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4.2. La ‘Royne Blanche’

Ghislain Tranié

Tranié, Ghislain, Louise de Lorraine (1553-1601). L’esprit et la lettre d’une reine de France.
Mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de Denis Crouzet,
I.R.C.O.M./Centre Roland Mousnier, Université de Paris-Sorbonne, 1999-2000.
Publié sur Cour de France.fr le 1er septembre 2010 (https://cour-de-france.fr/article1582.html).

Table des matières

4.2.1. La Constance de Loys Papon : de la figure allégorique au discours politique

Cet opuscule du poète forézien, dont les emblèmes de la constance nous ont permis précédemment de préciser la relativité du stoïcisme de Louise de Lorraine, n’en offre pas moins une pertinence d’ensemble quant à l’appréhension de l’image de la nouvelle reine douairière au lendemain du 1er août 1589, dans un climat d’exacerbation des guerres de religion et de luttes d’influences entre les grands désireux de se tailler des ‘vice-royautés’. Loys Papon ayant été mêlé aux milieux ligueurs, il convient de noter que la dédicace de ce livre relève d’abord d’une intention politique. Si le procédé employé – un seul livre, adressé uniquement à la reine – semble dire le désir de l’auteur et de son entourage de lui montrer, par une invitation personnelle à méditer sur le malheur, que quels que puissent être les maux qui l’accablent, seule la volonté de Dieu doit s’accomplir. L’épître introductive découle de cette perspective, mais avec un vocabulaire qui procède bien souvent de l’action politique.
Ce qui m’a faict entreprendre ce discours, l’escrire en vers, et l’oser dedier à V.M. est cett’incroyable admiration de vos parfaictes vertus, et si mon foibl’esprit se peut dire capable de cette aprehension sublime, la plus que pitoyable consideration de tant de malheurs, et d’ennuys, qui vous ont puis quelques années investie, de vehemence si obstinée, qu’il semble à la verité qu’autre que royalement genereuse que la vostre ne s’y fust peu si sainctement preparée, à les recevoir, les souffrir avec telle constance, tacher à les pacifier, avec tant de zelle, enfin avec tant de desir, de pouvoir satisfaire, au prix d’une propre vie, à les esteindre et divertir toutte la fureur de l’orage, sur soy-mesme, pour seule en digerer la plus maligne influence, et d’une magnanime resolution se conformer à la volonté de Dieu. [1]
La présentation de l’ouvrage ayant été faite par l’entremise de l’un de ses aumôniers, l’abbé Gatier, Louise de Lorraine ne dut pas être dupe un seul instant de la provenance ligueuse d’un tel écrit. Ainsi cette constance là est catholique, et les exemples pris dans l’Antiquité païenne ne sont que des instruments savants d’un discours politique dont la satire est exclue, car le rang de la reine douairière, plutôt que sa réputation, impose un style grave, élevé, presque hermétique, comme en témoignent les emblèmes de constance et de nombreux passages du poème, et dont la compréhension ne s’arrête pas à la valeur en soi, mais en acte, non point de « fictions » intellectuelles, mais une didactique poétique de politique sans « fiel imposteur ».
I’iroys donc pour neant, à ces cimes chenues,
Aux bouilhons, de leurs eaux, des superstitions
D’où ces poetezins, tirent leurs fictions,
Et grotesquent les tretz de leurs songes estranges
Puyser ce que ie veux, escrire à ses louanges :
Puis qu’à sa Magesté le sucre re-flateur
N’est de goust moins amer, que le fiel imposteur
Et que pour arrozer mes alteres arides,
Ell’a plus de nectar, que mille Pierides :
Plus d’accent que Phebus, & plus d’air que ces montz. [2]
La longueur de la Constance à la Reyne (710 vers) ne nous permettant d’envisager qu’un commentaire très partiel et forcément erroné, nous préférons présenter plusieurs extraits accompagnés de notes et porteurs de sens quant à l’intelligence générale du texte. Nous nous sommes attachés à le deuxième partie du discours, où l’auteur, après avoir défini la constance et ses implications, évoque directement la reine, ressassant les opinions et les réputations qui circulaient à son propos.

v.261-275.
Constance est pour le regne, une clef de l’Estat,
Un pivot de nos lois, un mastic de police,
Colonne de creance, au catholiq office [3] ;
D’ou tous ces des-voyés, d’aveugle obscurité,
Recerchans, sans vouloir treuver la verité,
Pour en scier le tige, entes, rames & greffes,
Ne fouilhent incertains, que limoneuses tresses,
Que de crasse terreuse, atheizent leurs sens. [4]
Si que parmy les flotz, de ces cismes recens,
Pour faire ferme au sein, de l’Arche de l’Eglise,
Entre mille vertus, la Constance est requise.
Comme le fils de l’home, entre ceux qu’il esleut,
Fist au perseverantz, promesse de Salut ;
De blasme à l’inconstant, qui d’entreprise bresve,
Commence un edifice, & ne le paracheve [5] (…).

v.298-303.
Constance est le flambeau de loyale amityé,
Union des liens, d’un pudique hymenée,
Vestige d’excellence, aux branches delignée,
De l’arbre radical, soin de posterité,
Des ayeux aux neveux d’age en age herité,
Par generations, de memoire durable [6] (…).

v.400-405.
En saincte loyauté, la douce Tourtorelle,
Si chaste en son mariage, & d’alme pieté,
Si fide permanente en sa viduité,
Que despuis qu’une fois, sa compagne est perie,
D’ayle, d’œil, ou de cueur, aultre elle ne parie,
D’air, de chant, de bocage, ou de societé. [7]

v.428-436.
Mais ou puis-ie treuver, ta pareilhe en ce monde,
Entre les Magestés, de ce siecle d’argil ?
Ou l’une plus que l’autre, en leur sexe fragil,
Du plus ambitieux, dont la rouge apostume,
De soif, d’or, & de sang, pourrit loix, & coustume,
Armes, races, & meurs ; & de contagion
Infecte en touttes pars, ordre, & religion,
Par les incensementz du charme & des paroles,
Dont leur Flamines vains parfument leur idoles. [8]

v.440-450.
Ie ne treuve aux fleurons, de toutz ces diademes,
Perle de plus bell’eau, Emeraude voyant,
Escarboucle plus clere, en lustre flamboyant,
Hyacinthe plus nette [9][28], Agathe plus exquise,
Pour te constantier, qune seule LOYSE. [10][29]
LOYSE plus loyale, aux royales vertus,
LOYSE plus prudente, aux desastres ardus,
LOYSE plus perfecte, entre les Heroïques,
Plus clere entre les noms des illustres Antiques ;
Comme elle fust eslue au terme de ce choix,
D’heur, d’amour, & d’honeur, d’un grand Roy des François [11]

v.454-458.
Ou bien qu’en ses ayeux, conque reve terre saincz
Princes Austraziens ; ses bisayeules sainctes [12],
Et des postérieures, hardys à touttes pointes,
Lorreins, & guiziens, de cueur, & tige franc :
Ne fust son elegance indigne de ce renc (…).

v.466-470.
Mais des qu’au gré des siens elle’eut en Magesté,
Des trois lys sur le chef, la corone receue,
Sans s’en oultre cuyder, ou prendre pour sangsue,
De tout ce qui se peut, attendre de certain,
Ce regne pour aquest, ce sceptre pour butin (…). [13]

v.476-477.
Ell’employait au soin, de la cause du paure :
Aux pleintes de la vefve, au cry de l’orfelin (…). [14]

v.483-488.
Affin d’entreregner, au son de ces tumultes :
Cette Reyne reduicte, au restes des insultes
De ceux que l’arrogance avoit trop herissés,
Appliquoit ses moyens au sein des oppressés,
Son credit au secours, du peuple qui s’escrie,
Son zelle au seul dezir, du bien de la patrie [15], (…).

v.492-493.
Si que parmy le soin de sa vestale suyte [16],
Cette Reine assignoit, ces offices au iour.

v.509-525.
Doy-ie par une creinte en chiffre figurer,
Ou peindre en hierogliffe, affin de l’asseurer,
Qu’au cours de ce divorce, (est-il cueur qui le croye)
LOYSE a plus souffert, que l’Ecube [17] de Troye !
Fust-ce à l’extresme iour, de son Illion pris,
De son mary tué, de ses enfans meurtrys,
Et de sa ville esteinte au feu de Grecques armes.
Ou ma Reyne au destroict d’intestines alarmes,
Du trouble visceral, ne receut aux en-vis,
Que des siens, pour les siens, ces funestes ennuys [18].
Mais si l’esbauchement, de ces tragiques fautes,
Reposé au prescient, des essences plus hautes
Et que Dieu pour versser, l’eschele à l’atentat,
Evoque à cet huys clos, de son Conseil d’Estat,
Des princes, & des Roys, les imploiables causes :
Qui est l’audacieux, qui de ces lettres closes,
Presume d’entr’ouvrir, les cachetz affigés ? [19]

v.559-564.
Si lors qu’au sur-instant, villes se refermerent
Peuple, Iustice, Clergé, & Noblesses armerent,
Et que l’Estat prit coup, du feste, au fondement :
Elle eut de ce douloir quelque iuste argument,
Sa Constance royale, ouverte à son refuge,
En est de conference, un veritable iuge. [20]

v.583-588.
Comm’aux Grecz pour la guerre, Iphigene s’applique
Par les siens immolée, hostie pacifique :
On ne doute que lors, sa douce Magesté,
N’eust suivy franchement, la fille de Iepté [21] :
Pour sans coulpe mourant, expier au centuple
Les offensses des siens, & les pechez du peuple.

v.596-607.
Des lors ayant permis [Dieu], par secret iugement,
Qu’à l’heure que son Roy, d’une plus forte armée,
Avoit demy vainqueur, Lutece refermée,
Et la tenoit vengeur, le glaive sur les chefz
De ses esmotions ; qu’aux misteres cachetz,
De l’oculte influent, quelque astre regicide,
De l’effroyable iour, du tournoy parizide
Regnant sur le tymon, des monarques Valoys :
Ou soit que comm’un peuple, est puny pour ses Roys
Patit pour leur delyre, aux honeurs qu’on leur offre :
Le Roy le plus souvent, pour tout son peuple souffre, (…). [22]

v.653-656.
Ce Dieu qui prend en main, la cause, & la vindicte,
De vefves en pupilz, que le monde luy quitte :
Pour la reconsoler des pertes de ses Roys,
Luy offre pittoyable, un sceptre de sa croix, (…)

v.661-664.
Soy-mesme pour espoux, & l’espoir de sa gloire
Entre ses Angelins pour plus riche douaire
Recompense equitable à tant de loyauté,
Ornement eternel de neufve royauté (…). [23]

v.674-686.
Arriere donc (o vous) folles Reynes terrestres
Qui de louche inconstance, aux rages de vos dens,
Pour ne pouvoir subir, les moindres accidens,
Que souffre une LOYSE, amantes esgarées,
Vous tués sans mercy, ames desesperées.
Guuilde qui se plonge, aux piedz d’un mary mort,
Porcie qui se brule, aux charbons qu’elle mord,
Monyme qui ne peut, pour s’estrangler soy-mesme,
Se defaire, ou sauver, aux plis d’un diademe. [24][43]
Arrier’ umbres de feu, impudiques brandons,
Phedres, Tisbes, Philis, Ylonomes, Didons [25][44],
Espritz voluptueux, larves amepourries,
Cueurs Iphianassins, Lysipides furies (…). [26]

Conclusion : un malentendu profond

Au travers de l’élaboration de sa harangue poétique ; Loys Papon disperse les principaux traits de la réputation acquise par Louise de Lorraine de son vivant : une dévotion exceptionnelle, des liens étroits avec sa parenté lorraine, sa conception du devoir d’une épouse et d’une reine de France. Cependant il commet assurément une erreur en considérant son attachement à Henri III et à sa mémoire comme un aspect de son éthique fondée sur la constance (voire même le stoïcisme) : la dimension d’un amour sincère, empreint d’une certaine passion vive, pour le roi ne transparaît pas suffisamment, ou bien pour des motifs purement politiques, ou bien parce que l’intimité conjugale ne se différencie pas encore en cette fin de XVIe siècle réellement de la hiérarchie sociale et publique dans le couple. Par conséquent, le poète dut interpréter l’affliction publique de Louise de Lorraine comme la déploration de sa situation personnelle (matérielle) et de celle de l’Etat, plus que comme la perte insurmontable d’un époux pour lequel elle aurait éprouvé un sentiment extrême.

4.2.2. Le temps du douaire : l’attente de la mort ?

L’exercice de la viduité : les récits de Thomas d’Avignon et d’Antoine Malet

Dans leurs récits de la viduité de Louise de Lorraine, les deux hommes d’Eglise proposent des perspectives différentes, miroirs de leurs conceptions sur l’édification de leur public. Antoine Malet s’adresse d’abord à des nobles et des personnes de qualité soucieuses d’avoir sous les yeux un manuel de dévotion pratique : la forme semble chez lui prendre le pas sur le fond, souvent largement emprunté, voire recopié de l’oraison du capucin. Pour Thomas d’Avignon, il s’agit plutôt de retracer par tableaux les dernières années de la reine et de montrer ainsi son cheminement vers l’apothéose en la mort, afin d’édifier ses auditeurs d’une manière moins pragmatique, mais plus vivante et susceptible d’émouvoir le plus grand nombre.
« On lit de ce rare peintre nommé Apelles, qu’il peignit la belle Helene si bien de toutes ses vives & naturelles couleurs, & avec tous ses traits & lineaments, que tous ceux qui la voyaient, estoient contraints de l’admirer. Ah, qui me donnera la force de peindre la bonne vie, & l’heureuse mort de ceste princesse, en sorte que ie la puisse rendre admirable aux yeux des humains ? Mais avec quel pinceau, & avec quelles couleurs est-ce, que ie la peindray ? Qu’elle sera la table ou la planche où ie les puisse vivement appliquer & buriner ? Le pinceau sera ma langue, les couleurs sa bonne vie, ses sainctes mœurs, ses bons exemples ; la table ou la planche seront vos cœurs, en ayant perpetuelle memoire ». [27]

Evoquant dès lors le veuvage de Louise de Lorraine, Thomas d’Avignon ne s’intéresse pas tant au personnage de la veuve qu’à ses dévotions, qui font d’elle au mois une ‘bienheureuse’, si ce n’est une sainte. Et Antoine Malet n’est pas loin de penser la même chose puisque le chapitre consacré aux années 1589-1601 s’intitule « Les exercices ordinaires de la reyne pour chacun iour en l’estat de viduité ». [28] La description qui s’en suit dans les deux cas ne montre pas d’évolution sensible dans le comportement religieux de Louise de Lorraine. Son lever par exemple demeure empreint d’un rituel presque mystique.
« Dès qu’elle estoit esveillée de matin, comme on luy tiroit son rideau, demandoit ses heures, où elle prioit Dieu bien demye-heure, & sacrifioit à Dieu son cœur & son ame, en luy vouant & dediant les premices de ses pensées, paroles & actions. Apres elle se levoit, & soudain qu’elle sortoit du lict se mettoit à genoux, & prioit Dieu dans son Psaultier un quart d’heure (…) ». [29]
« Tout aussi tost qu’elle s’estoit esveillée au matin, en ouvrant les fenestres du corps, elle s’efforçoit doucement de developper son esprit de rets du sommeil, et sans autre delay prenoit la premiere lumiere, ou la premiere bonne pensée qui luy estoit envoyée du Ciel, laquelle (…) s’entretenant avec Dieu sur ce que Dieu mesme luy faisoit venir en la pensée, cette petite mesure de temps estoit la plus chere reserve de son loisir (…) ». [30]
De même, la mise en exergue de sa fréquentation extrême des églises, fait attesté depuis sa jeunesse, n’est en rien surprenante de la part d’une veuve, mais témoigne de la volonté d’imprégner l’auditoire de ce regain de religiosité qu’elle incarne.
« elle alloit à l’eglise, & comme i’ay ouy dire à des personnes dignes de foy, & ainsi que vous avez souventes fois veu, c’estoit avec une telle hastiveté & promptitude, qu’on eust dit qu’elle eust eu les pieds & les jambes aislées, pour la consolation qu’elle en recevoit : ainsi qu’avec les aisles de son entendement & volonté guindoit son vol par-dessus tous les Cieux ». [31]
« elle alloit chercher aux eglises du lieu de sa residence les faveurs des saincts qui y estoient particulierement honnorez, quand elle residoit à Moulins tous les vendredys visitoit l’Eglise et les religieuses de Saincte Claire, le samedy l’église de Nostre dame, le dimanche sa paroisse ; lors qu’elle estoit à Chenonceaux : tous les samedys alloit visiter une chapelle dediée à Nostre Dame, en l’église de Francueil, bien souvent celle de Mondesir, et presque tous les dimanches à sa paroisse. A Bourges elle fondoit d’aise de visiter et honnorer toutes ces belles reliques qui sont dans un grand nombre des plus belles églises qui soient en France ». [32]
Si la pieuse renommée de Louise de Lorraine, déjà très répandue avant 1589, prend une ampleur encore plus considérable après le décès du roi, cela est donc pour une bonne part imputable à la reconnaissance de son individualité propre, de sa capacité à exister dans l’imaginaire politique, social et religieux du royaume de France. Déliée contre son gré d’Henri III, elle renforce sa gloire non seulement avec la compassion suscitée à son égard, mais aussi pour ce qu’elle apporte de légitimité face aux prétentions politiques, pour sa profonde piété et démonstrative compassion envers les plus humbles, ce qui lui donne les suffrages des catholiques comme des protestants. Son apparent retrait de la vie politique entre 1575 et 1589, peu considéré dans l’immédiateté des évènements, lui confère a posteriori une indépendance complète à l’égard du bilan du dernier Valois, du moins tel qu’il est ressenti par ses sujets. L’oubli d’Henri III est d’ailleurs tel que ses contemporains notent le souci manifeste de la reine pour l’Hôtel-Dieu de Moulins par exemple ; mais nulle part il n’est fait mention du cœur d’or serti de diamant représentant le cœur de son défunt époux, qu’elle donna en ex-voto à Lorette en 1599.
« ceste pieté et cette religion estoient le centre et la circonference de toutes ses pensées et de tous ses discours, comme elle a esté honnorée de tous les Grands, et des plus vertueux du royaume. Aussi fut-elle visitée des seigneurs, et des dames, et de plusieurs religieux insignes en pieté. Peu de iournées se passoient qu’il ne se trouvast à son disner un bon nombre de grands personnages ». [33]
Mais cet intérêt soudain pour Louise de Lorraine est-il alors vécu par tous de la même manière ? Où plutôt, la réputation de sainteté dont elle bénéficie auprès de ses sujets – entretenue par les dons de ses broderies à plusieurs églises, comme le seraient d’insignes reliques – diffère t-elle de l’appréciation qu’ont d’elle des tempéraments plus politiques, ceux là mêmes qui ne faisaient que peu de cas de son avis auparavant ? Dans un contexte où la fin des troubles devenait prévisible, et où les idées religieuses occupaient une place importante dans le positionnement politique, la consulter même pour admirer sa piété, relevait d’un acte profondément politique.

Chenonceau : le palais d’une belle au bois dormant ?

Chenonceau, demeure personnelle de Catherine de Médicis, était célèbre pour les fêtes que la maîtresse des lieux y organisait de son vivant, comme en 1560 pour François II et Marie Stuart. La reine mère avait aussi embelli le domaine pour le rendre plus mémorable encore, par l’adjonction d’une galerie faisant de sa demeure un pont-château, et avec l’amélioration des jardins.
Elle légua sa demeure à sa belle-fille qui l’y avait souvent accompagnée, et qui en appréciait tout particulièrement les jardins, où elle se promenait souvent. Or donc, Louise de Lorraine s’y installa dès février 1589, comme en témoigne une lettre adressée au roi de Navarre. Après la mort d’Henri III, elle en fit sa retraite, n’ayant apparemment plus d’autre possession. Quelques fidèles l’avaient suivie : Scipion de Fiesque, son chevalier d’honneur ; Toussaint Leduc, son confesseur ; Pierre Dinet, son prédicateur ordinaire ; Louise de La Béraudière, sa dame d’atours ; Suzanne de La Porte, dame d’honneur ; François Ligier, son premier secrétaire des commandements et des finances. Pour remédier à l’éclatement de sa maison, elle réorganisa son service d’honneur. Mesdames d’Elbœuf, d’Antraigues, de Schomberg et de Larchant devinrent dames de la reine, mais leur présence ne dut qu’être intermittente. [34] Plusieurs autres dames filles demoiselles veillaient par contre au service quotidien de la reine douairière, mais leurs noms ne nous sont pas parvenus, à l’exception de Charlotte Adam, Marie Adam, dames de Lavallière, Claude de Raguier, dame de Bérard, et Melle de Châteauroux. Tout au plus peut-on supposer que d’autres étaient issues de la noblesse tourangelle et de quelques familles restées fidèles, comme les du Plessis ou les Babou. Quant aux officiers du domaine, ce furent les mêmes qu’à l’époque de la reine mère : nous retrouvons ainsi René Adam, contrôleur du domaine ; François de Raguier, maître d’hôtel ; Jacques Lallemand, capitaine et valet de chambre, etc. [35] La reine disposa aussi d’un médecin personnel, Jean Delorme, de 1599 au plus tard, à 1601. Ses intérêts furent défendus par le successeur de Ligier en 1591, Mathurin du Hamel, Louis Buisson, son avocat, et surtout son chancelier, Guillaume de L’Aubespine, sieur de Châteauneuf. Mais il apparaît qu’elle profitait aussi d’un « conseiller » si l’on suit la terminologie d’Arnaud d’Ossat, en la personne de Sébastien Zamet.
Cependant, malgré un tel entourage et l’entretien d’une vie sociale convenable à son rang, elle fit subir à Chenonceau une transformation étonnante et qui frappa beaucoup ses visiteurs et ses contemporains. En effet, Louise de Lorraine imposa un style nouveau reflétant le deuil qu’elle s’imposait, au point de devenir durablement pour les tourangeaux la « Royne blanche ». L’abbé Chevalier décrit cette métamorphose du château en palais d’une ‘belle au bois dormant’, en tombeau vivant d’une reine qui voulait donner d’elle une image idéale, baroque et macabre.

« La reine s’était retirée dans la chambre que Catherine de Médicis avait bâtie sur la terrasse, entre la chapelle & la librairie. A côté de son appartement, elle avait fait ménager un petit oratoire qui communiquait directement avec la chapelle par un œil-de-bœuf, afin de pouvoir entendre la messe de son lit, où elle était souvent retenue par ses infirmités. Ces deux pièces étaient entièrement peintes de noir, avec des larmes, des ossements, des pelles, des pioches, des bières, des devises funèbres attachées en festons par des cordelières de veuve. Le plafond était tout semé de larmes d’argent. L’oratoire était en outre orné de pieuses images, entre autres d’une croix avec la couronne d’épines & les divers attributs de la passion, & d’une Vierge aux sept douleurs. Dans les jours solennels, on tendait les murailles de tentures de soie noire ou de taffetas velouté, brodées de têtes de mort, d’os et de larmes en étoffe d’argent, avec les chiffres de la reine, le tout recouvert d’une gaze blanche. La fenêtre avait des rideaux semblables aux tentures.
Le mobilier était en rapport avec cette décoration. Le lit était de velours noir, garni de trois pentes & de trois soubassements de velours noir, brodé des devises de la reine, avec un fond & un dossier de taffetas noir, frangé & crépiné de soie blanche & noire ; les trois rideaux & la bonne-grâce étaient de damas noir, chamarrés de broderies en cordelière ; enfin les quatre quenouilles du lit étaient garnies de taffetas noir. La table était couverte d’un tapis de même couleur. Les chaises sans bras, les chaises ‘caquetoires’ ou ‘causeuses’, les escabeaux & les tabourets avaient des garnitures de même goût. La reine se tenait ordinairement dans une chaise à bras toute garnie de velours noir, passementée de passements d’or & d’argent & frangée de même ; elle avait devant elle un simple écran de bois peint en noir, avec des cordelières & des pennes ou plumes (symboles de deuil), pour signifier en rébus qu’elle avait le corps délié & qu’elle avait beaucoup de peines, & son chiffre en grec (un lambda) au milieu d’une couronne d’épines. Au-dessus de la cheminée, on voyait un tableau où était représentée la reine mère Catherine de Médicis, entre son fils Henri III et sa bru la reine Louise, avec ce vers : Vivite felices quibus est fortuna peracta, qui faisait sans doute allusion aux premières joies du mariage. La muraille était ornée de trois autres tableaux, avec les portraits du duc de Mercœur, de sa fille & de son fils.
L’oratoire avait une décoration funèbre du même goût. La muraille était tendue du haut en abs de drap noir couvert de gaze ou rayzeul blanc. On avait suspendu sur la tenture deux crucifix, onze images de dévotion & onze Agnus Dei enchâssés. C’est là que la reine passait une bonne partie de son temps, occupée à prier Dieu pour Henri III.
Le cabinet de travail, attenant à la chambre de Louise, entre le salon & la librairie, sans être moins sévère, était pourtant d’un aspect moins sombre. On l’appelait le Cabinet vert, parce que sous Catherine de Médicis il était entièrement tendu de velours vert & que tous les meubles étaient garnis de velours de même couleur. La reine Louise fit ajouter des franges blanches & noires aux tentures, aux tapis, aux chaises & aux escabeaux, pour donner à tout le mobilier cette teinte de deuil dont elle s’était fait une loi absolue. Au-dessus de la cheminée était suspendu le portrait en pied du roi défunt, avec cette inscription empruntée à Virgile : Saevi moumenta doloris. [36] »

« Le travail des mains venait se mêler à la prière & à la lecture. La reine Louise aimait à broder sur canevas, & nous retrouvons dans son inventaire un grand nombre de broderies de soies de diverses couleurs, représentant des fleurs variées, rehaussées d’or & d’argent au gros point, destinées à former des tapisseries & des tentures. C’est elle sans doute qui, sans cesse occupée à alimenter & à renouveler sa douleur, broda sur canevas ces bandes de soie figurées d’os de mort & de larmes, avec ses armes & son chiffre, qu’elle faisait appliquer sur les sombres tentures de ses appartements. C’est elle encore qui broda de sa main les ornements de sa chapelle : une chasuble de velours noir avec une croix de toile d’argent, contenant la passion de Notre seigneur faite au point ; un petit parement d’autel de velours noir figuré ; un crucifix en broderie de soie ; un fanon ou manipule ; une étole ; un corporal ; une paix de velours noir pour asseoir le missel. C’était là l’ornement des jours ordinaires. Pour les fêtes, il y avait une chasuble de damas blanc avec une croix de velours jaune figurée d’argent, & un parement d’autel de satin blanc avec des bandes au point de satin colombin & vert, brodé du nom de Jésus.
La reine portait ordinairement le deuil en blanc, suivant l’étiquette imposée aux reines de France, & alors elle avait, soit une robe ronde de satin blanc découpé, doublée de taffetas blanc, soit une autre robe ronde de satin blanc, à lacs d’amour de petits cordons de soie blanche mêlée d’or, doublée de taffetas vert. Avec ce costume, elle revêtait une devantière de taffetas colombin, bandée de passements d’argent avec des passepoils de satin orangé, & un petit manteau de velours ras à couleur de feuille morte, découpé au ciseau & doublé de peluche de même couleur. Parfois cependant, dans les jours de grand deuil, elle revêtait une robe à double queue de velours noir, avec sept bandes de jais tout autour, doublée de taffetas noir & enrichie de nœuds taffetas noir à broderie d’argent, & par dessus, une mante de gaze noir ouvrée d’argent.
Les robes de gala à double queue avaient été reléguées dans un grand coffre de la galerie. Il y en avait dix-huit, de velours & de satin de toutes couleurs, & de toile d’argent, avec les manches pendantes découpées à jour en broderie d’or, d’argent & de clinquant. Il faut y ajouter dix devantières de taffetas, de satin, de toile d’argent ou de cannetille d’or, brodées d’or, d’argent & de jais ; des devants de corps de même étoffe ; trente deux paires de manchons de toile d’or, d’argent & de satin, & quarante quatre mouchoirs de fine toile, enrichis à l’entour d’or, d’argent & de soie. Ces pompeux habits, souvenirs douloureux des fêtes évanouies, ne devaient réapparaître au jour que lorsque la reine aurait vengé le meurtre de son époux. De tout l’attirail de coquetterie féminine, elle ne garda dans sa chambre qu’un grand miroir d’acier enchâssé, un petit miroir de lapis & d’agathe recouvert de velours incarnadin en broderie d’argent avec les chiffres de la reine, & quelques boites de civette, musc, ambre & pastilles. Elle avait également repoussé loin d’elle, comme choses trop mondaines, quinze magnifiques tapisseries de Bruxelles à personnages & un grand tapis de Turquie. [37] »

Avec le même souci du symbolisme que lors du ballet comique de 1581, avec une égale ritualisation de la vie quotidienne comme au sein de sa Maison avant 1589, la reine douairière fit de Chenonceau le théâtre noir de son malheur : la mise en scène funèbre de ses appartements et la relégation des anciens parements au loin, dans la galerie où elle dansait jadis, toute l’étendue de son affliction se lit à la décoration intérieure du château. Et l’acharnement qu’elle manifeste à métamorphoser tout son quotidien est un codage presque outrancier, d’autant qu’il n’était guère visible, si ce n’est pour elle-même, ses proches et quelques visiteurs. L’ornementation ne procède donc pas seulement d’un programme de ritualisation de sa personne puisqu’il demeure insuffisamment visible, mais plutôt du besoin d’un exutoire iconographique, fonctionnant selon un mode familier, afin de soutenir sa foi et de dépasser le choc traumatique du 1er août 1589 : l’exemple le plus frappant en est sûrement la galerie de portraits de ses appartements, où ne figurent que deux personnes vivantes, Louise de Lorraine et sa nièce Françoise de Lorraine – la présence d’un portrait de Philippe de Lorraine, fils du duc de Mercœur mort à peine âgé d’un an, étant la meilleure manifestation de cette ostentation du morbide.
Ce théâtre architecturé s’appréhende bien comme un niveau gradué de son état d’esprit intérieur dans la mesure où, d’une manière plus personnelle mais toujours sur le même mode, elle imprime sur ses vêtements une codification complexe, outre la nécessaire absence de couleur. Thomas d’Avignon remarque ainsi qu’elle porte la cordelière des veuves et des images de saints – attachés à l’ordre des Capucins – qu’elle vénère spécialement :
« Elle avoit une si grande devotion à sainct François, qu’elle portoit iournellenement son cordon sur soy, avec son image aupres du cœur cousue dans sa iuppe, & de l’autre costé l’image de Nostre Dame de Chartres ». [38]
Cependant un tel décor, associé à la fréquence de ses dévotions, ne pouvait que peser sur sa conscience, au point qu’elle profitait des jardins comme d’un havre, introduction terrestre au Jardin céleste peut-être dans son esprit. Et en cela, elle ne faisait que suivre l’avis de ses contemporains.
« & parce que l’esprit ne peut pas tousiours demeurer bandé au service de Dieu, ayant besoin de quelque relasche & intermission, elle s’en alloit quelques-fois promener & prendre l’air pour s’esgayer un peu l’esprit. Le mesme lisons-nous de plusieurs saincts hermites lesquels vivans parmy les deserts, & lieux solitaires, pour se rendre l’esprit plus gay au divin service estoyent contraincts de donner un peu de relasche en prenant quelque honeste & modeste recreation ». [39]

Le Miroir des vefves de Nicolas Gazet

Le P. Gazet, un franciscain établi près de Namur, composa en 1601 un Miroir des veuves qui se nourrit en une sorte de postface d’une paraphrase de l’oraison funèbre de Louise de Lorraine, pour ce que l’édition parisienne en aurait été très rapidement épuisée et non rééditée. Le hasard des dédicaces lui fit écrire un épître à la veuve du duc de Guise, Catherine de Clèves, pour sa première partie, et pour sa ‘postface’, un autre épître à sa protectrice, dame « Bone d’Ongnyes, vicomtesse de Dave, veuve de feu Henry de Brabançon ». Les deux dames sont donc invitées à prendre exemple sur celle qui est devenue en dix ans le modèle de la sainte veuve : Louise de Lorraine qui illustre un programme de vie que le franciscain avait auparavant établi, en 34 après-dîners. Certes la diffusion d’un tel ouvrage paraît avoir été modeste, mais l’exemplaire de la B.N. témoigne de sa présence dans les milieux séculiers et réguliers qui ont conservé jusqu’au XVIIIe siècle le souvenir de Louise de Lorraine comme l’incarnation de la dévotion, dans le monde ou en tant que veuve. Nous avons extrait de cet ouvrage les titres des chapitres les plus significatifs des obligations éthiques et religieuses des veuves, du statut que leur procure l’Eglise, et du salut qu’elles peuvent espérer :
IX : Est-il bon de conseiller à la femme veufve, & à la femme encore alliée par mariage, de faire vœu de continence ?
XI : Pour garder chastement sa viduité, la veusve doit s’exercer en veilles, mortifications, ieusnes, oraisons, & usages frequent des sacrements.
XII : La veufve est obligée d’embrasser la pieté, hospitalité, humilité & patience.
XIII : Que la veufve doit eviter les compagnies d’hommes, coureries, oysiveté & caquet, pour mieux garder chasteté viduale.
XIV : Que la veufve est tenue de fuyr la curiosité des yeux & accoustremens, les delices charnelles, & l’avarice.
XVI : Se declare par exemples empruntez de la saincte Bible, Dieu estre le consolateur, protecteur, & defenseur des veufves.
XVII : Les menaces de Dieu contre les oppresseurs des veufves pour se monstrer leur defenseur.
XIX : L’Eglise espouse de Dieu defend & a grand soin des veufves.
XXIV : Que les loix humaines & civiles ostent certains privileges aux veufves se remarians, & en donnent à celles qui conservent chastement leur viduité.
XXIX : Exemples d’aucunes veufves payennes qui ont aymé mieux mourir, que d’espouser un second mary, & d’autres chrestiennes qui ont constamment reiettées les secondes nopces.
XXXI : A quoy est obligée la veufve à l’endroict de son mary defunct.
XXXII : Comme elle doit se comporter envers les enfans vivans & domestiques.
XXXIV : Si l’aureole est deüe aux vrayes veufves, & quel salaire & benedictions elles recevront en ce monde, & l’autre, pour avoir gardé iusques à la fin continence viduale.

Notes

[1Loys Papon, op.cit., « Epistre à Tres Illustre Princesse Loyse, Reyne de France ».

[2Ibid., v.18-27.

[3Ibid., v.261-263. Ce passage constitue la première affirmation du rôle politique de la constance, défenseur de l’adage ‘une foi, une loi, un roi’. Cette vertu est donc l’apanage de celui qui gouverne l’Etat, dont les principes sont la justice, la police, la puissance.

[4Ibid., v.264-268. Les protestants, assimilés aux hérétiques suprêmes, les athées, sont une menace pour l’Etat car ils s’inscrivent contre les principes énoncés plus haut : en sciant son tronc, il en précipite sa racine royale.

[5Ibid., v.269-275. Le péril du royaume est assurément un fléau de Dieu, comme le déluge universel : c’est un signe pour remettre en exergue l’autorité de l’Eglise, seule arche de Noé. Mais encore faut-il la reconnaître, et pour assurer son salut, il convient par son libre arbitre – et non par la grâce de Dieu seule – d’élire et de cultiver la constance. Cette dernière permettra seule, de redresser le royaume, et nécessite une permanence absolu en son observance.

[6Ibid., v.298-303. La Constance est à ce point signe d’une grande vertu qu’elle peut assurer à elle seule la postérité de celle qui la pratique. Louise de Lorraine n’a pas de descendants, mais la lignée qu’elle représente n’est pas éteinte. L’héritage moral et spirituel de ses ancêtres passera aux « neveux » par la figure de la Constance qu’elle est appelée à incarner.

[7Ibid., v.400-405. Le thème de la tourterelle qui supporte doucement son malheur est un lieux des fables de l’Antiquité que les poètes assignèrent volontiers à la reine douairière. L’affable tristesse de la reine se manifeste par un éloignement du monde ; en cela elle se distingue des autres protagonistes des guerres de religion, toujours enclin à se mettre plus en avant, lors des joies comme au moment de la plus grande affliction.

[8Ibid., v.428-436. Nous croyons voir dans ce passage, au-delà d’une attaque contre les princes protestants, une allusion aux retentissements encore récents de la politique d’Elizabeth 1ère d’Angleterre sur les catholiques français. L’or pourrait être les subsides accordés au Béarnais, le « rouge apostume » serait alors la réitération de l’exécution de Marie Stuart en 1587, vécue comme une tragédie par les ligueurs français. Louise de Lorraine serait par conséquent la chaste reine, l’antonyme personnifié de la ‘fausse’ Vierge d’Angleterre ; et son exemple seul pourrait contrer tous les « flamines ».

[9Ibid., v.444. Les Hyacinthides étaient à Athènes des jeunes filles offertes en sacrifices pour assurer le salut de la patrie sur une colline nommée ‘Hyacinthos’. Mais rien n’indique vraiment que nous ayons là un jeu de mots.

[10Ibid., v.440-445. Cette louange en forme de peinture minérale induit un certain traitement maniériste du style poétique qui prouve à la fois la recherche de l’effet susceptible de toucher la reine, mais aussi le manque de connaissance de ses goûts réels. Car si Louise de Lorraine usait volontiers du registre emblématique et érudit dans la manifestation de son rang, dans ses lectures personnelles, elle bannissait les artifices par trop voyants. Avec un tel discours, Loys Papon se faisait entendre de la reine, mais peut-être ne s’agissait-il pas là du meilleur moyen pour obtenir sa faveur.

[11Ibid., v.450. Qualifier Henri III de « grand Roy des François » relève d’autant plus de la flagornerie que quelques vers plus loin, l’auteur s’attache à expliquer le meurtre de ce roi auquel il n’attribue aucune subjectivité. Henri III n’est « grand » en fait que parce que Louise de Lorraine est elle-même ‘grande’.

[12Ibid., v.454-455. Parmi ses ancêtres, Louise de Lorraine comptait quelques noms illustres comme Godefroy de Bouillon, chef des croisés de Jérusalem en 1099 ; et aussi René 1er d’Anjou, ‘roi’ de Jérusalem. La maison de Lorraine descendait de la ‘reicharistocratie’ austrasienne (des Wigericides notamment). La bisaïeule dont il est question est Philippe de Gueldre (ou d’Egmont), épouse du duc René II.

[13Ibid., v.466-470. Loys Papon croyait probablement pouvoir publier son discours si la reine l’avait complètement agréé car sinon, il est fort difficile d’expliquer la présence d’un tel passage. Louise de Lorraine étant la première concernée, elle savait que son élévation au trône n’était pas intervenue « au gré des siens », mais procédait de la seule volonté royale. Quant à la parcimonie dont elle fit preuve vis à vis des prérogatives du sceptre, l’interprétation de l’auteur est tout à fait contestable, mais elle reflète le sentiment de ses contemporains. Si la reine ne chercha pas à rendre visible toutes ses prises de position en faveur de sa parenté (notamment parce que le roi la critiqua souvent en ce domaine), néanmoins ‘l’oubli’ de Papon ne peut simplement provenir de la réputation d’impeccabilité de Louise de Lorraine. D’autres considérations, telles que la défense des Guise et de leur parenté lorraine, ont du intervenir dans l’élaboration de cette partie.

[14Ibid., v.476-477. La défense des pauvres, de la veuve et de l’orphelin illustre l’image de sainte piété de la reine, à travers ce qui doit être ici le souvenir de la tentative de Nicolas Hoüel dans sa Maison de Charité Chrétienne, dont le nom fut associé à celui de la reine dès sa fondation en 1578.

[15Ibid., v.483-488. La démarche de Loys Papon est sur ce point ambiguë. Quelle image veut-il donner de la charité de la reine ? D’un côté, la tension vers les plus humbles et les miséreux semble procéder d’une communauté de condition psychologique car la reine serait très atteinte par les quolibets de « ceux que l’arrogance avoit trop herissés ». D’autre part, le secours prodigué au peuple – qui semble donc être vécu comme chose assez surprenante – est pourtant rattaché à la notion de devoir royal : la charité serait alors au cœur de l’essence de la reine de France pour les contemporains de la fin du XVIe siècle. Plus étonnant est l’assimilation au « bien de la patrie ». En effet, un tel terme pouvait-il faire partie des données conscientes de l’esprit de Louise de Lorraine ? Elle-même naquit en Lorraine mais fut élevée par des dames ‘francophiles’ (Jeanne de Savoie & Claude de France) ; sa mère venait des Pays Bas Espagnols ; une de ses cousines se maria en Bavière ; etc. En invoquant la « patrie », le poète dévoile ses intentions et donne aussi à la reine une dimension nouvelle et moderne. Au XVIe siècle, la France est constamment associée à la figure de Pallas, de même que les reines de France. A la suite de Louise de Savoie et de Catherine de Médicis, Louise de Lorraine serait donc la nouvelle Pallas, déesse guerrière et sagesse incarnée. Or depuis Alain Chartier et Christine de Pisan, le pays est représenté sous les traits d’une dame à la robe fleurdelisée, aux cheveux blonds épars, mais les yeux baignés de larmes, désolée des chamailleries de ses enfants. C’est pourtant elle qui, devenue Pallas, assure l’unité du royaume, tout comme Louise de Lorraine pourrait remporter l’adhésion des catholiques, des ligueurs et des royalistes. Ce glissement des conceptions médiévales vers la modernité se voit dans ce terme de patrie. Si le mot devient commun à partir du milieu du siècle, il demeure encore chargé de son acception latine, plus traditionnelle, de pays. Cf. Gilbert Gadoffre, op.cit., p.299-318.

[16Ibid., v.492. L’éthique assez rigoureuse de la reine régnante dérangeait certains courtisans : la réputation de bonne tenue de sa Maison n’était pas un vain mot, et dut certainement une partie de son lustre aux critiques dont purent être l’objet les détracteurs de la reine, au sein du menu peuple (parisien en premier lieu), celui-là même qui s’inquiétait des fêtes données à la cour alors que l’hérésie pullulait…

[17Ibid., v.512. Hécube est la seconde femme de Priam. Chez Homère, elle ne joue qu’un rôle assez effacé. Elle intervient au second plan, pour modérer le courage d’Hector, pleurer sur son cadavre, prier Athéna d’éloigner la malheur de la ville. Dès les épopées cycliques et avec les Tragiques, elle devient le symbole de la majesté et du malheur car on lui impute les origines du crime qui perdit Troie, soit parce qu’elle est simplement la mère de Pâris, soit parce qu’elle avait refusé de le tuer à sa naissance, contre l’avis des dieux.

[18Ibid., v.509-518. L’expression « que des siens, pour les siens » a le mérite de bien traduire l’ambiguïté de la position de Louise de Lorraine vis à vis de sa parenté ligueuse jusqu’au 1er août 1589. Néanmoins, à l’heure où le poète versifie, celle-ci n’est plus d’actualité dans l’esprit de la reine. Cependant elle demeure, au moins pour des motifs politiques, dans l’esprit de certains, ceux-là mêmes qui souhaiteraient trouver en la reine douairière une caution à leur revendications au trône. La maison de Guise est d’autant mieux placée pour assurer le devenir du royaume que leur parente pallierait, d’abord ‘seule’, au vide royal généré par la disparition d’Henri III. Mais la métaphore troyenne porte en elle les germes de la réponse de la reine : à l’ampleur de son malheur répond sa soumission au Béarnais, au nom de la continuité royale et surtout parce que son défunt époux l’avait désigné comme son héritier. Louise de Lorraine n’est pas Hécube, mais plutôt Creusé : de même que cette dernière a disparu pour qu’Enée fasse souche en Italie, de même la reine douairière sacrifie ses proches parents à son devoir de reine de France.

[19Ibid., v.519-525. La métaphore du gouvernement céleste laisse apparaître un nouvel argument, plus ouvertement politique. L’évocation du Conseil d’Etat et de la raison d’Etat dit ce que doit être selon le poète le devoir d’une reine soucieuse de sa position. Le rapport personnel aux Guise et à la religion catholique s’estompe pour affirmer le rapport à Dieu : la soumission de la reine au roi des rois est un impératif catégorique qu’elle ne saurait discuter. Mais encore faut-il que ce raisonnement ne résulte pas d’un sophisme, qui en l’occurrence, procède d’une erreur d’appréciation dans l’argumentation de l’auteur. Car les décisions du Conseil ne furent pas un mystère digne de la Providence divine pour la reine qui participa régulièrement à des séances dudit Conseil. Le parallèle entre le conseil terrestre et le conseil divin n’allait pas non plus de soi car dans la conception qu’avait la reine de Dieu, celui-ci est tout, et son « huys clos » omnipotent est antithétique à toute espèce de conseil.

[20Ibid., v.559-564. L’arbitrage répond à la réputation d’attachement à la justice que le couple royal avait entretenu, présentant la monarchie française comme une royauté de justice. Cet appel à la justice royale prend toutefois un tour suspect, bien que la personne de la reine ait l’avantage d’être a priori déliée de tout parti pris : en effet, dans la perception de Loys Papon, Louise de Lorraine devrait naturellement pencher, comme elle l’avait fait de nombreuses fois, en faveur de ses parents.

[21Ibid., v.586. Jephté est un des Juges. Il fit un vœu qui l’amena à sacrifier sa fille (11, 30-31. 34-40). Si Agamemnon accepta le sacrifice d’Iphigénie, celle-ci fut cependant sauvée au dernier instant par la divinité qui eu pitié d’elle, et en fit une de ses prêtresses. Cette dernière image convient effectivement à Louise de Lorraine car le repli vers Dieu après l’assassinat du roi lui fut certainement salutaire.

[22Ibid., v.596-607. Les « misteres cachetz », « l’oculte influent », « l’astre regicide » décrivent tous la soi-disant impénétrabilité du crime parce qu’il interviendrait du fait de la Providence divine. A la lecture de ces lignes, la reine dut opposer à de tels arguments que tout le mystère de l’affaire ne provenait que de l’absence de preuves puisque Jacques Clément fut tué sans avoir été interrogé. Loys Papon dramatise l’attentat du 1er août 1589 en l’insérant dans une problématique prophétique : les Valois devaient mourir au cours de tournois. Henri II avait été tué d’un coup de lance par Montgomery (un futur chef protestant). Henri III était mort au cours d’un autre tournoi, lequel avait pour objet Paris. Et celui en qui il mettait sa confiance à ce moment-là était aussi protestant. Les hésitations des Valois les auraient donc finalement condamnés à être maudits, pour avoir laissé leur peuple se déchirer : leurs accès de ‘folie’ en seraient l’aspect le plus visible. Avec une telle justification de la nécessaire extinction de la dynastie des Valois, Loys Papon ne dut guère se rendre la reine favorable et prête à se rendre à son exposé ligueur.

[23Ibid., v.653-656 & 661-664. Cultivant la constance, Louise de Lorraine gagne assurément la couronne divine, le « sceptre » dont il est question, « ornement eternel de neufve royauté » : elle se transforme en reine idéale, c’est à dire céleste, loin de ces reines terrestres « folles » (cf. v.674). Cet appel au stoïcisme est pourtant irréaliste : la reine douairière essayait alors âprement d’obtenir un douaire conforme à son rang, et le seul que semble pouvoir lui apporter ce représentant de la Ligue ne lui assure que la gloire, et non point le nécessaire pour entretenir sa maison quotidiennement.

[24Ibid., v.679-682. Porcie, fille de Caton d’Utique, est l’héroïne d’une tragédie de Robert Garnier donnée en 1564.

[25Ibid., v.684. Phèdre, la fille de Minos et Pasiphaé, sœur d’Ariane, mariée à Thésée, mais éprise de son beau-fils Hippolyte : elle finit par se pendre de remords et de désespoir. Phyllis, fille d’un roi de Thrace, s’était éprise d’un héros de retour de Troie. Ce dernier l’ayant abandonnée, elle se suicida.

[26Ibid., v.686. Iphianassa & Lysippe sont deux filles du roi d’Argos Proetos, frappées de folie, et guéries par Mélampous. Louise de Lorraine, au contraire de toutes ces héroïnes victimes de leur hybris - l’inconstance de la démesure – offre et montre un parfait exemple de constance pour transcender la tragédie qui l’accable. Quittant toute passion, sa piété doit lui inspirer la voie à suivre, c’est à dire le ralliement aux ligueurs.

[27Thomas d’Avignon, Oraison funebre sur le trespas de Loyse de Lorraine, Paris, Douceur, 1601.

[28Antoine Malet, op.cit., VII, 7.

[29Thomas d’Avignon, op.cit., p.29-30.

[30Antoine Malet, op.cit., VII, 7.

[31Thomas d’Avignon, op.cit., p.30.

[32Antoine Malet, op.cit., VII, 7.

[33Ibid., VIII, 7.

[34Charles de Baillon, op.cit., p.164.

[35Abbé C. Chevalier, Histoire de Chenonceau, p.391-392.

[36Abbé C. Chevalier, Histoire de Chenonceau, p.385-387.

[37Ibid., p.388-390.

[38Thomas d’Avignon, op.cit., p.34.

[39Ibid., p.31-32.