Une simple querelle de clocher ? Viollet-le-Duc à Saint-Denis (1846)
Jean-Michel Léniaud
Jean-Michel Léniaud, "Une simple querelle de clocher ? Viollet-le-Duc à Saint-Denis (1846)", dans Revue de l’Art, année 1993, volume 101, numéro 1, p. 17 - 28.
Extrait de l’article
Le « Moment Guizot » , qui voit s’organiser les structures de l’État-nation à la française, jette les fondements d’une politique nouvelle touchant la conservation du passé. Pour le disciple des Doctrinaires, en effet, l’individu abstrait, tel que l’imaginent les partisans du Contrat social, ne possède pas d’existence réelle : Guizot insiste sur les puissances qui lient l’homme au sol où il est né, à la patrie ; et parmi celles-ci, le passé. La création progressive du service des monuments historiques sous la Monarchie de Juillet institutionnalise ce principe, que le corps social n’est pas seulement fait de présent comme l’expriment les sectateurs de Rousseau.
L’acte de conserver constitue donc une mission de service public ; il ne vise que certaines catégories de biens artistiques, qu’on désigne comme Monuments historiques. Et surtout, il est accompli au nom de la collectivité par des spécialistes, ceux que Vitet et Mérimée rassemblent autour d’eux : pour Guizot, comme pour d’autres philosophes politiques tel Barante, seul le « gouvernement des capables », une minorité éclairée, peut conduire le gouvernement vers l’intérêt général. Le système des Monuments historiques, avec ses correspondants, ses architectes, sa commission et son inspecteur général est le pur produit de la monarchie censitaire, avec son corps électoral réduit aux « capacités ».
L’écrasante personnalité de Viollet-le-Duc se trouve au centre de ce processus de confiscation au profit d’une poignée d’archéologues et d’architectes parisiens dont, en définitive, les élites provinciales et la société toute entière ont fait les frais. On ne s’est toutefois pas interrogé, semble-t-il, sur le processus par lequel, jeune architecte, il a réussi à prendre la direction des principaux chantiers et à imposer ses vues aux experts chevronnés du conseil des bâtiments civils et à la gent archéologique, éclipsant quasiment Jean-Baptiste Lassus, Adolphe-Napoléon Didron et Arcisse de Caumont.