Saint-Simon en direct : les « paroles gelées » des Mémoires
François Raviez
Raviez, François. Saint-Simon en direct : les « paroles gelées » des Mémoires, Cahiers Saint-Simon, n° 25, 1997. Recherches en cours, p. 51-64.
Extrait de l’article
Que reste-t-il de Saint-Simon ? Du château ducal, une cave ; de l’immense bibliothèque, un volume. Ne le cherchons plus dans les choses : avec le temps, tout se réduit aux mots, griffés d’une plume gorgée d’encre, et qui bourbillonne, ou exténuée par la verve. Encore la mémoire pour se distiller page après page a-t-elle tamisé l’existence : actes et paroles appartiennent, pour nous, au monde intérieur plus qu’au monde. Celui-ci, brillant, cruel, et qui savait ce que parler veut dire - que nous en reste-t-il ? Bons mots, bribes de conversations, tirades un peu trop léchées : les Mémoires bruissent du babil de la cour, du bien dire à la médisance, du pathos à la saillie, des banalités mémorables aux répliques sublimes, trop sublimes. Mais qui parle ? L’homme qui, dès la première ligne, s’impose à la première personne ? Cet homme, ou ses personnages ? L’insatiable monologue s’émaille de répliques d’autrui, de fragments de dialogues qui sont pour nous ceux des morts : « paroles gelées », eût dit Pantagruel, que le mémorialiste nous offre par poignées et qui résonnent à nos oreilles avec l’inflexion des voix chères ou haïes que les siècles n’ont pas fait taire. De là l’idée d’un Saint-Simon en (style) direct, et d’une lecture qui se cantonne à ce qu’il nous rapporte pour l’avoir dit, entendu, ou entendu dire. Dans un texte qui, avec quel brio, use et abuse du discours indirect, pourquoi certains propos se détachent-ils tels quels ? Pourquoi cette matière verbale brute dont nous sommes priés d’accepter la vérité, l’authenticité ? Par quelle nécessité l’écrivain nous livre-t-il ces éclats de paroles d’autant plus frustrants qu’ils témoignent, écoutés du vingtième siècle, d’une parlure abolie, et donnent à entendre -peut-être -le français tel qu’on le parlait alors et que, paradoxale nécessité, nous découvrons au filtre de l’écrit ? En un mot, quand Saint-Simon intègre dans son récit quelque répartie arrachée au vif de la réalité, faut-il le croire sur parole ?