Côté vert, côté gris. S’asseoir à la Bibliothèque nationale, travailler, lire, écrire, dormir, rêver, se souvenir d’avoir aimé
Michel Pastoureau
Michel Pastoureau, Côté vert, côté gris. S’asseoir à la Bibliothèque nationale, travailler, lire, écrire, dormir, rêver, se souvenir d’avoir aimé, dans Médiévales, 1984, n° 7, p. 106-111.
Extrait de l’article
Les lieux fréquentés par les chercheurs sont souvent des lieux à forte charge onirique. En ce domaine, la grande salle de lecture du département des Imprimés, à la Bibliothèque nationale, est probablement le lieu parisien le plus fortement « chargé » : architecture ferroviaire, mobilier «victorien» (parfois « mussolinien»), sonorité de piscine, lumière crépusculaire. Que ce soit pour s’en réjouir ou pour s’en scandaliser, nombreux ont toujours été les commentaires sur l’atmosphère visuelle ou sonore (voire olfactive) de cette salle.
L’organisation de l’espace, en revanche, n’a guère suscité de remarques ou de critiques. Ce silence est d’autant plus étonnant que cet espace est structuré de manière subtile et contraignante, et qu’il conditionne non seulement le travail de lecture des chercheurs, leurs déplacements, leurs facilités d’accès aux catalogues et aux usuels, mais aussi leurs capacités de concentration, leurs chimères, leurs états d’âme. D’où l’idée d’une timide enquête pour chercher à savoir qui s’assied où, qui a des préférences et qui n’en a pas, qui demande telle ou telle place, qui choisit telle ou telle zone, qui exige tel ou tel côté (1). Car il y a deux côtés dans la grande salle de travail de la Bibliothèque nationale : un côté vert (à droite lorsqu’on entre) et un côté gris (à gauche). Et le résultat le plus pertinent de l’enquête a été de mettre en valeur, au-delà des petites manies de chacun, l’existence de deux camps bien marqués : il y a des chercheurs verts et il y a des chercheurs gris.