Saint-Simon et les deux corps du roi
Claire Quaglia
Quaglia, Claire. Saint-Simon et les deux corps du roi, Cahiers Saint-Simon, n° 42, 2014. Eros chez Saint-Simon. Journée d’études du samedi 8 mars 2014, p. 61-70.
Extrait de l’article
L’on connaît la théorie de Ernst Kantorowicz des deux corps du roi, développée dans sa grande somme au titre éponyme, théorie toutefois particulièrement complexe et qui a considérablement évolué au cours du temps : le roi, dans les monarchies européennes d’Ancien régime a deux corps, hérités du modèle christique et duel de l’homme-Dieu : le roi a ainsi avant tout un corps simple d’homme, périssable et mortel, tandis qu’en tant que Roi, il est également auréolé d’un second corps, tout symbolique et sacré, incarnant passagèrement le pouvoir temporel consenti par Dieu jusqu’à sa mort. Cette théorie élaborée par les juristes anglais au Moyen Âge avait permis d’asseoir les monarchies européennes sur le modèle politico-religieux de l’Église, elle aussi entée sur la gémination christique, se représentant comme corpus mysticum pérenne, au-delà de l’établissement de ses ministres ici-bas. Ainsi doit-on comprendre l’exclamation d’usage à la mort d’un roi, « Le roi est mort, vive le roi ! » : si le roi meurt en effet en tant qu’homme-roi, la royauté quant à elle ne meurt jamais, et passe immédiatement dans le corps de son successeur dynastique. C’est ainsi que les monarchies échappaient au double spectre de la rébellion et de la république. Cependant, Kantorowicz a également montré combien ce corps mystique et sacré du roi s’était considérablement altéré dès la fin du Moyen Âge en simple « fiction » de l’Etat, notamment sous les coups de boutoir conjugués de la redécouverte du droit romain et de la montée en puissance des théories étatistes qui décrochaient le politique du religieux, et par-là, de la morale : le roi a alors toujours deux corps, mais son second corps n’est plus à proprement ce corps sacré et mystique qui le rattachait à l’ensemble de la nation, ce que représentaient les allégories corporatistes et anthropomorphiques du royaume en figurant le roi comme la tête et les sujets comme les membres : désormais, il incarne seul un Etat moderne, une « fonction » — Louis XIV ira même, chose surprenante dans la bouche d’un roi, parler dans ses Mémoires de son « métier » de roi —, ce que les Romains désignaient eux-mêmes par le terme de dignitas.