L’esclavage dans la France moderne
Érick Noël
Noël, Érick, « L’esclavage dans la France moderne », Dix-huitième siècle 1/2007 (no 39), p. 361-383.
Extrait de l’article
Parler d’esclavage en France sous l’Ancien Régime pourrait paraître une gageure, tant l’idée prévaut que le royaume a précocement rejeté de son sol une institution tout au plus admise pour ses nouvelles colonies. L’esclavage hérité de l’Antiquité, malmené à partir du IVe siècle par le christianisme, a effectivement reculé pour ne plus se survivre après le VIIIe siècle dans la plupart des pays d’Europe de l’ouest que sous la forme adoucie du servage. Et sa résurgence à l’heure des Grandes Découvertes, favorisée par l’introduction dans le Nouveau Monde de dix ou douze millions de « nègres esclaves », ne s’est pas accompagnée d’un redéploiement vers l’Europe chrétienne. Est-ce à dire que l’esclavage a définitivement cessé d’avoir sa place dans des métropoles qui en ont indirectement tiré parti, en particulier à l’heure où les philosophes l’ont au nom de la liberté individuelle véhémentement combattu eux aussi ? Plusieurs milliers de Noirs d’Afrique et surtout des îles d’Amérique ont tout de même été ramenés, dans une voie tracée par les Ibériques, au XVIIIe siècle vers la France et l’Angleterre — ce qui n’a pas été sans poser le problème de leur condition juridique dans des Etats qui avaient officiellement proscrit la condition servile. Pierre Pluchon a ainsi affirmé que non seulement l’esclavage avait eu sa place dans la France des Bourbons, mais qu’à l’instar de l’Angleterre où James Walvin s’est appuyé sur les rapports du juge Mansfield pour dire que « des esclaves s’étaient vendus sur la place de Londres », Paris était devenu une plaque tournante : la ville des Lumières était même « la capitale de l’esclavage », car « contrairement aux principes, coloniaux et capitaines de navires vendaient des esclaves à des métropolitains, et ceux-ci profitaient du travail servile d’individus qu’ils n’avaient pas le droit d’acquérir ». De tels propos se sont clairement fondés sur des témoignages comme celui de Poncet de La Grave, le procureur du roi à l’amirauté de France, qui en 1762 écrivait : « La France, surtout la capitale, est devenue un marché public où l’on a vendu des hommes au plus offrant et dernier enchérisseur ; il n’est pas de bourgeois ou d’ouvrier qui n’ait eu son nègre esclave ». L’historienne américaine Sue Peabody a vu là surtout l’expression d’un malaise personnel, Poncet indigné par cette présence noire dans Paris ayant cherché des arguments pour enrayer des entrées qui à ses yeux ne pouvaient qu’entraîner un inquiétant mélange des sangs. En tous les cas cette généralité de l’esclavage a paru devoir être vérifiée, et par une analyse des actes enregistrés dans les greffes des amirautés, la question abordée sous deux angles : celui d’un droit en quête de solutions face à une situation inédite, et celui de faits qui ont pu donner lieu à de retentissants procès — pour voir enfin si de telles pratiques ont ouvert la voie à un marché organisé.