L’« étrange singularité » de M. de Lauzun
Patrick Dandrey
Dandrey, Patrick. L’« étrange singularité » de M. de Lauzun, Cahiers Saint-Simon, n° 41, 2013. Singularité chez Saint-Simon, p. 37-47.
Extrait de l’article
À lire l’étrange portrait de Lauzun suscité dans les Mémoires [du duc de Saint-Simon] pour l’année 1723 par la disparition de ce singulier personnage, on pourrait dire par pastiche que pour Saint-Simon « il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de Lauzun ». Aux trois reprises où il qualifie la singularité qui le frappe chez son beau-frère, le mémorialiste complète en effet ce « singulier » une fois par de l’ «étrange », une autre par du « rare », et la dernière par de l’ «extraordinaire » : il est question en manchette de « son étrange singularité », en texte de ses «rares singularités » et, en conclusion, de «la singularité extraordinaire de sa vie ».
Simple redondance superlative ? ou sentiment confus d’une échappée belle qui rend irréductible et inaccessible cette singularité même, même cette singularité ? En somme, Lauzun est-il singulier plus que personne, ou singulier comme personne ? Car l’usure même de l’effet de singularité qui transforme la moitié des acteurs de la galerie saint-simonienne en originaux peut autoriser un besoin stylistique dé renchérissement sur un individu plus particulier encore que tous les plus particuliers dont Saint-Simon se plaît à jouer sur les particularités. Mais, d’un autre côté, la qualification insistante de cette singularité en termes d’exception absolue peut aussi et au rebours exprimer l’aveu d’une impuissance et un statut d’exception pour une particularité située dans cette zone rare, au fond, pour les Mémoires — celle de l’insaisissable, celle du dessaisissement de l’observateur, saisi par l’étrangeté d’un cas échappant à sa saisie.