraine ne propose pas de modèle particulièrement original en choisissant le thème de la chasteté dans le mariage ; et cela s’accommodait bien avec ses exigences religieuses.
Désir, volonté, exigence. De tels termes semblent éloignés de cette ‘humble épouse’. Pourtant, le ballet est l’occasion pour Louise de Lorraine de s’imposer : son programme est d’abord l’affirmation d’une volonté de puissance pour faire régner une harmonie dont elle ressent l’impérieuse nécessité, étant elle-même sans cesse ballottée entre ses parents et son époux.
“Voicy Tethys qui chemine
Dans une conque marine
En lieu de son char d’argent :
Elle a sa couronne prise
Pour la donner à Loyse,
Son grand char et son trident.
Nous, troupe devant fidelle
Envers Tethys l’immortelle,
Fidelles seront aufsi
A Loyse, qui rassemble
Toutes les vertus ensemble,
Et doit commander icy.”
 [35]
Voici maintenant que s’avance le deuxième visage de Louise, peut être le plus original. En effet, la reine arrive en naïade sur la scène, avec sa suite, dans une grande fontaine. Dans quelle mesure faut-il voir là une réminiscence du thème de la fontaine Bandusie, la fontaine d’Amour ? Ce lieu poétique était assez commun, Ronsard l’a d’ailleurs traité dans sa fontaine “Bellerie” ; et la reine comptait dans sa bibliothèque un livre d’Horace (mais nous ne savons pas s’il s’agit du texte latin ou d’une traduction). La figure de la naïade mérite que l’on se penche davantage sur elle. Car cette divinité des eaux apparaît bien faible, vis à vis d’une Circé… Cette dernière l’envoûte sans grande difficulté et la plonge dans un sommeil profond. Cependant, elle se voit curieusement couronnée par Téthys, tel un élève qui aurait dépassé le maître : Louise “doit commander” mais si elle est limpide comme l’eau, en revanche sa lumière n’éclate pas comme celle de Minerve. En fait, elle a besoin d’être reconnu, et pratique là une épiphanie royale tout à fait brillante, et toujours sous le signe de “toutes les vertus ensemble”. Cette apparition rend d’abord perplexe car elle mêle la présence et l’absence : elle est une reine autre que Minerve tout en étant Minerve. D’où une incompréhension croissante sur son origine, et ce d’autant plus qu’elle est présentée comme supérieure à Junon-Catherine de Médicis (la référence est explicite).
Glaucus “Et qui est ceste nymphe ? Est-ce une Néréide ?
Téthys- Non : car la mer n’a point telle nymphe conceu.
Glaucus - Ie sçay bien, c’est Venus.
Téthys- Tu es encor deceu.
Elle a chafsé Venus dans ses Iardins de Gnide.
Glaucus - C’est donc Iunon.
Téthys- Tu me deçois.
Glaucus - Est-ce la Iunon des François ?
Téthys- Ce n’est Iunon, c’est Loyse, et son nom
Passe en pouvoir tous les noms de Iunon”. [36]
Cette origine relativement ‘humble’ donna le champ libre aux commentaires de la cour, et la reine régnante ne récoltait pas seulement de bonnes opinions. Née Mademoiselle de Vaudémont, elle aspirait par conséquent à muer réellement en Louise de Lorraine. La démonstration se devait d’être brillante.
Or il serait faux de voir dans ce triomphe une émancipation de la reine régnante en forme de coup d’éclat contre la reine mère. En effet, Louise a beaucoup appris sur son rôle de reine au contact de Catherine de Médicis, et les deux femmes entretiennent de bons rapports : le théâtre se métamorphose en scène politique, et l’entrée de Louise de Lorraine matérialise une transition, une annonce publique du relais qu’aspire à prendre la nouvelle reine, lorsque les circonstances l’exigeraient.
“Pallas ceda l’honneur de pudicité, d’industrie et de gravité royale royale à la Royne, espouse de Jupiter de France, pour seconder les vertus de son mary et estre, comme elle est, des plus louées et admirées princesses de la terre” [37].

Cette filiation se remarque d’ailleurs à la fin du spectacle lorsque Minerve offre à Catherine de Médicis l’image d’Apollon jouant de la lyre à sept cordes, avec une devise explicite, Lenire & vincere suevi. L’adoucissement des tensions, la victoire de Louise de Lorraine sont la réminiscence de la politique conciliatrice de la reine mère par le biais des négociations et des divertissements de cour. Le parallèle mis en oeuvre avec les fêtes de Fontainebleau en 1564 par France Yates [38] trouve donc là une autre justification. Toutefois demeure une part de mystère dans ce dédoublement qui certes assure à la reine la victoire sur Circé, là où un Mercure a échoué. Peut être faut-il y voir la conjonction de deux influences favorables : la part de la royale Minerve, et celle de la naïade lorraine, ce qui renforcerait la volonté de médiation que porte en elle la reine. Considéré sous cet angle, son corps conjugue une harmonie paradigmatique des visées politico-religieuses d’Henri III. Louise de Lorraine n’est donc pas seulement une partenaire obligée, mais également une heureuse combinaison capable d’apporter une réponse aux questions politiques.
Bien que le rôle politique effectif de la reine régnante ait été sans commune mesure avec la dimension spectaculaire alors déployée, ce ballet démontre combien cette reine ne vivait pas recluse, ou bien en dehors de la cour, et comment elle en a assimilé les usages et pratiques. Car son implication dépasse largement des cadres théoriques. Ce spectacle aurait en effet pu recevoir plusieurs noms, et ce n’est certainement pas le hasard qui a conduit Beaujoyeulx à choisir celui de ‘ballet’. La reine de France prend ainsi la direction des deux principaux mouvements de danse, y étant poussée d’abord par Téthys, puis par Minerve. La chorégraphie, transcription allégorique de la justice et des vertus, consistait en une succession complexe de figures géométriques harmonieuses. Le mouvement final, particulièrement apprécié, se déclina ainsi en quarante formes circulaires, triangulaires, etc. La reine et certaines dames de sa suite se montrèrent alors à leur avantage, chacune maîtrisant complètement l’art de la danse : c’était là donner une preuve patente d’autorité sur la cour et ses principaux protagonistes, puisque dans l’entourage immédiat de la reine, le clan lorrain était largement représenté. Ceux qui purent assister à la fête virent danser à l’unisson derrière la reine les duchesses de Guise, d’Aumale, de Joyeuse, de Nevers, la princesse Christine de Lorraine, les maréchales de Retz et de Larchant ainsi que les demoiselles de Pons, de Bourdeilles et de Cipierre.
Toutefois, cette démonstration magistrale devait rester sans lendemain immédiat : car la préoccupation première de la reine demeurait l’absence de descendance. Dès le 23 octobre, le nonce Castelli précise dans sa missive au cardinal de Côme que la reine voulait prier “selon son désir afin d’avoir un fils, par la grâce de Sa Divine Majesté” [39]. Les instances de la succession au trône privaient ainsi paradoxalement Louise de Lorraine d’un rôle politique croissant. Car cette manifestation d’autorité, si elle intervient avec l’espoir de la venue d’un fils, est néanmoins antérieure à cet enfantement : la reine se comporte en homme d’Etat, à l’exemple de Catherine de Médicis, avec toujours une indéfectible loyauté envers le roi. C’est là aussi l’occasion de donner des gages à la monarchie, alors que ses parents les plus proches inquiètent, et qu’elle-même est l’objet de rumeurs de divorce depuis l’automne 1577 [40] :
“Le cardinal de Vaudémont, le duc de Mercoeur son frère, et le duc de Guise ont exposé au P. Claude, jésuite, comment ils soupçonnaient le Roi Très-Chrétien d’être disposé à répudier son épouse pour stérilité, usant du vain prétexte d’avoir, comme roi de France, ce privilège, de pouvoir répudier leur femme lorsqu’elles demeurent sans enfant au bout de dix années” [41].
Par la suite, le recours à la procession comme expiation solennelle en vue de ce même rite d’enfantement unit pareillement le roi et la reine, et va se présenter comme une continuation intense du ballet de 1581. L’analyse de Frances Yates est aussi à cet endroit, décisive, bien que centrée sur le roi :
“dans les dessins de la Procession du Roi, des personnages bibliques jouent un rôle éminent, choisis parce qu’ils étaient les parents d’un enfant sacré. Abraham marche avec Sarah et le petit Isaac, suivi d’Anne et de son fils Samuel ; on voit les parents de la Vierge avec leur fille ; les parents de saint Jean-Baptiste avec leur fils. Tout cela conduit à la Reine Louise de Lorraine, entourée d’enfants imaginaires et portant la maquette d’une église. On attend un enfant sacré, le Dauphin et futur Roi très-chrétien de France, l’accomplissement de la prophétie, le prix de pieuses œuvres de miséricorde et le soutien de fondations religieuses et charitables” [42].

Notes

[1Vers funèbre François et latins sur le vray discours de la mort de M. le duc de Joyeuse, Paris, Beys, 1587.

[2Gilbert Gadoffre, op.cit., p.253.

[3Ibid., p.255 ; cf. Antoine Malet, op.cit., VI, 17, “De la prudence de la reyne tant à choisir ses Domestiques qu’à bien gouverner sa Maison”.

[4Sur cet ouvrage manuscrit très particulier, voir l’annexe IV.

[5Antoine Malet, op.cit., VII, 7.

[6Marc Fumaroli, op.cit., p.63. “Tacite, comme le Cicéron des dialogues rhétoriques et des épîtres familières, est une des grandes découvertes de la Renaissance. C’est en 1425 qu’un moine de Hersfeld trouve le manuscrit contenant l’Agricola, la Germania, et le Dialogue des Orateurs. Il ne parvint à Rome qu’en 1455. La première édition en fut faite à Venise en 1470. Et c’est en 1515, grâce au manuscrit Mediceus prior acheté par Léon X, que la majeure partie des Annales put être jointe aux œuvres de Tacite dans l’édition de Philippe Béroalde. (…) C’est à partir de 1574 et de la grande édition plantinienne de Tacite, procurée que l’œuvre du grand historien-orateur de l’Empire, contempteur de Néron, mais contemporain de Trajan, entra vraiment dans le vif de la culture européenne”.

[7Ce livre servit au capucin Thomas d’Avignon dans la préparation de son oraison funèbre de février 1601. Cf. Thomas d’Avignon, Oraison funèbre sur le trespas de tres haute, serenissime, & tres religieuse Princesse, Loyse de Lorraine doüairiere de France, & de Pologne, faicte & prononcée à Moulins en Bourbonnois, Paris, Douceur, 1601, p.15-16. « Si ie dis qu’elle est une grande Princesse, yssue d’un estoc illustre, de tige royalle, d’une antique famille, & noble progenie, cela est si vray & si clair, que de vouloir le monstrer ce seroit autant que de vouloir prouver que le Soleil est luysant en plain midy, ou que le tout est plus grand que sa partie, veu qu’elle est yssue de l’antique & illustre maison de Lorrayne, & de tant de Roys (ainsi que nous apprenons par les Alliances genealogiques de Lorraine) de René premier de ce nom, Roy de Sicile, Duc d’Anjou & de Lorraine ; de René second de ce nom, Roy de Hierusalem, Sicile, & Aragon, & Duc de Lorraine ; de Bauldoin de Boulongne Roy de Hierusalem ; de Godefroy de Buïllon septiesme duc de Lorraine que ie devois nommer le premier, pour ce qu’il conquist le Royaume de Hierusalem l’an 1099, & ny voulut porter couronne d’or, parce que Nostre Redempteur y avoit esté couronné de poignantes espines ».

[8Jean Céard, La nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle., Genève, 1997, p.282-284.

[9Jacqueline Boucher, op.cit., p.254.

[10Ibid.., p.135

[11Antoine Malet, op.cit., VI, 3.

[12Gilbert Gadoffre, op.cit., p.192-198.

[13Antoine Malet, op.cit., IV, 6.

[14Ibid., IV, 3

[15Ibid., VI, 16.

[16Ibid., VI, 16.

[17Marc Fumaroli, op.cit., p.494-496.

[18Ibid., p.517-518. ‘Gravitas’ et ‘temperantia’ sont aussi les attributs de la parole du juge, ce qui va dans le sens de l’idéal de justice de la royauté : le paradigme d’une telle rhétorique est l’épisode de la clémence d’Auguste, rapportée par le De clementia de Sénèque.

[19Flaminio de Birague, Premières œuvres poétiques, éd. critique par R.Guillot & M.Clément, Paris, 1998.

[20Geneviève Demerson, Dorat en son temps. Culture classique et présence au monde, Paris, p.53 & 64.

[21Alain Cullière, op.cit., Paris, 1999, p. X.

[22Le P. Dinet est celui qui annonça à la reine vers le 5 août 1589 le décès d’Henri III. Jacqueline Boucher, op.cit., p.308.

[23Marc Fumaroli, op.cit., p.283-284.

[24Frances Yates, Astrée. Le symbolisme impérial au XVIe siècle, trad. française par J.Y. Pouilloux & A. Huraut, Paris, 1989, p.378.

[25Auguste Benoit, Notice sur Jean Lebon, médecin du cardinal de Guise, suivie de la prosopopée Le Rhin au Roy (1568), Genève, 1971. Voir aussi Alain Cullière, op.cit., p. X.

[26Claude Vicar, Petit discours de l’utilité des voyages ou des pelerinages, tiré de passages de la Sainte Ecriture, et autres autheurs, mis en lumiere du commandement de la royne par E. Maignan, Paris, Roger, 1582, p.7-10.

[27Henri Faure, op.cit., p.288, note XXVII.

[28Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France : Circé et la Paon. Paris, 1954, p.14.

[29Frances A. Yates, Les académies en France au XVIe siècle, trad. française, Paris, 1995, p.343.

[30Balthazar de Beaujoyeulx, Le Balet comique de la Royne by B. de B. A fac simile with an introduction by Margaret McGowan, medieval and renaissance texts and studies, New York, 19 82, p.3 r°.

[31Ibid., p.2 r°.

[32Jacqueline Boucher, op.cit., p.208.

[33Balthazar de Beaujoyeulx, op.cit., stances de Claude Billard, v.14-24.

[34Jacqueline Boucher, op.cit., p.86-88.

[35Balthazar de Beaujoyeulx, op.cit., “Chant des Tritons”, p. 17 v°-18 v°.

[36Ibid., “dialogue de Glaucus et de Thétys”, p.22 r°.

[37Ibid., cité in Jacqueline Boucher, op.cit., p.111.

[38Frances A. Yates, op.cit., p.346-348.

[39“(oratione) conforme al desiderio suo affiné di ottener gratia de Sua Divina Maestà per traver figliuoli”, lettre du 23 octobre 1581, in Acta Nuntiaturae Gallicae. Correspondance du nonce en France Giovanni Battista Castelli, publ. R.Toupin, Paris-Rome, 1967.

[40Jacqueline Boucher, Ibid., p.136.

[41“Il cardinale di Vademont et il duca di Mercurio, suo fratello, et il duca du Guisa hanno dimostrato al padre Claudio, gesuita, haver gran sospetto che il Re Christianissimo sia per ripudiar la moglie come sterile alligando vanamente che il re di Francia hanno privilegio di far tali repudij quando le moglie loro sono sterili per il spatio di dieci anni.” Correspondance de Girolamo Ragazzoni, op.cit., p.370.

[42Frances A. Yates, Astrée…, p.371.