« Ci-gît notre invincible roi… ». Epitaphes satiriques sur la mort de Louis XIV (1er ensemble)
Henri Duranton (éd.)
Comment citer cette publication :
Henri Duranton (éd.), « Ci-gît notre invincible roi… ». Epitaphes satiriques sur la mort de Louis XIV (1er ensemble), Paris, Cour de France.fr, 2010. Documents inédits publiés en ligne le 1er janvier 2010 (https://cour-de-france.fr/article1396.html).
Epitaphes satiriques sur la mort de Louis XIV, publiés en trois ensembles sur Cour de France.fr :
1er ensemble
2e ensemble
3e ensemble
Introduction
Né de l’inscription sur une pierre tombale, le genre de l’épitaphe est une tradition qui traverse les siècles et les cultures.
Destiné à conserver le souvenir du défunt, voire, sous une forme brève, à rappeler ses mérites, ce bilan d’une existence, condensé à l’extrême, a normalement valeur encomiastique.
Or il n’a pas tardé à être détourné de sa fonction première. Une tradition parallèle s’est tôt constituée qui, au contraire, dresse en raccourci un portrait corrosif du disparu. Dès l’antiquité on en trouve maints témoignages.
Cette veine satirique s’est perpétuée dans la littérature clandestine de l’époque classique. Plus précisément elle acquiert au début du XVIIe siècle la forme canonique qui perdurera jusqu’à la Révolution, la tradition se dissolvant peu à peu au XIXe siècle.
Elle a ses cibles (personnalités en vue récemment disparues) ses thèmes (orgueil, cupidité, sexualité à l’origine de nuisances en tout genre) et ses formes (usage très majoritaire du quatrain octosyllabique, presque toujours introduit par la formule Ci-gît).
Elle est d’usage courant au XVIIe siècle ; Richelieu et Mazarin par exemple en ont été des cibles privilégiées. Elle continue de fleurir de la Régence à la Révolution, avec pour principales victimes le Régent, le cardinal Dubois ou la marquise de Pompadour, alors que Louis XV est curieusement plutôt épargné.
Mais tandis que Dubois, lauréat involontaire (hors Louis XIV) de ce panthéon incongru, est stigmatisé par 17 textes, le Roi-Soleil l’est six ou sept fois plus, le total dépassant largement la centaine.
Un acharnement absolument unique, bien délicat à interpréter. Ce corpus insolite pose, de fait, autant de questions qu’il apporte de révélations. Il est très certainement symptomatique d’un état d’esprit, d’un sentiment nourri à la fois d’une haine longtemps contenue et soudainement libérée, et d’un immense soulagement à la fin d’un trop long règne. Mais dans quelle mesure cette expression d’une opinion publique est-elle spontanée ? Ne pourrait-on pas y voir tout autant une manipulation à des fins politiques ? On hésite entre deux extrêmes : soit la libre expression d’une foule anonyme de littérateurs d’occasion, soit au contraire une entreprise systématique de conditionnement opérée par des plumes stipendiées. Comment le savoir, ces textes paraissant surgir de nulle part, dans l’anonymat le plus complet ?
Si la thématique est unique, exprimant inlassablement l’exécration du souverain disparu, les formes varient, qui ont permis un classement commode en trois ensembles. 44 textes tout d’abord, qui adoptent la forme stéréotypée propre à l’épitaphe : poème court, octosyllabique, contenant la formule sacramentelle (Ci-gît) presque toujours en tête. Puis 40 autres, très proches du modèle précédent, mais qui n’incluent pas la formule Ci-gît. Enfin un ensemble plus composite de 50 poèmes, relevant de la même obsession mais présentant des formes variées (textes plus longs, versification irrégulière, couplets de chanson, etc.)
Tous ces textes ont été conservés pour l’essentiel dans des chansonniers manuscrits présents dans les bibliothèques et les fonds d’archives. Bibliothèque nationale (dans le Fonds Français de ses manuscrits), Arsenal et Bibliothèque historique de la ville de Paris en détiennent les plus riches collections. C’est là qu’ils ont été collectés. A chaque fois, une seule localisation a été fournie. La liste exhaustive des occurrences aurait en effet inutilement alourdi la présentation. On a eu aussi, à l’occasion, recours au Chansonnier historique du XVIIIe siècle composé par Emile Raunié dans les années 1880.
La présente anthologie est extraite d’un ensemble plus vaste, constitué à partir d’une collecte systématique de tous les textes satiriques versifiés pour la période 1715-1789. Les résultats en seront mis en forme dans une base de données placée sur Internet où seront recueillis tous les éléments constituant les documents ainsi réunis : textes, variantes, localisations, pièces annexes, etc. L’enquête est en cours et est encore très loin de son terme, si tant est qu’il puisse être atteint s’agissant d’une matière aussi évanescente. Il y a toutes chances pour que se découvrent, chemin faisant, de nouveaux textes célébrant à leur manière la mort de Louis XIV.
Henri Duranton
Remarque de l’éditeur : le 2e ensemble d’épitaphes paraîtra sur Cour de France.fr début février, le 3e début mars 2010.
Premier ensemble : Forme canonique incluant la formule "Ci-gît"
1. f. fr. 12695, p. 637
Ci-gît notre invincible roi,
Qui meurt pour un acte de foi.
Il est mort comme il a vécu,
Sans nous laisser un quart d’écu.
2. f. fr. 12695, p. 637
Ci-gît au milieu de l’église
Celui qui nous mit en chemise.
Et s’il eût plus longtemps vécu
Il nous eût fait montrer le cu.
3. f. fr. 13655, p. 77
Ci-gît Louis le Petit ;
Ce dont tout le peuple est ravi.
S’il eût vécu moins de vingt ans,
Il eût été nommé le Grand.
4. f. fr. 12695, p. 637
Ci-gît le grand Bourbon,
Qui ne fut, hélas ! que trop bon.
Préservez le, Seigneur, de l’éternelle famme ;
Comme il a pris nos biens, daignez prendre son âme.
5. f. fr. 12695, p. 639
Ci-gît le maître des impôts,
Qui mourut de la gangrène ;
Il en mérita bien la peine,
Ayant rongé son peuple jusqu’aux os.
6. Raunié, I, 58
Ci-gît le maître des impôts,
Que la Parque vient de surprendre.
On dit que Dieu l’avait donné,
Mais qu’il n’a pas voulu le prendre.
7. f. fr. 12695, p. 639
Ci-gît qui fut un grand monarque
Tandis qu’il vécut ici bas.
Caron, le voyant dans sa barque,
Lui dit : Tu ne passeras pas.
Tu mangeais là haut tout le monde,
Reprit il d’un ton de travers,
Dans cette demeure profonde
Tu mangerais tous les enfers.
8. f. fr. 12695, p. 640
Ci-gît de qui les édits
Nous ont tous rendus misérables.
Qu’il aille droit en paradis,
Et son conseil à tous les diables.
9. f. fr. 12695, p. 641
Ci-gît le père des impôts.
Disons lui des patenôtres :
S’il est en haut pour son repos,
Il y est aussi pour le nôtre.
10. f. fr. 12695, p. 641
Ci-gît le plus grand de nos rois,
Qui fut chéri de ses sujets
Au temps de ses généreux faits.
Si vox populi, vox Dei,
Il est ailleurs qu’en paradis.
11. f. fr. 12695, p. 643
Ci-gît… mais non, je me ravise,
Cherchez ce monarque plus bas :
Le diable en a purgé l’église
Dès le moment de son trépas.
12. f. fr. 12695, p. 715
Ci-gît le roi Louis le Grand.
Il avait le cœur d’Alexandre ;
La mort n’a pris ce conquérant
Que quand il n’eut plus rien à prendre.
13. f. fr. 12695, p. 715
Ci gît l’idole de la France
Et l’ennemi de son repos.
Il fut un gouffre de finance
Et l’asile des impôts.
14. f. fr. 13655, p. 77
Ci-gît le roi des maltôtiers,
Le partisan des usuriers,
L’esclave d’une indigne femme,
L’ennemi juré de la paix.
Ne priez point Dieu pour son âme :
Un tel monstre n’en eût jamais.
15. f. fr. 2695, p. 649
Louis le Grand n’est plus, il est réduit en poudre [1].
O Français, répandez l’encens de toutes parts !
Il imita trois dieux : par l’adultère, Mars ;
Mercure par le vol, Jupiter par la foudre.
16. f. fr. 12695, p. 637
Ici repose notre roi,
La vieille qui nous fit la loi,
Le confesseur et les finances,
Le pouvoir de deux éminences,
L’orgueil du pontificat,
Et l’honneur de plus d’un prélat.
17. f. fr. 12695, p. 641
Ci gisent en même tombeau
Le grand Louis et les finances,
Et la bulle et l’édit nouveau,
Et de Tellier les manigances.
Mortels qui visitez ce lieu [2]
Le plus célèbre de la France,
Apprenez qu’il faut craindre Dieu
Et mettre en lui son espérance.
18. f. fr. 12500, p. 386
Ici Louis Quatorze emplit
Ce que si bien il désemplit [3].
19. f. fr. 12695, p. 637
Ci dessous est inhumé
Qui, supprimant, fut supprimé.
20. f. fr. 12695, p. 640
Ici gît le roi des impôts,
Dont chacun a l’âme ravie.
Que Dieu lui donne le repos,
Qu’il nous ôta pendant sa vie.
21. f. fr. 12796, f°37r
Passant, ci gît Louis le Grand,
Qui fit plus qu’Alexandre.
Quand il mourut, ce conquérant
N’avait plus rien à prendre.
Hommes, femmes, filles, garçons,
La faridondaine, la faridondon,
Dites De profundis pour lui,
Biribi,
A la façon de Barbari,
Mon ami.
22. f. fr. 12682, f°24v
Ci-gît sans cœur et sans entrailles
Un prince ni roc ni vaillant
Il est après ses funérailles
Ce qu’il était de son vivant.
23. f. fr. 12796, f°24v
Ci-gît qui reçut tant et tant,
Tant qu’il ne fit rien qui vaille.
Il fut nommé Louis le Grand,
Mais ce ne fut que pour sa taille.
24. f. fr. 12796, f°24r
Ici gît que la gangrène
Jusqu’aux os rongea
Il méritait bien peu cette peine
Car jusqu’aux os il nous mangea.
25. f. fr. 12796, f°56r
Ci-gît Louis le Fortuné.
La parque enfin vient de le prendre.
On dit que Dieu l’avait donné,
Mais a-t-il voulu le reprendre ?
26. f. fr. 12796, f°75r-76r
Ci-gît le plus puissant, le plus fameux guerrier
Et le plus saint de tous les rois
Qui fit par ses édits, de son royaume entier
Des compagnons de saint François.
Craignant que ses sujets, baignant dans l’abondance,
N’adorassent leurs biens plus que la providence
Il leur ôta tout, en mourant. Quel service,
De garantir l’Etat du péché d’avarice !
27. f. fr. 12796, f°79v
Ci-gît un roi qui pour partage
Prit presque tout notre héritage
Malgré nos plaintes et nos cris.
Il nous en eût pris davantage
Si la mort ne l’avait pas pris.
28. f. fr. 15234, 25r
Ci-gît Louis dont la puissance
Et de qui les vastes projets
Ont épuisé tous ses sujets
Et désolé toute la France.
Poussé par son ambition
Et sa brutale passion
Il rompit cent traités et commit mille crimes.
Il voulut envahir le trône des Césars,
Mêla le sang de ses bâtards
Parmi ses enfants légitimes.
Il fit la guerre aux gens pieux ;
Des meurtriers de ses aïeux
En fit ses directeurs ; pour l’éternelle gloire
Se laissa traîter d’immortel
Si tu ne crois pas qu’il fut tel,
Passant, va chercher son histoire.
29. f. fr. 13655, p. 51
Epitaphe de Louis XIV
Louis le Grand n’est plus ; c’est ici son tombeau / Il triomphe en mourant des horreurs de la mort.
25 vers
30. f. fr. 13655, p. 55-56
Epitaphe de Louis XIV
Passant, veux-tu savoir qui gît sous ce tombeau ?
Examine, ami, ce fidèle tableau.
Je suis ce grand Bourbon, la ruine de la France.
Je me suis chargé de quittance.
J’empruntais et ne rendais rien.
J’eus ministres aimant le bien.
Pour ruiner un état que faut-il davantage ?
Enfin de mon vieil âge,
Mauvaise fut la Constitution.
Un antéchrist, hélas, me fit leçon,
Il détruisit grâce efficace ;
Aussi resta-t-il dans la place.
Sous la fausse rigueur je crus voir du mérite.
Hélas, quel eût été mon sort !
Que de vœux, que de pleurs à ma mort
Si je n’avais connu maltôtiers ni jésuites.
31. f. fr. 13655, p. 56
Epitaphe de Louis XIV
Ci-gît ce roi fameux par cent exploits divers
Qui fit craindre partout sa puissance suprême
Et qui se fût rendu maître de l’univers
S’il ne se fût vaincu lui-même.
Vertus qu’on vit jamais dans le sang de Bourbon
Vous fûtes en lui réunies,
Et si par un défaut il vous avait ternies,
Ce fut celui d’être trop bon.
Vous en êtes témoins, ministres des désordres :
Si vous aviez été punis
Pour avoir servi mal et pour tous vos désordres
Mille de ses lauriers ne seraient pas flétris.
Au reste d’un même œil en dépit de la parque
Ce roi vit le malheur et la prospérité,
Et jamais on ne vit dans un même monarque
De si grands changements et tant d’égalité.
Enfin régner en roi juste, clément et sage,
Dans son particulier vivre en homme de bien
Régner comme un héros et mourir en chrétien,
C’est de Louis le Grand le portrait et l’image.
S’il ne me paraît pas qu’on le regrette fort,
Comme sa mort veut qu’on le fasse,
C’est que par ses vertus Philippe le remplace
Et qu’on ne s’aperçoit pas encore qu’il soit mort.
32. f. fr. 13655, p. 76
Ci-gît Louis qu’on ne connut
Que dans le moment qu’il mourut.
Il a tant aimé notre argent
Qu’il le fit tout partir devant.
C’était un prince sans égal,
Oui, pour savoir faire le mal.
33. f. fr. 13655, p. 76
Ci-gît le roi, notre bon maître,
Louis, quatorzième de nom,
Qui s’est laissé brider en bête
Pour Dame Constitution ;
Qui se perdant s’est acquis
Grand renom,
Oui, chez autrui.
Mais chez lui, non.
34. f. fr. 13655, p. 76
Ci-gît le monarque Bourbon
Qui toujours conduit par la jupe
Et par la troupe au noir jupon.
Tant qu’il vécut fut une dupe
Et fut en mourant un fripon.
35. f. fr. 13655, p. 77
Ci-gît le mari de Thérèse,
De la Montespan le mignon,
L’esclave de la Maintenon,
Et le valet du Père La Chaise.
36. f. fr. 13655, p. 77
Ci-gît Louis qui s’épuisa tant à prendre
Qu’il nous a tous si bien pris.
La Mort lassée de le voir prendre
A tant fait qu’elle nous l’a pris.
37. f. fr. 13655, p. 77
Ci-gît qui n’aurait pas dû vivre
Ni tant de pays conquérir.
Louis qu’aucun roi ne doit suivre
A su tout prendre avant que de mourir.
38. f. fr. 13655, p. 77
ci-gît qui devait toujours vivre
et tout le monde conquérir.
Louis le Grand modèl (sic) à suivre
Il sut tout vaincre et bien mourir.
39. f. fr. 13655, p. 77
Ci-gît Louis à deux dents
Qui a mangé petits et grands.
S’il avait vécu davantage
Et que la mort pour son partage
N’en eût fait la prise,
Il nous aurait ôté notre chemise.
40. f. fr. 13655, p. 78
Quand le louis fut à quatorze
Il ne fut plus de Louis Quatorze.
Ci Louis est inhumé
Qui supprimant fut supprimé.
41. f. fr. 13655, p. 80
Ci-gît qui va dans la noire contrée
Et qui d’or et d’argent dépeuple l’univers.
Démons, refusez-lui l’entrée,
Il pillerait tous les enfers.
42. f. fr. 12695, p. 699
Ci-gît le grand roi des impôts,
Des maltôtiers l’ami fidèle.
Il est mort pour notre repos.
Ci-gît le grand roi des impôts
Il nous a rongé jusqu’aux os
Et tout pris dans notre escarcelle.
Ci-gît le grand roi des impôts,
Des maltôtiers l’ami fidèle.
43. f. fr. 12695, p. 651
France, de ton tyran orne ainsi le tombeau :
Sur la mauvaise foi fonde ton mausolée ;
Qu’il s’élève au-dessus, armé du noir flambeau
Dont il brûla jadis l’Europe désolée ;
Qu’il y foule aux pieds un peuple gémissant ;
Que pour vertus aux coins d’un cercueil teint de sang,
Le Désespoir, la Mort, la Disette et la Faim
Y voilent leur pâleur de lambeaux funéraires ;
Qu’avec la Volupté, des enfants adultères
S’empressent d’y graver ses crimes sur l’airain
Et que la Haine y trace en hideux caractères
Le titre affreux : ci-gît le fléau du genre humain.
Notes
[1] Épitaphe latine par un Anglais (M.) :
Hic jacet insignis praedo, concotor, adulter,
Hunc magnum triplici dicere jure potes.
[2] L’église de Saint Denis, lieu de sépulture des rois de France.
[3] L’auteur suppose Louis XIV enterré dans la caisse des emprunts. Cette caisse avait été supprimée par le feu roi en 1715, mais à la condition de ne rembourser aux détenteurs des billets que la moitié du capital, sous prétexte que la dépréciation de ces billets avait permis aux porteurs actuels de les payer seulement le quart de leur valeur.