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Mythe de l’ancien et perception du moderne chez Machiavel

Emanuele Cutinelli Rendina

Emanuele Cutinelli Rendina, "Mythe de l’ancien et perception du moderne chez Machiavel", dans Astérion, année 2004, numéro 2.

Extrait de l’article

Dans le développement du classicisme en Europe du XIVe au XVIIe siècle, l’œuvre de Machiavel occupe une place particulière. Les raisons de cette singularité n’échappèrent pas à l’auteur lui-même, qui dans l’un des moments où sa conscience des enjeux culturels de son écriture se manifestait de la façon la plus aiguë ne manqua pas de les rendre explicites. En effet, dans le cadre de la justification qu’il adresse aux lecteurs des Discours sur la première décade de Tite-Live, le Florentin constate bien que, d’habitude, le monde antique est considéré comme un modèle de perfection dans de nombreux domaines des activités humaines – des beaux-arts au droit en passant même par la médecine – mais que toutefois « les vaillantes actions que nous montre l’histoire, qui furent accomplies par des royaumes et des républiques antiques, des rois, des capitaines, des citoyens, des législateurs sont plus admirées qu’imitées et sont même si délaissées de tous qu’il ne nous reste aucune trace de cette antique vaillance ». Telle était la prémisse pour réprimander, par des paroles aussi engagées que solennelles, les mœurs politiques des princes modernes : « pour gouverner un royaume, organiser une armée et diriger la guerre, dispenser la justice, accroître son empire, on ne trouve ni prince ni république qui recoure aux exemples de l’Antiquité ».

Dans ces paroles célèbres, le thème typiquement humaniste de l’imitation des Anciens reçoit une extension aussi provocatrice qu’inédite, du moins si l’on considère l’intensité et la valeur que l’auteur a voulu leur conférer, non seulement dans ce cas précis, mais également dans d’autres passages des Discours et, plus généralement, dans l’ensemble de son œuvre : ce qui est indiqué comme étant digne d’être imité est bel et bien le savoir politique et civil des Anciens. Contre ce qu’il considère une communis opinio, Machiavel estime que l’imitation dans ce domaine est possible parce que les réalités naturelles et humaines demeurent immuables ; et de ce fait, puisque « le ciel, le soleil, les éléments, les hommes “ n’ont pas ” changé de mouvement, d’ordre et de puissance par rapport à ce qu’ils étaient autrefois », il est bien légitime que l’Antiquité cesse d’être regardée comme l’objet d’une contemplation hédoniste et détachée et qu’elle devienne au contraire une conseillère compétente et efficace de la praxis des modernes. Il s’agit alors – et c’est là la tâche que l’auteur des Discours a orgueilleusement décidé d’assumer – de réfuter les arguments qui ont voilé et ont fait oublier les grands préceptes civils des Anciens. Parmi les deux raisons qu’il indique préliminairement (dans son Avant-propos), Machiavel préfère en mettre une en valeur : il ne s’agit pas tant de « l’état de faiblesse où l’actuelle religion a conduit le monde ni des malheurs apportés à des nombreux pays et villes de la chrétienté par une orgueilleuse paresse, mais bien de l’absence d’une véritable connaissance de l’histoire, indispensable pour en tirer le sens et en goûter la saveur ». Comme il le démontrera dans la suite de son œuvre, les deux raisons sont toutefois intimement liées. Quoi qu’il en soit, le fait de redécouvrir la sagesse des Anciens par le truchement d’une lecture avisée de leurs historiens, et donc se donner la possibilité de combler le décalage qui nous sépare d’eux, assigne aux Discours leur tâche théorique et pratique, gnoséologique et pédagogique.

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