"La sociologie… quand elle est bien faite". Entretien, 1984-1985
Norbert Elias
Elias, Norbert, « "La sociologie… quand elle est bien faite". Entretien, 1984-1985 », Actes de la recherche en sciences sociales, 2014/5 (n° 205), p. 4-19.
Extrait de l’article
L’entretien avec Norbert Elias publié ci-dessous est une version condensée de plusieurs interviews réalisées au cours de l’année 1984 et au début de 1985. Elles se déroulaient en anglais dans l’appartement d’Elias à Amsterdam. C’est Pierre Bourdieu qui m’avait proposé le projet de ces entretiens, en vue d’une publication dans Actes de la recherche en sciences sociales. Peu après, en novembre 1985, il invita Elias à donner une conférence au Collège de France et à faire une ou deux interventions à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Actes publia au même moment « Remarques sur le commérage ».
Pour comprendre le sens de ces initiatives, on peut rappeler brièvement, en s’appuyant sur le travail de Marc Joly, le contexte très particulier de la réception d’Elias en France. L’introducteur des œuvres d’Elias, Jean Baechler, avait publié les premiers ouvrages, les deux volumes de Sur le Processus de civilisation (Über den Prozeß der Zivilisation) et La Société de cour (Die höfische Gesellschaft), entre 1973 et 1975 dans la collection qu’il dirigeait aux éditions Calmann-Lévy. Pour des raisons à la fois professionnelles et éditoriales, Baechler ne souhaitait pas faire apparaître clairement le cadre proprement sociologique dans lequel Elias avait entrepris ses travaux, et cela lui valut un échange de lettres assez vif avec l’auteur, à propos en particulier du premier volume de Über den Prozeß der Zivilisation, La Civilisation des mœurs. Cette publication fit l’objet de comptes rendus qui n’étaient pas de nature à atténuer ce biais a-sociologique : ils étaient le fait d’historiens situés à l’intersection des champs académique et journalistique, comme François Furet et Emmanuel Le Roy Ladurie, qui présentèrent Elias comme un historien précurseur de l’histoire des mentalités. Plusieurs journalistes et publicistes reprirent cette lecture et les premières traductions d’Elias en français ne suscitèrent pas de débats dans les revues savantes. Ce n’est que dans la première moitié des années 1980, grâce à Roger Chartier et quelques autres, qu’une réception proprement scientifique, c’est-à-dire un transfert impliquant le respect de l’intégrité des textes, de la cohérence globale et de la rigueur conceptuelle de l’œuvre, a commencé à voir le jour. Cette deuxième réception a aussi été marquée par des rencontres et colloques, de nouvelles traductions et rééditions, notamment celle de La Société de cour (1985, avec une préface de Roger Chartier), qui se poursuivent encore aujourd’hui, comme en témoigne la publication aux éditions de La Découverte d’Au-delà de Freud (2010), recueil édité par Marc Joly avec un texte inédit d’Elias sur Freud.