Mon ami le saint roi : Joinville et Saint Louis (réponse)
Jacques Le Goff
Jacques Le Goff, "Mon ami le saint roi : Joinville et Saint Louis (réponse)", dans Annales, 2001, n° 2, p. 469-477.
Extrait de l’article
Dans mon Saint Louis publié en 1996, j’ai tenté d’offrir ce qu’on pourrait appeler une image « vraie » de Saint Louis, qui soit aussi une image du « vrai » Saint Louis. Et j’ai voulu, à travers ce cas, étudier les conditions pour un historien d’écrire une biographie, ce qui la permettait, ce qui la légitimait comme entreprise historique. Mes longues réflexions préliminaires, nourries en particulier par les remarques de Jean-Claude Passeron sur « l’excès de sens et de cohérence inhérent à toute approche biographique », de Pierre Bourdieu sur « l’illusion biographique » qui tend à faire de toute biographie le récit d’un destin, d’une nécessité à l’œuvre au début de la vie du héros, me firent prendre en considération les mises en garde de Giovanni Levi sur la biographie comme « lieu idéal pour vérifier le caractère interstitiel — et néanmoins important — de la liberté dont disposent les agents, comme pour observer la façon dont fonctionnent concrètement des systèmes normatifs qui ne sont jamais exempts de contradictions, ainsi que l’avertissement de Jean-Claude Chamboredon demandant au biographe d’être attentif à l’articulation du temps spécifique de la biographie avec les différents temps de l’histoire.
Il m’ apparut qu’au centre de l’entreprise biographique il y avait un intérêt pour l’individu. Je prends « individu » au sens banal d’être humain spécifique, différent de tout autre. Individuum en latin médiéval s’oppose à genus, species (genre, espèce), et désigne en français un être humain particulier à partir du XIVe siècle. Il s’oppose à l’idée de membre d’une collectivité et a donc une existence en soi et non en tant que membre d’une collectivité définie par les caractères communs de l’ensemble, en l’occurrence le modèle du roi et/ou du saint. Il s’agit d’un homme particulier qui, par ailleurs, est roi et saint. L’individu, s’il existe au Moyen Âge et peut donc être, pour l’historien moderne, l’objet d’une biographie, est différent de la personne, terme qui finit par signifier soit un être d’une belle prestance sociale — signification qui évoluera à la fin du Moyen Âge vers les termes de personnage (réel ou fictif) et de personnalité.