Le tombeau littéraire de Richelieu. Genèse d’une héroïsation
Laurent Avezou
Laurent Avezou, "Le tombeau littéraire de Richelieu. Genèse d’une héroïsation", dans Hypothèses, année 2001, numéro 1, p. 181-190.
Extrait de l’article
Selon toute apparence, Armand Jean du Plessis, cardinal de Richelieu, est mort le 4 décembre 1642. Mais si les apparences peuvent être ici trompeuses, c’est que, lorsque l’on s’intéresse à la geste mythique d’un personnage public, quand il s’agit d’établir le profil d’un rôle historique à travers les siècles, l’intervalle de son existence terrestre, une fois projeté sur l’étendue du travail de réappropriation de la postérité, acquiert une élasticité telle qu’elle relativise le caractère définitif de ce petit trépas localisé. D’autres morts et transfigurations vont se succéder au fil des siècles.
Il n’en demeure pas moins que l’événement de 1642 justifie un arrêt sur image. Par sa richesse, par la profusion des titres pamphlétaires ou dithyrambiques, poétiques ou en prose alors produits, et, surtout, par l’aspect fédérateur d’un certain nombre de caractéristiques que mettent en exergue les hommes de plume et qui leur font affirmer, avec le même aplomb, une chose et son contraire, en fonction de leur position politique, il s’agit d’un moment créateur, dont les enseignements sont de plusieurs ordres pour l’historien. Il l’invite tout d’abord à examiner le degré de concordance d’une thématique encore brûlante d’actualité avec l’imagerie d’Épinal lentement constituée par la suite, triomphante sous la IIIe République, et timidement sapée depuis lors ; ensuite à articuler cette thématique avec la notion de héros ; enfin à s’interroger sur la légitimité de cette articulation, dès 1642. À cette date, Richelieu peut-il, d’ores et déjà, être considéré comme un héros ?
Le refuge derrière la caution des sources, soigneusement sollicitées dans ce sens, permet de répondre paresseusement par l’affirmative. Certes, le mot de « héros » s’y rencontre à plusieurs reprises, mais toujours dans un environnement qui n’emporte guère l’adhésion, tant il renvoie à la gamme des conventions primaires de panégyristes grassement stipendiés. Comme, par ailleurs, nommer n’est pas définir, il faut tenter d’aller plus loin, en empruntant à la psychanalyse.
La figure du héros plonge ses racines dans les images sécurisantes que l’enfant s’est constituées au contact de l’un ou de l’autre de ses parents. À leur imitation, le héros est un personnage sur lequel nous projetons la capacité de préserver notre intégrité corporelle, psychique, spirituelle, voire, au-delà, l’intégrité territoriale ou nationale recelant symboliquement la valeur des premières. En second lieu, la figure héroïque exerce une fonction d’image identificatoire. À travers son pouvoir, ce sont leurs propres défaillances et insuffisances que les hommes espèrent dépasser, en l’investissant de la faculté d’enfreindre les tabous. Le héros sert de guide et contribue à organiser nos engagements, à éclairer nos orientations éthiques, voire à les formuler en avance sur nous. Enfin, dans une perspective plus strictement historique, le recours à la figure héroïque correspond à un trait de mentalité supposé typique de l’Ancien Régime, mais qui en excède largement les bornes chronologiques : la défiance envers l’innovation, du moins revendiquée en tant que telle. L’ample robe écarlate du cardinal-ministre permet de dissimuler des opinions dont la nouveauté effarouche ses promoteurs même, qu’il s’agisse de la politique des frontières naturelles, sous la Révolution, ou de l’essor colonial, à la fin du XIXe siècle.