Florence Alazard : La bataille oubliée. Agnadel, 1509
Michel Cassan
Michel Cassan, "Florence Alazard : La bataille oubliée. Agnadel, 1509", Paris, Cour de France.fr, 2017. Compte rendu publié le 27 nov. 2017 (https://cour-de-france.fr/article4919.html).
Florence Alazard, La bataille oubliée. Agnadel, 1509 : Louis XII contre les Vénitiens, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
À l’évidence, la bataille livrée à Agnadel à quelques lieues au nord de Pavie le 14 mai 1509 n’est pas l’une des plus importantes dates de l’histoire du monde, de l’Europe et même des guerres d’Italie. Dès le XVIe siècle, Machiavel et Guichardin jugeaient secondaire cette bataille entre le roi de France Louis XII et la république de Venise. Michelet reprenait à son compte leur verdict et faisait de la victoire française un événement second, au motif très téléologique du rapide redressement du vaincu. En outre, la geste de François Ier victorieux à Marignan puis défait à Pavie reléguait aux oubliettes du roman national cette bataille d’Agnadel que Florence Alazard tire de l’oubli historique. Conçu comme le contraire du « Bouvines » de Georges Duby paru en 1973, le livre préfacé par Patrick Boucheron a une dimension de manifeste ou à tout le moins de plaidoyer pour une histoire respectueuse de la chronologie des événements parce qu’Agnadel est « une suite de causalités [à laquelle] on ne comprend rien si on ne commence pas par le début et si on ne déroule pas le fil » (p. 51).
Le début, ici ce sont les prolégomènes de la ligue de Cambrai signée en décembre 1508 par le roi de France, le pape, l’empereur, les souverains d’Espagne, d’Angleterre, de Hongrie-Bohême, Florence, Mantoue, Ferrare et tournée contre l’empire ottoman avec en première intention le châtiment de la république de Venise, un état jugé amoral, gangrené par son avidité au gain qui l’entraîne dans une connivence détestable et condamnable avec le Turc. La fin, à l’exception d’un bref excursus jusqu’en 1513 est l’absolution pontificale de Jules II éteignant le 24 février 1510 l’excommunication qu’il avait proclamée contre la cité des Doges le 27 avril 1509. Entre ces deux moments, quatre forts chapitres dévident le fil d’un récit qui va de l’avant- bataille : le chapitre 1, « Vers Cambrai » et le chapitre 2 « Se préparer à la guerre », à l’affrontement les « Récits » du chapitre 3 et à l’après-guerre : Venise « à l’épreuve de la défaite ».
L’objectif de l’auteure en se saisissant de la bataille est d’écrire une « histoire partagée » de l’événement, d’en donner les visions contemporaines, possiblement contraires et concurrentes forgées à Venise, Paris, Rome, Florence, les villes de la Terre Ferme, Madrid, Londres, etc. une telle entreprise est d’une ambition aussi louable que difficile à tenir, aussi Florence Alazard a-t-elle du opérer des choix documentaires et privilégier en toute logique les sources italiennes et françaises relatant de manière directe ou implicite Agnadel. Elle a inventorié, collationné, lu, analysé avec une grande finesse critique les sources contemporaines tels les lamenti vénitiens ou attribués à la Sérénissime dont elle est une éminente spécialiste, les Diarii de Marino Sanudo et de Girolamo Priuli, mais aussi des correspondances et des imprimés, démontrant la grande porosité entre ces deux formes de supports et l’engouement des contemporains pour l’information événementielle. Par sa réflexion méthodologique sur la fabrication des sources, la définition de l’événement, la problématique de la « nouvelle histoire bataille », la communication adossée à un fait d’armes, Florence Alazard fait d’Agnadel un terrain d’expérimentation d’histoire de l’histoire et d’écriture de l’histoire. Elle délivre une fine narration de ce choc guerrier survenu dans un non-lieu difficile à désigner avant que l’autorité de Claude de Seyssel ne le fixe à Agnadel et au terme de son enquête aussi exhaustive que minutieuse, elle qualifie Agnadel de « bataille de l’hybridité ». Hybridité d’une bataille « moderne » qui conjugue une déclaration de guerre coulée dans la tradition chevaleresque médiévale et une mortalité très élevée –de 10 000 à 16 000 victimes- caractéristique des grandes batailles des guerres d’Italie. Hybridité des relations de l’affrontement où l’exposé factuel et rationnel des séquences d’une bataille pourtant conduite dans une grande improvisation par certains belligérants coexiste avec une forte empreinte de la littérature de type chevaleresque. Hybridité du discours sur la bataille diffusé par la Sérénissime où le recours à la prophétie est certes mobilisé, mais sans le saturer d’une imprégnation providentialiste et eschatologique. Bataille de l’hybridité, Agnadel est également à lire comme une bataille-rupture par le traitement informatif qui l’entoure, aussi bien avant le déclenchement des hostilités par la justification de la guerre à venir qu’après l’engagement pour en commenter l’issue, en célébrer la victoire ou en expliquer l’échec et toujours en exposer les dynamiques respectives immédiates. Au terme de l’ouvrage, l’auteure renoue avec sa réflexion sur l’événement historique abordée dans sa dense introduction. Elle voit dans la bataille en tant qu’événement moins la partie émergée d’un iceberg « mais plutôt une loupe pour regarder dans le détail ce qui se passe dans la société à un moment précis ». Certes, mais n’est-il pas possible en jouant sur les échelles de l’observation, de conjoindre les deux approches méthodologiques ? En tout cas, l’on partagera sans hésiter l’affirmation de Florence Alazard remarquant « qu’en lui-même l’événement ne dit pas grand-chose, il faut en faire usage » (p. 265). Et même une bataille aussi oubliée qu’Agnadel fut au cours des XIXe-XXe siècles, objet de quelques investissements diversifiés. Louis-Philippe commanda en 1837 au peintre Pierre-Jules Jollivet une évocation de la bataille qui figure sur la couverture du livre et dans le cahier des illustrations ; une marque de chicorée des années 1900 enrôla Louis XII à Agnadel dans une campagne de réclames publicitaires ; un jeu vidéo actuel transporte ses protagonistes dans un Agnadel fictionnel loin de la réalité campagnarde de 1509. Il y eut et il y a, occasionnellement une actualité de la bataille d’Agnadel, servie ici par un beau livre, escorté d’un index des noms de personnes et des œuvres consultées, d’une chronologie, d’un corpus de sources et de larges références bibliographiques et d’une trentaine d’illustrations qui pouvaient faire l’objet de commentaires spécifiques plus développés. Un mince regret, nullement une plainte.