Sociabilité mondaine, sociabilité des élites ? Les salons parisiens dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
Antoine Lilti
LILTI Antoine, « Sociabilité mondaine, sociabilité des élites ? Les salons parisiens dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », Hypothèses, 2001/1 (4), p. 99-107.
Lorsqu’on aborde la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les difficultés attachées à la notion d’élites se chargent d’une épaisseur historiographique qui inscrit cette notion au cœur d’enjeux polémiques touchant à l’interprétation des Lumières et aux origines de la Révolution. Chez certains auteurs, la notion d’élites a servi à défendre la thèse d’une unification des pratiques culturelles de groupes sociaux traditionnellement distincts. Dans ce contexte, les salons ont constitué un terrain qui semblait idéal pour montrer l’ouverture des élites aristocratiques. Un lieu commun s’est développé qui voyait dans le salon le lieu d’une « fusion des élites » caractéristique des Lumières. Contre la cour dominée par une conception purement aristocratique de la grandeur sociale, le salon aurait été le lieu d’une relation égalitaire entre des élites urbaines définies par une pluralité des critères, naissance, argent, mérite.
Pourtant, deux remarques méthodologiques s’imposent. D’une part, cette image des salons repose sur très peu de sources puisqu’ils ne produisent pas d’archives spécifiques, à la différence des rituels de cour, des stratégies matrimoniales ou des pratiques testamentaires. Il s’agit de pratiques culturelles informelles et marquées par l’oralité qui ne laissent pas de règlements, de procès verbaux des séances, de listes des membres. La plupart des sources sont des témoignages d’hommes de lettres, ce qui introduit un double biais. Seuls les salons les plus célèbres, ou plutôt ceux qui recevaient des hommes de lettres passés à la postérité, sont connus. Ensuite, la signification de la présence des écrivains dans ces salons est souvent faussée par leur souci de justifier leur participation à ces pratiques mondaines.
D’autre part, le terme « salon » doit être défini puisqu’il n’est pas utilisé dans ce sens au XVIIIe siècle. Je l’utilise donc avec prudence pour désigner une forme de sociabilité qui, à la différence du repas prié, ne consiste pas seulement à recevoir des gens mais à ouvrir au moins une fois par semaine son domicile et à y tenir table ouverte. Il s’agit donc d’une constellation de pratiques sociales qui s’enracinent dans les traditions de la réception aristocratique puisqu’elles nécessitent de l’espace – d’où l’importance de l’hôtel –, de l’argent et un ethos de l’hospitalité et de la dépense ostentatoire qui caractérise la noblesse de cour. Pour étudier l’ouverture des salons aristocratiques et la diffusion de ces pratiques dans d’autres couches sociales, il faut veiller à ne pas réifier le « salon » et penser ces pratiques dans le cadre d’une histoire des sociabilités.
Ces remarques faites, il me semble que la sociabilité des élites ne doit pas être pensée comme l’appendice d’une étude économico-politique des élites, qui se réduirait à une « vie quotidienne des élites », ou comme la reconstitution des réseaux que tissent les élites, mais, à condition d’être définie comme la forme et la représentation des interactions régulières, elle peut être au cœur d’une définition des élites. J’essaierai d’abord de nuancer l’idée d’une sociabilité ouverte et égalitaire, puis je m’efforcerai de comprendre comment la sociabilité mondaine fonctionne comme principe de distinction et de redéfinition des élites.