Dagmar Eichberger (ed.), A Spectacle for a Spanish Princess. The Festive Entry of Joanna of Castile into Brussels (1496)
Kathleen Wilson-Chevalier
Comment citer cette publication :
Kathleen Wilson-Chevalier, "Dagmar Eichberger (ed.), A Spectacle for a Spanish Princess. The Festive Entry of Joanna of Castile into Brussels (1496)", Paris, Cour de France.fr, 2024. Compte rendu publié le 10 nov. 2024 (https://cour-de-france.fr/article7023.html).
Dagmar Eichberger, professeure émérite de l’université de Heidelberg et éminente spécialiste de l’art de la cour de Marguerite d’Autriche (1430-1530), a dirigé ce livre consacré au seul récit illustré connu de l’entrée en décembre 1496 à Bruxelles de l’infante Jeanne de Castille, depuis peu archiduchesse d’Autriche et belle-sœur de Marguerite. La deuxième partie de ce volume luxueux culmine avec la reproduction intégrale du Manuscrit 78 D5 du Kupferstichkabinett de Berlin, qui suit une description du volume et de ses miniatures (Eichberger, « A Codicological Description » ; Helga Kaiser-Minn, « Short Descriptions of the Miniatures »), et une présentation du texte latin avec des traductions en anglais (Verena Demoed, « The Latin Text : Transcription and Translation »). La première partie, en revanche, offre dix contributions dans lesquelles des chercheurs pluridisciplinaires analysent dans le moindre détail le contexte de la commande et les protagonistes historiques ayant participé à la réception de la princesse espagnole.
Le commanditaire – les autorités civiles de la ville de Bruxelles – se remémore aux lecteurs/spectateurs au début et à la fin du volume. La toute première image présente le saint patron de la capitale du Brabant, saint Michel, placé face à un texte expliquant comment les citoyens de cette « insigne ville » ont accueilli chaleureusement « leur très aimée princesse Jeanne ». Une image de leur « incomparable » Hôtel de Ville devait accompagner la longue description du bâtiment qui clôt le manuscrit avec un appel à l’archiduchesse – leur « héroïne », alors âgée de seize ans, à qui ils souhaitent une belle descendance – à les protéger. C’est ici, sur la Grand-Place, que s’est conclue la joyeuse entrée, à l’ombre de ce bâtiment où (une copie de) la statue du saint trône encore aujourd’hui tout en haut de la tour (Eichberger, « An Introduction »). En cette fin du quinzième siècle, les hôtels de ville participent activement à une concurrence exacerbée entre les villes flamandes. Bruxelles se place sous l’égide de Jeanne dans l’espoir surtout de parvenir à détrôner Malines (Sascha Köhl, « The Brussels Town Hall »).
Pour la conception de la fête et son livret, les échevins se sont tournés vers Jan Smeken, le poète officiel de la ville qui a collaboré avec quatre chambres de rhétorique actives dans les domaines du théâtre, de la poésie, de la musique (Remco Sleiderink et Amber Souleymane, « ‘In unam pacis accordantiam’. The Rôle of City Poet Jan Smeken and Other Rhetoricians in Organizing the Brussels Entry »). Cette équipe a pour tâche de passer sous silence les fortes contestations récentes du pouvoir impérial, au moment où ils lancent une invitation à Jeanne de Castille à venir résider dans leur ville. Anne-Marie Legaré (« Illustrating Contemporary Events in Watercolour on Paper. The Entry of Joanna of Castile as an Example for a new Genre of Memorial Books ») s’arrête sur le support papier du manuscrit de Berlin, considéré comme typique du genre documentaire. Elle analyse le style et défend la qualité des 60 illustrations, produites par un artiste ou un atelier de la confraternité des peintres de Saint-Luc. Ses comparaisons avec d’autres ouvrages sur papier, réalisés pour Marie de Bourgogne, René d’Anjou ou l’empereur Maximilien, soulignent l’inflexion bourgeoise de cette commande.
Claire Billen et Chloé Deligne (« The Self-representation of Brussels in Times of Uncertainty ») se penchent sur l’animosité politique structurelle qui déchirait la ville, afin de mieux décortiquer l’image d’harmonie sociale projetée par le vaste cortège des protagonistes civiques, triés sur le volet. Non moins de 23 folios illustrent des ecclésiastiques alliés à l’équipe urbaine et à la dynastie ducale ; les corporations militaires et de métiers, surtout les plus riches ; les magistrats chargés de dominer les conflits (« les apaiseurs ») ; et les gouvernants – tous liés aux centres politiques, commerciaux et artisanaux de la ville. Une cité si magnifiquement ordonnée saura surement capter l’attention de cette jeune dame espagnole, figurée pour la première fois au folio 31r avec une de ses dames, entourées des membres de la guilde majeure des Arquebusiers devant un Hôtel de Ville mis en valeur par leurs torches.
Jeanne de Castille, bien que la protagoniste majeure du premier livret illustré d’une entrée centrée sur une grande dame, n’est mentionnée au départ que par rapport aux hommes de sa double dynastie : elle est fille du glorieux Ferdinand, roi d’Espagne, épouse de Philibert le Beau d’Autriche, lui-même fils de l’empereur Maximilien (folio 1v). C’est pourtant à sa puissante mère, la reine régnante Isabelle de Castille, qu’elle devait son trousseau, d’un luxe inouï, infléchi encore par des artistes musulmans serviteurs de la monarchie espagnole, et renforcé par la présence de quatre esclaves noires, réduites à témoigner de la puissance de ses origines. Un naufrage a englouti la majeure partie de ses très coûteuses affaires, transportées sur non moins de 96 mules. Cette jeune princesse fort cultivée a pu néanmoins arriver devant l’Hôtel de Ville de Bruxelles habillée comme une reine, ce que (contre toute attente) elle deviendra en 1500, mais que les hommes de sa dynastie exogame se donnaient déjà pour tâche de circonscrire (Raymond Fagel, « Joanna of Castile’s first Residence in the Low Countries (1496-1501 » ; Annemarie Jordan, « Joanna, Infanta of Castile and Habsburg Archduchess »).
Wim Blockmans (« Role Models for a Queen’s Daughter ») retrace les antécédents de cette « joyeuse entrée » du 9/12/1496, tout en évoquant la numérologie qui sous-tend les représentations où, par exemple, six groupes d’ecclésiastiques et six groupes de porteurs de torches peuvent être séparés par six scènes d’« esbattements ». De telles noces archiducales se doivent d’être fêtées dans la joie, les participants sont convoqués pour rire et s’amuser (Laura Weigert, «‘Pour esmouvoir les cuers et coraiges des hommes a Joye et Recreation’ : the Entry of Joanna of Castile as Entertainment »). Des prix sont décernés pour récompenser le côté ludique de l’entrée : ses jeux, ses jeux d’eau et de lumière, ses spectacles pyrotechniques, ses fols et ses hommes sauvages en train de danser sur la musique dans un tohu-bohu généralisé (folios 11r-16r). Même Jeanne peut être parodiée en princesse éthiopienne au milieu de femmes sauvages (folio 13r).
Vingt-huit tableaux vivants sont illustrés sur des échafauds en bois, bien visibles, avec des rideaux qui s’ouvrent à l’arrivée du cortège. Des filles de joie peuvent monter sur scène, alors que les spectacles finissent par déborder sur les nombreux bordels (folios 57r et 58r). Au moins un tableau interagit avec son public (Weigert) : à l’arrivée de l’archiduchesse, une des « Tres Virgines » (folio 56r) se penche en avant pour la couronner. Ces déesses appartiennent à un répertoire standard de preuses tirées de l’Ancien Testament (Eichberger, « Arguing with the Old Testament. Moral and Political Lessons for Princess Joanna of Castile ») et de l’Antiquité, souvent évoquées (Blockmans). Or le potentiel politique de ces dames célèbres atteint son apogée lorsque le roi de Grenade s’agenouille devant la reine Isabelle de Castille, mère de l’héroïne. Dagmar Eichberger (Introduction ) note que les preuses sont non seulement courageuses mais parfois étonnamment féroces, même belliqueuses, telle Thecuite, qui tue Abimélech en lui fracassant le crâne (folios 35v-36r). Ainsi Jeanne est-elle chargée d’écraser les ennemis des Bruxellois en leur assurant la force accumulée de l’Autriche, de la Bourgogne, du Brabant...
Peu avant la fin du volume, pourtant, les onze écussons de Jeanne de Castille se font quelque peu écraser par les trente et un écussons de Philippe d’Autriche. Une fois que la lecture de cette belle publication est terminée (en regrettant que l’index ne soit pas plus étoffé), il reste à comprendre comment et pourquoi cette princesse espagnole – une jeune dame riche, cultivée et hautement visible aux Bruxellois en 1496 – finira par être broyée par la dynastie de l’archiduc son époux et par sa nombreuse progéniture, en particulier par son fils le futur empereur Charles Quint. À cette époque, valait-il mieux être tante (Marguerite d’Autriche), sœur (Marie de Hongrie) ou mère régente (Louise de Savoie), vouée corps et âme au service d’un homme de pouvoir, qu’une reine potentiellement puissante et titrée ? Les parcours de Jeanne de Castille, réduite à « Jeanne la Folle », de sa sœur Catherine d’Aragon, deux fois reine d’Angleterre, ainsi que la reine-duchesse Claude de France, rendent plausible cette hypothèse.