"Pour goûter de plus près une si belle voix". Dire le plaisir musical de Ronsard à Saint-Amant
Georgie Durosoir
Comment citer cette publication :
Georgie Durosoir : « Pour goûter de plus près une si belle voix. Dire le plaisir musical de Ronsard à Saint-Amant », dans Thierry Favier, Manuel Couvreur (éd.), Le plaisir musical en France au XVIIe siècle, Sprimont (Belgique), Mardaga, 2006, p 209-218. Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er mars 2010 (https://cour-de-france.fr/article1418.html).
« Quelle étrange puissance de savoir si doucement enchanter nos esprits, que sans dire mot [la musique] persuade et nous entraîne, distillant et coulant par l’oreille ses charmes et ses chansons qui dérobent l’âme à l’âme même et l’arrachent par les oreilles sans qu’elle se mette en devoir de se défendre et riant de sa captivité »
Cette citation de l’Essai des merveilles de nature publié pour la première fois par Étienne Binet en 1621, résume en quelques mots les idées majeures du temps sur le plaisir musical [1]. Si l’on s’arrête à chacun de ses termes, on reconstitue le schéma sur lequel se fondent une majorité de textes contemporains : la puissance magique de la musique qui procure un enchantement ; celui-ci s’insinue de manière subreptice, distillant un charme ; il parvient à la persuasion, autant dire que la musique atteint le but que se fixe la rhétorique, et ce sans le secours des paroles.
De tels textes abondent au début du siècle ; les plus conventionnels figurent dans les pièces liminaires des recueils d’airs de cour. Tel poète, vantant la « douceur nompareille » des airs de Moulinié poursuit en ces termes :
Tu ravis l’âme par l’oreille
Et des déesses et des dieux [2]
Une ode à Pierre Guédron, signée de Pierre Motin ne dit pas autre chose, mais le dit autrement :
Aussitôt qu’un bel air nous flatte
Quelque tourment qui nous abatte
Nous privant d’aise et de couleur,
L’âme surprise de merveille,
Laissant le corps, passe en l’oreille
Et le corps n’a plus de douleur [3]
Ces lieux communs sont-ils à prendre en compte comme témoignages du plaisir musical ? Sans aucun doute, bien que le plaisir dont ils parlent soit de pure convention, vision collective, figée dans un discours métaphorique, allégorique, intégrée dans un patrimoine de pensée déjà ancien.
Dans les textes en prose ou en vers que j’ai interrogés, j’ai découvert des approches très diverses du plaisir musical. Il en est que l’on pourrait presque qualifier de « cérébrales », tant le plaisir y est abordé avec distance, bardé d’un rempart de références à la culture antique qui le rendent comme inaccessible ; l’approche collective s’appuie sur le même substrat culturel que la précédente, mais se montre capable de l’investir dans une émotion partagée par un groupe de même appartenance culturelle, où se devine une première silhouette d’un plaisir individuel. Il y a enfin, mais il est rare, le plaisir personnel intense, vécu dans une sorte d’égoïsme de jouisseur (qu’on veuille bien me pardonner l’expression), qui mêle le plaisir musical à tant d’autres émotions sensorielles qu’il s’en trouve brouillé en même temps que hautement renforcé. Quoi qu’il en soit, je suis certaine de n’avoir eu à faire, dans ces trois catégories, qu’à des connaisseurs.
Moins conventionnels que les poésies liminaires, des textes esthétiques ou théoriques proposent une réflexion plus argumentée sur le plaisir musical, bien qu’elle conserve cette distance, cette expression impersonnelle déjà observée. Les théoriciens s’intéressent tout particulièrement à la voix. De très importants travaux ont été consacrés à la voix parlée au XVIIe siècle [4]. J’en retiendrai de leurs analyses que les traités de rhétorique sont les écrits qui développent les descriptions les plus soigneuses et les plus éclairées des plaisirs que procure une belle voix : il s’agit, bien entendu, de condamner ces plaisirs comme impies. Le Theatrum veterum rhetorum de Cressolles révèle encore et toujours les mêmes images : s’insinuer dans l’esprit des auditeurs, les arracher à eux-mêmes, les plonger dans l’ivresse [5]. Plaisir pervers, donc plaisir extrême. La voix est ainsi définie à la fois par sa capacité à convaincre, donc à mener vers le bien et au contraire, lorsqu’elle cède à un excès de « musicalité », par son pouvoir de pervertir l’âme des auditeurs, donc à mener à des plaisirs coupables ; il y a donc en elle des potentiels contradictoires : la convenance et le détournement. Le glissement de la voix oratoire à la voix chantée, dans ses bienfaits comme dans ses dangers, se fait de lui-même. Mersenne encourage en effet les prédicateurs à «imiter les chants dans leurs Harangues et dans leurs Prédications » mais « sans neantmoins franchir les bornes de la modestie d’un Orateur Chrestien » [6], sans risquer, donc, de franchir la frontière entre plaisir pur et plaisir impur.
La voix est au cœur de la plupart des expériences de plaisir musical. « Est-il possible qu’un petit ventelet sortant de la caverne des poumons, ménagé par la langue, brisé par les dents, écrasé au palais, fasse tant de miracles ?» se demande Etienne Binet [7]. Mersenne décrit les qualités nécessaires aux voix chantées pour qu’elles « se glissent assez agréablement dans l’esprit des auditeurs pour s’en rendre les maîtresses & pour le conduire partout où l’on veut » [8]. Le père minime parfait son explication de ce phénomène : « L’esprit reçoit un singulier contentement lorsqu’il considère une voix qui se porte comme il faut par toutes sortes de degrés et d’intervalles et qui […] semble charmer & transporter l’oreille & l’esprit des auditeurs » [9]. « Singulier contentement », « charmer & transporter » : nous sommes en plein ravissement au sens ronsardien du terme, être ravi hors de soi. Plus audacieux encore, Mersenne affirme « que la Musique separe en quelque maniere l’esprit du corps, & le met dans un estat, où il est plus propre à la contemplation qu’à l’action, & consequemment que le Chant venant à cesser, il se trouve tout étonné de se voir privé du contentement qu’il recevoit dans l’estat d’abstraction, où la Musique l’avoit transporté » [10]. Le violiste André Maugars, séjourna à Rome en 1639. À son retour à Paris, il rendit publiques ses impressions. Nous lui devons un témoignage très personnel et, à ce titre, précieux. Leonora Baroni, fameuse cantatrice romaine qui joue du théorbe, lui a fait l’amitié de se faire entendre accompagnée de sa mère, Adriana et de sa sœur Caterina, l’une s’accompagnant de la lyre, l’autre de la harpe ; toutes trois chantent : « Le concert, composé de trois belles voix et de trois instruments différents, me surprit si fort les sens et me porta dans un tel ravissement que j’oubliai ma condition mortelle et crut déjà être parmi les anges, jouissant des contentements des Bienheureux » [11].
Ces textes de Mersenne, Binet ou Maugars, ne sont pas si éloignés d’un autre, bien plus tardif dont la vocation est de décrire objectivement l’état de plaisir ; je cite Bergson : « L’acuité même du plaisir pendant qu’on le goûte, n’est que l’inertie de l’organisme qui s’y noie, refusant toute autre sensation [12]. « Organisme qui s’y noie », selon Bergson ; « état d’abstraction », selon Mersenne ; oublier sa condition mortelle, avec Maugars ; « riant de sa captivité » avec Binet : c’est donc bien que le corps, l’esprit, la volonté se trouvent submergés. De tous ces discours il ressort la certitude que l’auditeur est pris en traître, manipulé, si l’on peut dire, par le chanteur. Le vocabulaire du temps illustre ces idées : la voix plaît par ses « séductions » ; on parle de « chatouiller l’oreille », de « titillations ».
Le ravissement - qui est perte de son libre-arbitre et abandon à des forces occultes - confine parfois au sublime, comme dans l’expérience décrite par Maugars. On sait des émotions qui ont provoqué des larmes. Ainsi de Madame de Sévigné, après avoir assisté à l’Alceste de Lully :
« [C]’est un prodige de beauté ; il y a des endroits qui ont mérité mes larmes. Je ne suis pas seule à ne les pouvoir soutenir ; l’âme de Madame de La Fayette en est alarmée » [13].
Quoi de plus agréable, en effet, que de pleurer de plaisir, sinon mourir de plaisir ?
Le charme de la voix, l’enchantement qu’elle rend possible sont d’autres manières de dire que l’on ne s’appartient plus, que la volonté a rendu les armes devant le plaisir. C’est à l’évidence le rôle des « agréments » sans lesquels la musique baroque – et particulièrement française - ne se peut concevoir . Admirons comme ces termes, utilisés aussi bien dans le répertoire vocal et instrumental sont suggestifs ! Ils recourent à des champs lexicaux variés : l’affectif (« plainte », « flatté ») ou encore le sensoriel, avec la vue (« coulé », « suspension ») ou le toucher (« pincé », « mordant », « tremblement »). Tout l’être, physique et sensible, est investi par ce vocabulaire et le corps, comme l’esprit se retrouvent sans défense. Les figures musicales, explique Maugars, « ne tendent toutes qu’à charmer et tromper insensiblement l’auditeur » [14]. Ainsi, le ravissement dérive-t-il de la faculté qu’ont la rhétorique musicale et la voix humaine conjuguées de tromper l’esprit, de le détourner par un charme des chemins de la raison et de l’entraîner vers ceux du rêve, voire vers des voies célestes.
Le plaisir, apparemment chose si simple, si banale, jaillit parfois de situations plus subtiles et, encore une fois, le témoignage d’André Maugars s’impose par sa sincérité. Il ne s’agit plus de concert vocal, mais instrumental :
« Il me souvient qu’un violon sonna de la pure chromatique ; et bien que d’abord cela me sembla fort rude à l’oreille, néanmoins je m’accoutumai peu à peu à cette nouvelle manière et y pris un extrême plaisir » [15].
Cette expérience très sobrement racontée, est exemplaire des chemins parfois étonnants par lesquels le plaisir musical vient jusqu’à nous. Cette petite phrase révèle, dans la banalité de cette expérience - tous les mélomanes l’ont faite, un jour ou l’autre -, l’importance majeure de l’éducation dans la perception d’un plaisir quel qu’il soit, de l’éducation de l’oreille dans celle du plaisir musical. La mémoire y joue une rôle essentiel car elle permet à l’auditeur de construire peu à peu l’édifice du plaisir : le premier niveau en sera l’accoutumance ; celle-ci se muera en familiarité, elle-même génératrice de plaisir. Plaisir que les premières confrontations n’auraient pas rendu imaginable. La description de cette modeste expérience par le violiste français contient en germe la notion de connaisseur : celui-ci, en effet, se forme par l’assimilation d’un certain nombre d’expériences, constamment triées et expurgées par la collectivité au nom des principes du goût dominant, celui-ci évidemment perçu comme universel. Le plaisir du connaisseur est donc un plaisir partagé par les individus de même cadre social, de même éducation. L’esprit, les sens et les acquis culturels y ont chacun leur part.
Il est à Paris au XVIIe siècle, des lieux pour ce plaisir de connaisseurs : les salons. Le plaisir musical que partagent ses hôtes s’appuie sur un certain nombre d’acquis communs qui engendrent une complicité de goûts. Il nous est facile d’imaginer une réunion dans la « Chambre bleue ». Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet tient sa ruelle : il y a là, parmi d’autres, le poète Vincent Voiture, Julie d’Angennes et divers prétendants, Antoine de Gramont, comte de Guiche, Angélique Paulet, Madeleine de Scudéry et quelques autres. On prie Angélique de prendre son luth et de chanter un air de Guédron . Tous ceux qui sont présents, quelle que soit leur personnalité, s’apprêtent à communier dans un même plaisir fourni par la conjonction de la voix et du luth, sur une poésie à la mode. L’attente du plaisir comme dynamique de son goûter. Supposons que cet air soit la simple harmonisation d’une chanson qui court les rues ; il va donc réaliser l’heureuse alliance de la mémoire (la mélodie de la chanson) du code social (la poésie), de la curiosité (que sont devenus ce poème, cette chanson, dans l’harmonisation ?). La voix ne sera pas seule à exercer sa magie : Angélique est belle, même les dames ont plaisir à la regarder et ceux des hommes qui sont encore en âge d’être amoureux ajoutent une dimension érotique aux plaisirs de l’oreille et des yeux. Dans ce complexe inextricable qui constitue le plaisir musical, la voix agit comme un charme. Tallemant a trouvé une métaphore pour montrer - on pourrait presque dire par l’absurde -, la beauté de la voix d’Angélique Paulet : « On trouva deux rossignols crevés sur le bord d’une fontaine où elle avait chanté tout le soir » [16].
Mon premier souhait était d’interroger les poètes, et j’y reviens maintenant. De Ronsard à Saint-Amant, le chemin est d’environ soixante-dix années. Le premier publie ses œuvres, constamment remaniées entre 1550 et 1585, date de sa mort. Le second entre en poésie sans doute avant l’âge de vingt ans, puisque, en 1619, il est s’est déjà acquis une belle réputation. Ses dernières poésies sont publiées en 1653. Le rapport de ces deux poètes à la musique est d’essence radicalement différente. Il est si métaphorique, si allégorique chez Ronsard, qu’il n’évoque presque jamais son expérience personnelle de la musique, alors que l’on a la certitude qu’il jouait de la guitare. Cette guitare qu’il appelle « mon luth » ou bien « ma lire », pour la hisser, de son statut d’agréable passe-temps, au niveau allégorique qui est le sien dans ses poésies : celui de muse, de fondatrice de l’inspiration. Les apostrophes comme « Je te salue, ô luth harmonieux », « Ma guitare, je te chante », ouvrent sur des poèmes, tantôt brefs tantôt longuement développés, où se délaisse bien vite la vision de l’instrument pour ne plus retenir que sa fonction de guide dans le mystère de l’invention poétique [17]. L’hommage à la musique n’est jamais direct ; il prend pour médiateur les grands mythes d’Orphée ou d’Arion. Lorsque le poète écrit « Viens à moi, mon luth », c’est à sa muse qu’il en appelle. Par l’instrument, il cherche la voie nouvelle de la poésie lyrique, si nouvelle qu’il lui donne encore le ton épique qui convient aux hymnes et chants royaux. Bien que rares, les témoignages moins distanciés, plus personnels, ne sont cependant pas absents. La musique n’est pas directement créatrice de plaisir, mais, presque à l’inverse, consolatrice des peines :
Je te salue, ô Lut harmonieux
Raclant de moy tout le soin ennuieux
Et de mes amours tranchantes
Les peines, lorsque tu chantes. [18]
Médecine du mal d’amour, la musique nettoie le cœur de ses peines et évite la souffrance, mais nous sommes dans un registre sombre de son pouvoir, dépourvu de séduction.
Appuyé sur les savoirs de l’homme de la Renaissance, le discours sur la musique fait très souvent référence à Orphée ou à d’autres héros de la mythologie. Dans l’ode A sa lyre, on peut voir Jupiter lui-même touché par le charme des sons. Il s’endort, désarmé au sens propre comme au sens figuré, puisque son foudre reste auprès de lui, sans utilité. C’est alors que Ronsard décrit, assoupi lui aussi, l’aigle qui orne la cime du sceptre jupitérien :
Son aigle dort sur sa foudre à trois points
Abaissant l’aile, adonc tu vas charmant
Ses yeux aigus et en les lui fermant
Son dos hérisse et ses plumes repousse
Flatté du son de ta parole douce [19] .
Bien que ce plaisir intense ne soit pas celui du poète, mais celui de l’oiseau de proie, allégorie de la puissance du Dieu des dieux figé dans le métal, deux vers, que la rime unit intimement, s’opposent cependant en oxymore pour décrire l’action magique de la musique: l’un a la force, l’autre la tendresse (« son dos hérisse et ses plumes repousses » en regard de « flatté du son de ta parole douce »).
Les poésies où s’exprime un sentiment plus personnel, libéré des conventions du discours humanistes, sont vraiment rares et, à ce titre, précieuses, telle cette ode du Bocage, une de ses premières poésies:
Que dirons nous de la musique sainte ?
Si quelque amante en a l’oreille atteinte
Lente en larmes goutte à goutte
Fondra sa douce ame toute,
Tant la douceur d’une harmonie éveille
D’un cœur ardent l’amitié qui sommeille,
Au vif luy représentant
L’aymé par ce qu’elle entend [20].
La force de ce poème nous convainc que Ronsard a fréquenté le plaisir musical, qu’il en a éprouvé la puissance magique, celle qui fait fondre l’âme goutte à goutte, celle qui rassemble la totalité de l’être « son tout » dans sa seule faculté auditive.
Saint-Amant, quant à lui, nous fait partager une tout autre expérience du plaisir. La musique envahit, plus ou moins visiblement, parfois subrepticement, la totalité de son oeuvre. Nicolas Faret nous dit qu’il jouait fort bien du luth et on croit volontiers que le plaisir des sons se mêlait, chez ce poète, à ces multiples autres plaisirs, surtout ceux de la table, qu’il a poursuivis toute sa vie [21]. Dans son enthousiasme pour la musique, il n’est pas loin de se prendre pour un Orphée moderne : les vers qui suivent sont extraits du poème « La Jouissance »
Mon luth parlant à basse voix
S’entretenait avec mes doigts
De mes secrètes fantaisies
Et parfois, s’éclatant en la vigueur des sons
Les roches se sentaient saisies
Du mignard tremblement de mille doux frissons [22]
Il ne refuse pas les images traditionnelles auxquelles se limitent en général ses contemporains, mais son imagination le conduit à entendre des concerts partout. La rue, une scène de chasse, résonnent à son oreille comme un vaste chœur, parfois doublé d’un orchestre. Ainsi les échos d’une chasse chez Henri de Gondi, duc de Retz dont il parle comme d’étranges concerts. Il reçoit pour frères
Ceux de qui l’âme et les oreilles
Trouvent des douceurs nompareilles
Aux plaisants et confus accords
Que font ensemble chiens et cors
Entremêlés de voix humaines [23].
Poète crotté toujours à la limite du vagabondage, la rue est son domaine plus souvent qu’à son tour : et là, il entend des musiques auxquelles il prête une dimension épique :
Chantres, l’honneur des carrefours
Et des ponts, où d’une voix d’ours
Et d’une bouffonne grimace
Vous charmez le sot populace [24].
Sa vie aventureuse le mit en contact avec de grands princes, avec des gentilshommes qui lui fournirent un appui momentané mais, bien loin du statut officiel dont Ronsard bénéficia toute sa vie, Saint-Amant connut les aventures dans des contrées lointaines, l’angoisse des lendemains, la faim, la misère. Sa joie de vivre et d’écrire est telle que sa plume de poète le venge visiblement de toutes le souffrances que la vie quotidienne lui inflige. Le Passage de Gibraltar lui procure un véritable délire imaginatif, créateur de délices musicales. Certes, le chant des sirènes ne le laisse pas indifférent, mais sa préférence va aux tritons :
Les Tritons aussi mal taillés
Qu’elles sont cointes et jolies
De mille agréables folies
Chatouillent mes sens éveillés ;
Là, l’un qui de souffler se tue
Embouche une conque tortue
Au lieu d’un cornet à bouquin,
Tandis que l’autre s’évertue
A faire ici le Harlequin [25]
L’épisode central de Moyse sauvé, vaste poème épique de 460 vers, relate une légende symbolique du plaisir musical. C’est toujours au centre des vastes épopées que Saint-Amant place les strophes relatives à la musique, comme point culminant du plaisir même de la narration. Les héros sont Termuth, la princesse d’Egypte qui chante, les poissons et les rossignols qui l’écoutent. Les premiers, « farouches et stupides », se montrent d’abord sensibles à cette voix divine ; puis c’est toute la gent ailée qui volette autour de la princesse « pour ouïr de plus près une si belle voix ». Il se produit alors un miracle qui ramène les rossignols au même stade d’hébètement que les poissons et l’on voit:
Mêmes les rossignols, en cet art si fameux
Devant un si doux son estre muets comme eux [26]
Passage qui incite à évoquer un épisode de ce texte étonnant qu’est l’Histoire comique des états et empires de la lune, de Cyrano de Bergerac. Visionnaire comme Saint-Amant, Cyrano s’est posté dans une sorte de jardin féerique comme seul cet astre en recèle :
« Là, les ruisseaux, par un agréable murmure, racontent leurs voyages aux cailloux ; là, mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons ; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale qu’il semble que chaque feuille, dans ce bois, ait pris la langue et la figure d’un rossignol ; et même l’Echo prend tant de plaisit à leurs airs qu’on dirait, à les lui entendre répéter, qu’elle ait envie de les apprendre [27]».
Pour Saint-Amant, l’examen poétique des perfections de l’amante montre celle-ci chantant en s’accompagnant au luth, ce qui pourrait constituer, au XVIIe siècle, une métaphore de la femme idéale, plus poétique que la femme savante. Ces vers extraits de L’Amarante sont un hymne au plaisir :
Ô bouche, ô belle bouche ! ô quand je vous entends
Quand on vous oit chanter, Dieux, que l’on est content
Un doux Air qui murmure et passe entre les roses
Ne vous fait point sentir de si divines choses [28].
Ailleurs, le poète rejoint une forme de ravissement, de plaisir extrême, d’extase en écoutant chanter Isabelle :
Mais dès que par ses doux accords
Elle charme si bien le corps
Qu’il n’a plus d’âme qu’en l’ouie
Les yeux demeurent sans pouvoir
Et leur fonction éblouie
Ne sait plus ce que c’est de voir [29].
Oubli de soi, perte de connaissance au sens propre : les yeux ne savent plus ce que c’est que voir, car l’âme entière s’est retirée en l’ouie.
Mais de tous les lieux, c’est la table, avec les convives qui l’entourent, qui réalise le plus beau théâtre des plaisirs de Saint-Amant. La Débauche se termine sur un hymne à Bacchus qui salue le ‘doux chant de [ses] orgies’. Jetant pêle-mêle tous les plaisirs qu’offre ce dieu, le poète s’emballe, reçoit de puissantes effluves musicales, entend les vastes « chœur et orchestre » des verres qui s’entrechoquent, des éructations des buveurs et invoque ainsi Bacchus:
Par le tambour et la cymbale
Par les cloches qui sont tes pots
Par tes soupirs qui sont des rots… [30]
L’Epître au baron de Melay met elle aussi en scène les voix des buveurs, leurs exclamations admiratives à l’arrivée sur la table du jambon envoyé par le dédicataire, lui-même absent. Toujours, le timbre de la voix, même parlée, même criée, est reçu comme une musique :
L’un proférait, d’une voix aiguisée
Il est, parbleu, tendre comme rosée.
Les cris des buveurs déjà ivres se muent en éléments d’un contrepoint peu académique :
L’autre coulant un long trait de Muscat
Sur le morceau friand et délicat
Faisait ouir Ha ! qu’ils sont doux ensemble
Que leur vertu s’accorde et se ressemble
Et l’éco même, au grand nom de jambon
De tous côtés redisait bon, bon, bon [31].
Le Melon, enfin, vaste épopée de 332 vers, à la gloire de ce fruit succulent porte en son centre un épisode illustre : la création du luth par Phoebus : on voit le dieu se saisir du melon,
En coupe la moitié, la creuse promptement
Bref, pour finir le conte, en fait un instrument
…..
Ainsi de cette écorce en beautés sans pareille
Fut fabriqué là haut ce charmeur de l’oreille
D’où sortit lors un son, par accens mesuré
Plus doux que le manger qu’on en avait tiré [32].
Existe-t-il de plus beau compliment que cette comparaison, sous la plume de Saint-Amant, gourmand des meilleurs chères et des meilleurs vins ? Un son plus doux que le goût du melon ; ce fruit auquel il vient de dédier 270 vers et dont il va encore poursuivre l’éloge pendant 45 autres. Sertie au milieu de l’épopée du melon, la légende de la naissance du luth est un des plus beaux hommages poétiques qui aient été rendus à la musique ; créatrice de plaisir suprême, on la voit encore une fois dépasser, puis sublimer tous les autres plaisirs sensoriels et déposséder enfin « l’être raisonnable » de sa raison.
Georgie Durosoir, Centre de Musique Baroque, Versailles
Site des éditions Mardaga, éditeur de l’ouvrage "Le plaisir musical en France au XVIIe siècle" : http://www.mardaga.be/
Notes
[1] Etienne Binet, Essai des merveilles de nature et des plus nobles artifices, pièce très-nécessaire à tous ceux qui font profession d’éloquence Rouen, R. de Beauvais, 1621, « La Musique », chapitre LIII, p. 518.
[2] […] Civart, Stances à monsieur Moulinié sur ses airs, dans Étienne Moulinié, Airs avec la tablature de luth de Estienne Moulinié, Paris,Pierre Ballard, 1624, p. [3].
[3] Pierre Motin, Ode à Pierre Guédron, dans Pierre Guédron, Second livre d’airs de cour à 4 & 5 parties par Pierre Guédron, Paris, Pierre Ballard, 1613, f°. 2v°-3.
[4] Voir, en particulier, Philippe Salazar, Le culte de la voix au XVIIe siècle : formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, Champion, 1995 ; Pierre Zoberman Les cérémonies de la parole : l’éloquence d’apparat en France dans le dernier quart du XVIIe siècle, Paris, Champion, 1998 ; et Patrick Dandrey (dir.,) La voix au XVIIe siècle, Littératures classiques, n° 12 (janv. 1990).
[5] Louis de Cressolles, Theatrum veterum rhetorum, oratorum, declamatorum, quos in Græcia nominabant Sophistas, expositum libri quinque, Paris, Sébastien Cramoisy, 1620, cite à plusieurs reprises par P. Dandrey, « La phoniscopie, c’est-à-dire la science de la voix » dans La voix au XVIIe siècle, op. cit. P. 13-76.
[6] Marin Mersenne, Harmonie universelle, Paris, Cramoisy, 1636, t. 2, Traités des consonances, des dissonances, des genres, des modes, et de la composition, livre 6, De l’art de bien chanter, 2e partie, Embellissement des chants, proposition 16, p. 354.
[7] É. Binet, op. cit., chap. XIV, « La voix », p. 525.
[8] M. Mersenne, op. cit., t. 2, livre 6, 2e partie, proposition 5, p. 354.
[9] Id. proposition 6, p. 355.
[10] Id., t. 2, Traités de la voix et des chants, livre 2, Des chants, proposition 26, p. 175.
[11] André Maugars, Response faite à un curieux sur le sentiment de la musique en Italie, 1639, éd. Joël Heuillon, Paris, GKC, 1992, p.27.
[12] Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1927, Paris, PUF, 2003, p. 28-29.
[13] Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, Lettre à la comtesse de Grignan, Paris, 8 janv. [1674], Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, t. 1, p. 661.
[14] André Maugars, op. cit., p. 12.
[15] Id., p. 18.
[16] Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, t. 1, p. 473.
[17] Pierre de Ronsard, Œuvres complètes, Premier livre des odes, Ode XXII à sa lyre ;Deuxième livre des odes, Ode III. Consolation à la Royne de Navarre, sur la mort de Charles de Valois, duc d’Orléans, son neveu et Ode XV à sa guiterre, éd. Jean Céard, Danile Ménager et Michel Simonin, Paris, Gallimard, 1993, p. 676-678, 684-686 et 962-965.
[18] Id. Deuxième livre des odes, Ode XXX à son lut, p. 965.
[19] Id., Premier livre des odes, Ode XXII à sa lyre, p. 677.
[20] Id., Deuxième livre des odes, Ode XXX à son lut, p. 963.
[21] Nicolas Faret, Préface, dans Marc-Antoine Girard, dit Girard de Saint-Amant, Œuvres, éd. Jean Lagny et Jacques Bailbé, Paris, Didier-Champion, 1971-1979, t. 1, p. 16. Toutes nos citations renvoient à cette édition.
[22] Saint-Amant, la jouyssance, t. 1, p. 170.
[23] Id., Le palais de la volupté, t. 1, p.180.
[24] Id., Le poète crotté, t. 2, p. 43.
[25] Id., Le passage de Gibraltar, t. 2, p. 193-194.
[26] Id., Moyse sauvé, t. 5, p. 200.
[27] Savinien Cyrano de Bergerac, Les états et empires de la lune, 1657, dans Libertins du XVIIe siècle, éd. Jacques Prévot, Paris, Gallimard, t. 1, p. 914-915 et 1574.
[28] Saint-Amant, L’Amarante », t. 2, p. 102.
[29] Id., Ode, t. 5, p. 302.
[30] Id., La desbauche, t. 1, p. 205.
[31] Id., Epistre à monsieur le baron de Melay, t. 2, p. 244.
[32] Id., Le Melon, t. 2, p. 28.