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Le transport : une émotion surannée

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe, "Le transport : une émotion surannée", dans Terrain, année 1994, numéro 22, p. 69-78.

Extrait de l’article

Dans sa « réflexion amoureuse », Evariste Parny nous offre le contexte le plus attendu de la notion de « transport » en cette seconde moitié du XVIIIe siècle :

Je vais la voir, la presser dans mes bras,

Mon cœur ému palpite avec vitesse ;

Des voluptés je sens déjà l’ivresse ;

Et le désir précipite mes pas.

Sachons pourtant près de celle que j’aime,

Donner un frein aux transports du désir ;

Sa folle ardeur abrège le plaisir,

Et trop d’amour peut nuire à l’amour même.

Les poèmes de cet auteur se situent dans une tradition relativement stable d’écriture « galante », de rhétorique « amoureuse », voire « élégiaque ». Depuis au minimum le milieu du XVIIe siècle, on peut repérer un certain style, un certain choix d’adjectifs et de thèmes : « presser une beauté », cible des transports, invoquer les « Amours » (au pluriel et avec cette majuscule qui les constitue en images, dotés de petites ailes) sur des « gazons voluptueux ». Les « appas » de la « maîtresse », les « nectars divins », puis les « larmes amères », etc., dressent une sorte de décor emblématique, de scène codée, pour les premiers transports. Mais le temps passe et menace la beauté ; et dans ce décor de fleurs, d’arbres ou de nuit, la préférence se laisse pressentir pour la première fois, ainsi que la fin prévisible de la liaison. La dialectique est vite calmée par la durée entre l’« amour » et l’« amitié » et la tension qui circule en boucle de la « beauté » aux « défaites » (Tout en secret/Pressait Ninette/A sa défaite/Tout conspirait, etc. [Parny 1808 : 13]), des « soupçons » aux « trahisons ». Le « long calme qui succède au tumulte des sens » (id. : 64) fait oublier les « premiers transports ». Le désir « bizarre » (id. : 63) fait régner sa loi diachronique : Hélas on vieillit en un jour/Quand le feu du désir nous brûle (id. : 78), etc.

Le sourire involontaire que suscite en plein XXe siècle la lecture de ce type de poésie est le signe d’une appropriation de plus en plus distante de leur manière de dire, perçue comme de plus en plus désuète : elles sont drôles involontairement parce que les mots employés semblent relever d’une caricature sans panache d’un style inventé « jadis », un « jadis » décontextualisé, suranné, et cet effet de fossilisation si l’on peut dire jouait déjà peut-être à la fin du XVIIIe siècle, en tant que genre rebattu au moment même de leur publication. Ces poésies comblent l’attente du stéréotype lié au genre : Evariste Parny travaille sur un registre assez étroit de figures possibles, largement codées et transformées en tactique rhétorique dans le paysage littéraire de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et en fossiles burlesques pour nous. C’est en ce sens qu’il nous intéresse, car il nous restitue la circulation la plus dénuée d’originalité de certaines notions partiellement désaffectées, comme celle de « transport ».

Ces figures identifient donc un genre littéraire spécifique, chapitre inévitable dans le patrimoine culturel scolaire de tout jeune Français qui, « pour rire », sera capable d’en mimer la manière. Il y a actuellement en France une mémoire collective, non savante, du style « maniéré » et « précieux », perçu à la fois comme féminin, ridicule et mondain : par exemple, l’invention populaire d’une figure particulière du grotesque maniéré, Marie-Chantal, est peut-être le dernier avatar du genre précieux inventé au XVIIe siècle dans les sociétés de Cour.

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