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Jean-Fred Warlin, Représenter la France à la cour des tsarines. Les deux ambassades du marquis de La Chétardie en Russie. Essai

Henri Duranton

Henri Duranton, "Jean-Fred Warlin, Représenter la France à la cour des tsarines. Les deux ambassades du marquis de La Chétardie en Russie. Essai", Paris, Cour de France.fr, 2021. Compte rendu publié le 24 mai 2021 (https://cour-de-france.fr/article5880.html)

Jean-Fred Warlin, Représenter la France à la cour des tsarines. Les deux ambassades du marquis de La Chétardie en Russie. Essai, Éditions Persée, 2020, 687 p.

Joachim Trotti de La Chétardie (1705-1759) n’est pas un inconnu. Issu d’une vieille noblesse de province, il connaît, par la protection du cardinal de Fleury, une rapide carrière, d’abord militaire, puis diplomatique. Il fait ses premières armes à la cour de Prusse de 1731 à 1734 auprès du fruste Roi-Sergent et du prince héritier, le futur Frédéric II. Il est ensuite envoyé comme ministre plénipotentiaire en Russie où il accomplira deux missions de 1739 à 1743. Durant ces brefs séjours, il aura l’occasion de vivre sous trois régimes : la fin du pouvoir despotique d’Anna Ivanovna qui meurt en 1740, puis la courte régence d’Anna Lepoldovna, enfin l’arrivée au pouvoir d’Élisabeth Petrovna, devenue impératrice à la suite d’un coup d’État accompli dans la nuit du 5 au 6 décembre 1741. Le jeune ambassadeur avait pour mission d’informer la diplomatie française sur une nation lointaine, mal connue, qui commençait à s’affirmer comme une puissance avec laquelle il fallait désormais compter. À lui de se retrouver dans les incessantes intrigues qui enfièvraient les milieux dirigeants russes. Il s’en est d’autant mieux acquitté qu’il en vint, dépassant ses instructions, à intervenir directement dans la politique intérieure de l’empire russe. Ses principaux titres de gloire auraient été d’avoir été la cheville ouvrière du coup d’État et accessoirement l’amant passager de la future impératrice Élisabeth.
Légende flatteuse que son dernier biographe, Jean-Fred Warlin, s’est assigné pour tâche de vérifier. Il n’en était pas à son coup d’essai. Cet ancien chirurgien, converti sur le tard à la discipline historique, avait déjà publié en 2014 une autre biographie considérable [J.-P. Tercier, l’éminence grise de Louis XV : Un conseiller de l’ombre au Siècle des lumières]. Il a repris tout le dossier, fait les lectures nécessaires, enquêté notamment dans les archives diplomatiques, tant françaises que russes. En particulier il a fait un usage intensif de la correspondance de La Chétardie avec le ministre des Affaires étrangères du moment, Amelot de Chaillou, qui suivait de près son fougueux subordonné, prompt à des initiatives plus ou moins aventureuses.
On suit avec intérêt la vie au jour le jour de cet aristocrate raffiné confronté aux pratiques sauvages, souvent brutales, voire sanguinaires qui étaient de règle dans les élites locales. Lui, qui est un dévot des formes minutieuses du cérémonial diplomatique, éprouve bien des difficultés à se faire respecter par des rustres devenus ministres. Heureusement son sens de l’intrigue finit par l’emporter. Il se fait une place à la cour, conquiert ses grandes entrées auprès d’Élisabeth Petrovna, future impératrice, ce qui lui vaut une grande faveur, quoique provisoire, peu après le coup d’État.
Ainsi, « cet homme courtois, policé, raffiné, grand adepte du cérémonial le plus vétilleux s’était peu à peu transformé en putschiste » (p. 25). Sans pour autant jouer le rôle décisif que la tradition lui a accordé. Son biographe, en définitive, n’est pas tendre pour son héros et démolit les deux légendes flatteuses qui lui étaient accolées : non, La Chétardie n’a pas été le maître d’oeuvre du coup d’État ; encore moins l’amant de l’impératrice. Son activité brouillonne n’a au total pas généré de grands résultats. Quant à sa période de faveur, elle fut de courte durée et de peu d’effet. Pour ne rien dire de la monumentale bourde qu’il commet lors de son second séjour. Il envoie au ministre français des missives cryptées où il se répand en propos peu flatteurs sur la cour impériale, sans se douter que les services russes ont percé son chiffre et dûment transmis aux autorités ses missives transcrites en clair. Ce qu’il paie aussitôt d’un renvoi ignominieux.
Pour autant, de sa minutieuse biographie se dégage une personnalité attachante, quoique frivole, qui aime le paraître et ne craint pas les coups d’éclat, voire les coups de poing. Ainsi son inimitié envers d’Allion, son successeur, culmine en un authentique pugilat. Son goût du faste se manifeste dès avant son arrivée à Pétersbourg. Monsieur l’ambassadeur aura besoin de quatre mois (août-décembre 1739) pour rejoindre son poste, s’attardant sur la route en aimables festivités. Il est vrai aussi qu’il est fort encombré de bagages, ne serait-ce que les 17 000 bouteilles de Champagne destinées à ses futures réceptions. Grand seigneur, quand il quitte sa mission diplomatique, il laisse derrière lui 240 000 livres de dettes.
Ce fut, pour reprendre l’indulgente conclusion de son biographe, « une comète, une étoile de feu dont l’ascension a été fulgurante, le passage, impétueux, et la chute, rapide » (p. 48). Mais, dès lors, n’était-ce pas faire trop d’honneur à ce fugace météore que de lui consacrer 700 pages ? Non, au jugement de Jean-Fred Warlin, qui, en réalité, élargit ce point de départ limité aux dimensions d’une authentique histoire diplomatique de l’Europe.
Il entend mener de front trois intrigues, incluant pas moins de deux grands conflits européens (guerres de Succession de Pologne et de Succession d’Autriche). La mission de La Chétardie, qui reste son objectif premier et son cadre narratif, ne se comprend selon lui qu’en fonction de la situation intérieure de la cour de Russie, elle-même dépendante d’une politique internationale aux multiples acteurs (Russie, Turquie, Suède, Pologne, Prusse, Angleterre, etc.) sous le regard de la diplomatie française. La situation à chaque instant se révèle d’une infinie diversité tant les intérêts s’enchevêtrent, les alliances se nouent et se dénouent, les États s’échangent comme autant de biens privés. On se souvient par exemple que le duc de Lorraine échange la Toscane contre son duché, lequel échoit à Stanislas Leszczynski, ancien roi de Pologne, qui un jour rétrocédera ladite Lorraine à la France.
La narration de Jean-Fred Warlin a les qualités et les défauts de ses ambitions. Sa passionnante perspective nous incite à relire l’histoire européenne telle qu’elle n’avait encore jamais été écrite. Elle convoque une formidable masse de personnalités et d’événements, nous promène de la Scandinavie à l’empire ottoman, mêle conflits d’envergure et dérisoires incidents protocolaires. Le lecteur parfois s’y noie, d’autant que l’auteur aime rien tant que greffer des digressions sur l’intrigue principale. On parlerait volontiers à son propos d’une narration buissonnante, pour qualifier cette écriture très originale, qui s’intéresse plus à l’accumulation de détails qu’à des recherches de synthèse. Non que, d’ailleurs, l’auteur en soit incapable comme le prouve l’excellente synthèse finale (p. 573-583).
Au total, comme le salue en préface Lucien Bély, voilà un livre passablement hors norme, qu’on aura plaisir à relire, même en négligeant l’aimable personnage qui en fut le prétexte.
Pour finir par les cuistreries d’usage, on se doit de signaler la curieuse absence dans la table des matières de l’annonce des parties II et III, et surtout une étrange pratique typographique. Pourquoi avoir choisi un corps microscopique pour les appels de note, ce qui les rend pour ainsi dire invisibles à une lecture tant soit peu rapide ?