La portée politique de la reconstruction du château de Saumur à la fin du XIVe siècle
Emmanuel Litoux
Comment citer cette publication :
Emmanuel Litoux, "La portée politique de la reconstruction du château de Saumur à la fin du XIVe siècle", dans P. Peduto, A. M. Santoro (éd.), Archeologia dei castelli nell’Europa angioina (secoli XIII-XV), Fisciano, Medioevo scavato, 2011, p. 61-69. Article réédité sur Cour de France.fr le 1er mai 2015 (https://cour-de-france.fr/article3726.html)
Le château de Saumur est réputé fondé en même temps que l’abbaye Saint-Florent-du-Boile par la maison de Blois, vers le milieu du Xe siècle. L’occupation primitive du promontoire délimité par la Loire au nord et le Thouet au sud-ouest, juxtapose sans doute dès cette époque un pôle castral et un pôle monastique. En 1026, le comte d’Anjou Foulques Nerra s’empare de la place, faisant rentrer le Saumurois dans le giron angevin qu’il ne quittera plus [1]. Dans ce contexte de rivalités territoriales, une puissante tour résidentielle de 17 x 19 m est élevée au sommet du coteau dominant la Loire, vraisemblablement dans le courant du XIe siècle [2]. Cet édifice, dont l’élévation devait dépasser 25 m de hauteur, est emmoté au siècle suivant ; la plate-forme ainsi créée dominait d’environ 7 m le reste du site castral.
La construction de la forteresse du XIIIe siècle pourrait intervenir immédiatement après l’intégration du Saumurois dans le domaine capétien en 1204. Les nouvelles fortifications — quatre tours à base talutée reliées par des courtines également talutées — viennent ceindre la motte ainsi que la tour romane qui, située au centre du nouveau dispositif, conserve vraisemblablement son statut de tour maîtresse. Contrairement à l’hypothèse voulant que la forteresse soit restée inachevée, voire même qu’elle ait été plus ou moins délaissée [3], l’éclairage apporté par les dernières investigations archéologiques et un réexamen des sources écrites, amènent maintenant à restituer un château tout à fait fonctionnel sur le plan défensif et que des corps de bâtiment rendaient au moins logeable à défaut d’être luxueux [4].
En 1364, Charles V accède au trône ; son règne marque le point de départ d’une période longue d’une quarantaine d’années durant laquelle les principaux membres de la famille royale vont dépenser sans compter pour se faire édifier de somptueuses résidences palatiales. En 1356, Louis Ier, frère cadet de Charles V, reçoit de son père Jean le Bon le comté d’Anjou, érigé en duché et transformé en apanage quatre ans plus tard. À Saumur, deuxième ville par la taille après la capitale Angers, il trouve un château idéalement placé au sommet d’un promontoire dominant l’agglomération ainsi que le pont permettant de traverser la Loire, mais dont le traitement architectural ne répond pas à ses ambitions. Des considérations défensives — la guerre de Cent ans touche alors durement l’Anjou — mais surtout le besoin de traduire dans la pierre son envergure politique, amènent le duc d’Anjou à engager un ambitieux programme de reconstruction ; à partir de 1368, il fait déraser l’austère forteresse et s’en sert de socle pour édifier un château-palais combinant à la fois un solide dispositif défensif et un programme résidentiel exceptionnel (fig. 1).
Les sources
Vincennes excepté, la majorité des résidences princières édifiées sous les règnes de Charles V et Charles VI a été durement touchée par les transformations et les destructions. En revanche, en dépit des vicissitudes de son histoire, le château de Saumur conserve aujourd’hui encore une bonne partie de ses élévations de la fin du XIVe siècle. Le suivi archéologique des travaux de restauration mené depuis 1991 [5] a progressivement permis de démêler l’écheveau des différents remaniements qui se sont succédés ; il a ainsi été possible de reconstituer une bonne partie des dispositions des années 1400 ; hormis les étages supérieurs des tours, très durement touchés par les restaurations, peu de secteurs sont véritablement restés dans l’ombre.
L’étude du château médiéval a par ailleurs bénéficié de l’éclairage déterminant apporté par deux sources majeures : un registre de comptes et une enluminure.
Les comptes dits de Macé Darne sont une compilation de pièces comptables rassemblées par les héritiers du maître d’œuvre, Macé Darne, après sa mort survenue en 1376, en vue d’obtenir le paiement d’honoraires [6]. La comptabilité, qui couvre les années 1367 à 1376, comprend notamment une cinquantaine de folios présentant les dépenses principalement consacrées à la reconstruction de l’aile nord-est. De nombreux articles mentionnent des versements de salaire, des achats de matériaux ou des travaux qui ne sont pas localisés et/ou datés. Cependant, en tenant compte des logiques inhérentes à l’organisation d’un gros chantier, en levant certaines incertitudes grâce à l’étude des maçonneries encore en place, il a été possible de retrouver sur quelles parties étaient affectées des dépenses, et par là même de suivre la chronologie du chantier [7].
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Le manuscrit des Très Riches Heures du duc de Berry [8] est enluminé, pour le folio correspondant au mois de septembre, d’une représentation du château de Saumur vu depuis le sud (fig. 2). La datation des différentes miniatures ornant le manuscrit fait toujours débat. S’agissant spécifiquement de celle de Saumur, la peinture du château n’est plus attribuée aux frères Limbourg, décédés en 1416 ; sans doute réalisée dans les années 1440, elle pourrait être l’œuvre de Barthélemy d’Eyck [9]. La scène de vendange au premier plan a été peinte dans un deuxième temps, peut–être dans l’atelier de Jean Colombe, vers 1480. Le suivi des travaux de restauration a fourni à de nombreuses reprises l’occasion de vérifier la très grande justesse du document. Seules les proportions sont déformées de façon à étirer en hauteur la silhouette du château, ce qui a parfois conduit l’artiste à légèrement tronquer les rapports de grandeur entre certaines ouvertures, par exemple sur la façade sud-ouest. Ponctuellement, le peintre à également réduit le nombre d’éléments répétitifs tels que les consoles de mâchicoulis de la tour ouest et du pavillon sud-est. Certains points qui ont longtemps paru douteux, en particulier au niveau du couronnement, se sont révélés finalement assez fiables. Ainsi, des fragments des fleurs de lis sculptées dans des blocs de tuffeau placées au-dessus des merlons, ont été retrouvés en réemploi en 1999-2000 [10]. De même, le foisonnement des souches de cheminée n’a rien d’exagéré, chaque conduit ayant pu être mis en relation, dans les secteurs étudiés, avec une cheminée avérée.
Toutes les observations faites sur le monuments mises en perspectives avec l’étude des sources anciennes, avec les datations obtenues par la dendrochronologie, confrontées enfin avec les données stylistiques et héraldiques,
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permettent maintenant de suivre assez précisément l’élaboration de ce programme princier édifié en quatre grandes campagnes, et que l’on voit représenté complètement achevé, dans toute sa splendeur, sur l’enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry.
Deux projets bien distincts se succèdent, témoignant très directement d’une évolution importante de la commande de Louis Ier. Le projet initial portant sur la construction de l’aile nord-est est réalisé d’un seul jet. Lui succède un second projet prévoyant l’édification de trois autres ailes ; chacune d’entre elle correspond à une campagne de travaux qui, à la suite du premier projet, a été respectivement désignée sous le nom de deuxième, troisième et quatrième campagne [11] (fig. 3).
La première campagne
Dans un premier temps, le duc ordonne la construction de l’aile nord-est (fig. 3). Les travaux débutent en 1368 et s’achèvent, pour le gros-œuvre, en 1375. La progression du chantier peut être suivie de façon assez détaillée grâce aux Comptes de Macé Darne (fig. 4).
La menace que font peser des troupes anglaises contraignent le maître d’œuvre à conserver le plus longtemps possible les tours du XIIIe siècle dont la démolition se trouve différée. De la même façon, le démantèlement complet de la courtine nord-est préalablement à sa réédification nécessite l’édification d’une solide palissade en mai 1369 pour ne pas trop affecter le potentiel défensif de la place forte.
Le premier projet s’appuie sur la tour maîtresse romane qui se dresse toujours au centre du château. Il lui est adossé du côté de la Loire une aile à deux niveaux sur cave, encadrée de deux tours comportant
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deux étages supplémentaires. La courtine du XIIIe siècle, jugée insuffisamment fondée, fait l’objet d’une reconstruction complète. Le premier étage du logis, dont les Comptes de Macé Darne nous livrent indirectement une description précise, héberge, d’est en ouest, la chapelle que jouxtent deux oratoires, la chambre de parement, la chambre de retrait et la garde-robe. L’organisation générale des fonctions et des distributions suggère d’interpréter l’étage de la tour romane comme une grande salle, même si les textes ne précisent jamais sa fonction, pas plus que son accès ancien qui, selon toute vraisemblance devait se faire par un escalier extérieur plaqué contre la façade sud-ouest, dans l’axe de l’entrée du château. Tout porte à croire que cet escalier a été conservé, mais qu’il n’a pas été jugé suffisant. En effet, côté ouest, un autre escalier extérieur constitué, d’après les comptes de Macé Darne, d’une partie tournante puis d’une volée droite, et dont le palier supérieur est couvert par un toit en appentis, donne directement accès à la chambre de retrait et à l’étage de la tour romane. D’autres aménagements complètent ces dessertes extérieures. Plusieurs mentions de ballez dans les comptes incitent en effet à restituer de petites galeries couvertes accrochées aux façades côté cour, peut-être en connexion avec des logis plus anciens, et qui offraient la possibilité d’accéder directement à certains espaces comme la chapelle sans avoir à passer par la chambre de parement.
À chaque extrémité de l’aile nord-est, un petit escalier en vis dessert les 2e et 3e étages des tours. En revanche, le corps de logis ne comporte qu’un premier étage couvert par une toiture en plomb ; le choix d’une couverture métallique, alors peu courant en Anjou, s’explique selon toute vraisemblance par la volonté de disposer d’une toiture à faible pente afin que la tour romane reste bien visible depuis les bords de Loire et continue ainsi à dominer le paysage.
Ce projet, qui correspond à la volonté de disposer d’un grand logis d’apparat, semble autonome sur le plan fonctionnel et n’appelle pas de prolongement immédiat. Pourtant, dans des délais extrêmement brefs, le duc d’Anjou impulse un nouveau chantier nettement plus ambitieux projetant la réalisation d’une résidence palatiale composée de quatre ailes réparties autour d’une cour. Ce projet, radicalement différent du précédent, implique comme préalable le démantèlement de
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la tour romane — en soi un travail considérable compte tenu des volumes de maçonnerie et de leur dureté — dont seul le niveau inférieur est conservé pour servir de cave sous la future cour. Les escaliers extérieurs et les galeries sont également démolis.
La deuxième campagne
Les éléments architecturaux que l’on attribue à la deuxième campagne de travaux se répartissent aujourd’hui de part et d’autre de l’ancienne aile nord-ouest qui s’est effondrée dans le courant du XVIIe siècle (fig. 3). La mise en évidence des limites entre les campagnes de travaux, l’étude des distributions et des techniques en mise en œuvre ont très tôt indiqué l’appartenance à la même campagne de travaux de la tour ouest avec sa travée intermédiaire [12], de l’escalier d’honneur et de la galerie sur arc doublant l’aile nord-est. Les analyses granulométriques pratiquées sur une cinquantaine d’échantillons de mortier sont venues confirmer l’homogénéité constructive de cet ensemble, auquel ont également pu être associés le voûtement de la cave située sous la cour ainsi que la petite aile en retour le long de la courtine sud-est. Non seulement les mêmes types de mortier se retrouvent de part et d’autre de la césure provoquée par l’effondrement de l’aile nord-ouest, mais on observe également les mêmes successions de compositions granulométriques, ce qui signe l’appartenance de tous ces éléments à une seule et même campagne de travaux.
L’escalier d’honneur
La tour de l’escalier d’honneur implantée dans l’angle nord de la cour, constitue le pivot de la seconde campagne (fig. 5).
Sa partie inférieure, découverte en 2006, met en communication les caves avec les pièces de service du rez-de-cour [13]. La partie supérieure, objet d’un traitement beaucoup plus soigné, dessert les étages. L’escalier en vis s’ouvre à chaque révolution par une loggia qu’encadrent des niches surmontées d’un dais. Les statues ont malheureusement disparu à l’exception d’une figure d’homme en arme — un chevalier tenant vraisemblablement une masse dans la main droite et posant la main gauche sur le pommeau de son épée — qui aurait pu occuper la niche inférieure située à droite de la porte d’entrée (fig. 6).
Ces dispositions rappellent à l’évidence deux chantiers royaux ; la « Grande Vis » du Louvre d’une part, avec son décor dynastique, édifiée en 1364, et d’autre part l’escalier du châtelet de Vincennes dont la construction intervient entre 1364 et 1369 [14]. La partie sommitale de la tour d’escalier a été refaite dans le courant du XVe siècle. L’enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry représente une grande flèche en pierre dont les arêtes étaient ornées de crochets, et qu’il est tentant d’associer au parti originel. Le poids de cette flèche a sans doute largement contribué à aggraver les désordres ayant affecté l’ensemble de l’escalier, ce qui a dû finir par entraîner sa ruine et son remplacement par un couronnement plus léger en charpente.
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La grande salle
L’aile édifiée au nord-ouest de la cour hébergeait la grande salle d’apparat mesurant 7,7 m de large, pour une longueur maximale de 26,65 m, soit une surface intérieure légèrement supérieure à 200 m². Il n’en subsiste aujourd’hui que les deux extrémités ; sur le pignon sud-ouest, l’impressionnante cheminée monumentale — 5,15 m de large pour 2,25 m de haut — ne laisse que peu d’espace, à droite, pour la porte au linteau redenté donnant accès à la chambre du duc située au premier étage de la tour ouest. Les traces conservées sur les élévations des refends inclinent à restituer au-dessus de la salle un couvrement lambrissé en plein-cintre, analogue à ce qui sera par la suite réalisé au premier étage des ailes sud-est et sud-ouest.
La tour ouest et la travée de liaison
La tour ouest et la travée de liaison sont parfaitement solidaires sur le plan constructif (fig. 7).
L’agencement de l’ensemble témoigne de l’habileté du maître d’œuvre qui a su loger dans un espace réduit pas moins de 4 escaliers en vis. Le principal d’entre eux, à double révolution, permet deux circulations parallèles, une pour les parties réservées au couple ducal dont les chambres superposées dans la tour sont accompagnées d’un retrait et de latrines, l’autre dédiée aux circulations de service. Dans ce plan complexe s’insèrent encore plusieurs conduits de cheminée, des couloirs et le conduit des poids de l’horloge située sous le campanile dont le petit toit domine l’ensemble du château.
La galerie
De l’autre côté de l’escalier d’honneur, l’espace laissé par le démantèlement du mur nord-est de la tour romane a été mis à profit pour établir parallèlement à la chambre de parement une galerie à deux niveaux dont la façade sur cour est portée par une arcature. Le premier étage et le niveau supérieur entresolé établissent une communication entre l’escalier d’honneur et la chapelle avec ses deux oratoires. Toutefois, l’ampleur des volumes, le soin apporté à leur construction avec d’élégantes voûtes sur croisée d’ogive à pénétration, la présence enfin de cheminées, démontrent que ces deux galeries ne se limitaient pas au rôle de simples organes de distribution. Plusieurs indices convergents indiquent qu’une tour d’escalier hors-œuvre a été édifiée durant la même campagne dans l’angle oriental de la cour ; malheureusement, la reconstruction presque complète de tout ce secteur dans les années 1454-1466 [15] interdit toute restitution précise des dispositions antérieures.
En l’état actuel des connaissances, il paraît logique d’associer à la seconde campagne la construction du deuxième étage des ailes nord-ouest et nord-est. Tous deux se présentaient sous la forme de combles à surcroît que longeait, côté extérieur, le chemin de ronde.
L’ornementation
Les ouvrages d’ornementation liés à la seconde campagne multiplient de façon assez spectaculaire les références aux fleurs de lis soulignant l’appartenance de Louis Ier à la lignée royale [16]. Elles apparaissent, exposées à la vue de tous, au niveau des parties sommitales, taillées dans du tuffeau sur les parapets ou bien façonnées en plomb et dorées sur les épis de faîtage [17].
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Le même motif se retrouve également à l’intérieur dans plusieurs pièces pour orner les pavements. Alors que pour l’aile nord-est, les sols du premier étage n’avaient reçu que de robustes dallages de tuffeau, Louis Ier opte vers 1380 pour des pavements mosaïcaux, y compris pour l’aile nord-est dont les sols presque neufs sont entièrement refaits. Les rares témoins mis au jour au début du XIXe siècle permettent de restituer dans les chambres de parement et de retrait, des pavements déclinant en compositions complexes des fleurs de lis de différentes tailles (fig. 8) ; des carreaux retrouvés dans des remblais montrent que le même motif ornait également d’autres pièces, notamment dans la tour ouest [18].
La datation
La grande homogénéité des maçonneries — appareils, mortier, liaisons… — suggère pour la seconde campagne une construction assez rapide. Le démarrage des travaux ne peut avoir lieu avant 1376, date à laquelle s’achève la construction de l’aile nord-est, mais l’interruption entre les deux campagnes n’a en aucun cas pu excéder une ou deux années. En effet, le décor armorié sculpté sur la clef de voûte du premier étage de la tour ouest, donc la chambre du duc, rend très improbable une datation postérieure à 1380-1382, entre le moment où Louis Ier est adopté par Jeanne Ière de Naples, le 29 juin 1380, et le 1er mars 1382, date à laquelle il reçoit officiellement du pape l’attribution du titre de duc de Calabre [19]. Les perspectives royales ouvertes par cette adoption étaient telles que Louis Ier, toujours prompt à faire valoir ses titres, aurait immanquablement fait référence à cet événement si la clef de voûte avait été sculptée après 1380. Pour étonnante qu’elle puisse paraître, la rapidité avec laquelle auraient été menés ces travaux — environ 4 années pour démolir la tour romane et réaliser l’ensemble de la seconde campagne — se trouve confirmée par la datation de la troisième campagne achevée semble-t-il seulement quelques années plus tard.
Contrairement à l’édification de l’aile nord-est qui correspondait à un projet complet et cohérent, cette seconde campagne appelle des développements ultérieurs. Ainsi, des portes ouvrant sur le vide, des pierres d’attente, prouvent qu’une extension était prévue le long de la courtine sud-ouest, selon un programme architectural déjà en grande partie défini, visant à agrandir les logis privatifs du duc et de la duchesse.
Les troisième et quatrième campagnes
La troisième campagne
La troisième campagne correspond à l’édification de l’aile sud-est, avec son avant-corps en saillie sur l’extérieur, et la tour d’escalier adossée à l’extrémité sud de la façade sur cour (fig. 1 et 3). L’antériorité stratigraphique de la tour sud par rapport à l’aile sud-est semble liée à un simple décalage dans l’avancement du chantier, du même type que ceux mis en évidence pour l’aile nord-est. Le premier étage, vraisemblablement accessible par chacune de ses extrémités, paraît avoir été conçu de façon à pouvoir créer deux logements symétriques dont les pièces annexes, en particulier les latrines, se trouvent dans le volume de l’avant-corps. Les traces de cloisonnement identifiées au débouché de l’escalier sud dans les combles à surcroît plaident pour interpréter ces espaces, tout comme les niveaux supérieurs de la tour sud, comme des logements annexes destinés à des proches ou des serviteurs.
Des pierres laissées en attente sur la tour d’escalier sud attestent une fois de plus du caractère planifié de l’ensemble du chantier. Ceci n’exclut évidemment pas des évolutions dans le parti architectural. Ainsi, le traitement du pignon sud de l’aile sud-est sous la forme d’un mur extérieur avec contreforts, fenêtre et larmiers, montre de toute évidence qu’il a été construit pour rester apparent, ce qui pourtant ne sera plus le cas une fois la quatrième campagne achevée.
L’étude des charpentes couvrant l’aile sud-est et son avant corps montre une mise en œuvre des bois très
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homogène suggérant une conception unitaire de l’ensemble. L’analyse dendrochronologique, rendue compliquée par la rareté de l’aubier largement purgé et son mauvais état de conservation, indique que les pièces de charpentes ont été taillées dans des arbres abattus au plus tard au début des années 1380. Si l’on ne peut complètement exclure que les arbres aient été coupés avec quelques années d’avance, cette hypothèse reste très peu probable et contredit ce qui est fréquemment observé par ailleurs, à savoir le très faible laps de temps entre l’abattage des arbres, la taille de bois et la mise en œuvre des charpentes [20].
La quatrième campagne
Louis Ier part pour l’Italie à la fin de l’année 1382 et décède près de Bari le 20 septembre 1384, léguant à ses héritiers une situation financière précaire et un château, sinon en chantier, du moins incomplet par rapport au parti pris initial. L’achèvement de la quatrième campagne qui correspond à l’édification de l’aile sud-ouest et du châtelet, intervient, d’après les dates obtenues par dendrochronologie sur les bois de deux charpentes, après 1385, probablement dans les années 1390. Cette quatrième campagne est par conséquent attribuable à la veuve de Louis Ier, Marie de Blois, ou à son jeune fils Louis II né en 1377.
Les grandes pièces des premier et deuxième étages, interprétées comme des "chambres de jour", viennent compléter les logis superposés du duc et de la duchesse [21]. Reprenant le plan d’un ouvrage d’entrée antérieur, le châtelet, précédé d’un double pont-levis, comporte une série d’aménagements défensifs permettant de verrouiller l’unique accès au château. L’étage abrite une haute pièce qui pourrait avoir servi de chapelle privée. Détail sans doute révélateur du changement de commanditaire, les fleurs de lis présentes jusque sur les épis de faîtage de l’avant-corps de l’aile sud-est, n’apparaissent nulle part sur l’aile sud-ouest.
Conclusion
En 1368, le premier projet du duc d’Anjou, alors âgé d’une trentaine d’années, se caractérise par la volonté de créer un logis d’apparat qui s’appuie sur la tour romane tout en la mettant en valeur ; si l’on tient compte des démolitions préalables, le chantier s’étale sur huit années, ce qui ne traduit pas une progression rapide, surtout par rapport à la vitesse avec laquelle sont réalisées les campagnes suivantes. Très peu de temps, peut être seulement quelques mois, séparent l’achèvement de l’aile nord-est et l’ouverture d’un second chantier, de plus grande envergure, prévu dès l’origine pour être réalisé en trois grandes campagnes.
Ce deuxième projet doit être mis en parallèle avec les ambitions politiques que le duc d’Anjou développe à partir du milieu des années 1370. En 1374, l’édit du Bois de Vincennes promulgué par Charles V qui sait sa santé fragile, fait de Louis le régent potentiel du dauphin. Il assurera d’ailleurs pendant un peu plus d’un an la présidence du conseil de régence [22] après la mort du roi survenue le 16 septembre 1380, profitant notamment de sa position pour détourner du trésor royal d’importantes sommes d’argent. Cependant, son regard est déjà tourné vers l’Italie. Son adoption par Jeanne Ière de Naples le 29 juin 1380 lui promettant les titres de roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, vient ouvrir des perspectives méditerranéennes prometteuses. Le lourd investissement nécessaire au financement de son expédition italienne et son éloignement géographique impliquent, à partir de 1382, le ralentissement sinon même la suspension du chantier de Saumur.
Ce cadre chronologique assez serré ne laisse au mieux que 6 à 7 années pour réaliser les deuxième et troisième campagnes. Le château qu’il se fait construire à Saumur matérialise d’une certaine façon dans la pierre les prétentions politiques d’un prince qui présida quelques temps aux destinées du royaume. Le chantier, mené à un rythme très rapide, suppose des moyens financiers exceptionnels qui, à eux seuls, soulignent la puissance du commanditaire, en écho aux réalisations d’autres princes de fleur de lys, parmi lesquels ses deux frères cadets Jean de Berry et Philippe le Hardi. Le traitement des pièces du premier étage, pour lesquelles sont restitués de grands berceaux lambrissés, la forme et le décor de l’escalier d’honneur qui fait directement écho à celui du Louvre, la présence récurrente et ostentatoire des fleurs de lis normalement réservées, sous cette forme, au roi, constituent autant de signes qui viennent mettre en exergue l’appartenance de Louis d’Anjou à la famille régnante et, de façon à peine voilée, sa légitimité à garder la haute main sur les affaires du royaume.
Emmanuel Litoux, Pôle Archéologie de la Conservation départementale du Patrimoine de Maine-et-Loire
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Bibliographie et illustrations
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Illustrations
Fig. 1 : Château de Saumur vu depuis le sud-est. Cliché B. Rousseau, Conservation départementale du Patrimoine de Maine-et-Loire.
Fig. 2 : Correspondances entre le château, son plan au premier étage et sa représentation sur la miniature des Très Riches Heures du duc de Berry (Musée Condé, Chantilly, ms. 65, mois de septembre, 9 v°)[E. Litoux, Conservation départementale du Patrimoine de Maine-et-Loire].
Fig. 3 : Restitution du plan du premier étage du château de Saumur à la fin de chacune des quatre campagnes liées à la reconstruction du dernier tiers du XIVe siècle (E. Litoux, Conservation départementale du Patrimoine de Maine-et-Loire).
Fig. 4 : Restitution de la progression du chantier de l’aile nord-est à partir de l’étude des Comptes de Macé Darne (E. Litoux, Conservation départementale du Patrimoine de Maine-et-Loire).
Fig. 5 : Vue de l’escalier d’honneur et de la galerie adossée à l’aile nord-est, après les restaurations de L. Magne. Archives des Monuments Historiques, grand carton 14/2. Cliché P. Giraud, ADAGP.
Fig. 6 : Proposition de restitution de la statue du chevalier dans la niche inférieure de l’escalier d’honneur (dessin de fond par L. Magne, 1909).
Fig. 7 : Coupe transversale de la tour ouest et de la travée intermédiaire (état à la fin de la quatrième campagne). 1 : espaces desservis par la volée privative de l’escalier à double révolution ; 2 : espaces desservis par la volée domestique de l’escalier à double révolution et par les escaliers en vis secondaires (situés en avant du plan de coupe)[E. Litoux, Conservation départementale du Patrimoine de Maine-et-Loire].
Fig. 8 : Carreaux de pavements mis au jour en 1907 par l’architecte L. Magne dans la chambre de retrait. Cliché Ch. Petiteau/Montevideo., Château-musée de Saumur.
Notes
[1] O. Guillot dans Landais (dir.) 1997, p. 54-63.
[2] Dodd-Opritesco 2004 ; datation précisée dans Litoux, Cron 2010, p. 28-29.
[3] Dodd-Opritesco 2004.
[4] Litoux, Cron 2010, p. 39-48.
[5] Le suivi archéologique a été assuré entre 1991 et 2002 par A. Dodd-Opritesco dans le cadre de l’AFAN/ INRAP, puis par le Service archéologique départemental de Maine-et-Loire entre 2004 et 2008.
[6] British Library, add. Ms. 21201. Les folios relatifs au château de Saumur ont fait l’objet de plusieurs commentaires, en particulier par F. Robin (1983) et H. Landais (2000) qui en ont publié des extraits. Deux transcriptions, non publiées, en ont été faites par J. Mallet puis S. Sauvestre. Le premier a ensuite procédé à une analyse de la progression des travaux (Mallet 2004), la seconde s’étant davantage attachée à comprendre de l’organisation matérielle du chantier (Sauvestre 2001). De larges extraits de ces comptes ont été publiés avec un index topographique dans Litoux, Cron 2010, p. 169-188.
[7] Litoux, Cron 2010, p. 51-59.
[8] La commande du Livre d’Heures aux frères de Limbourg par le duc de Berry est datée des années 1411-1413. L’œuvre reste toutefois inachevée après leur mort en 1416 et est poursuivie par plusieurs artistes. S’appuyant sur les travaux de L. Bellosi, F. Avril repousse la datation des pages les plus avancées et en rappelle l’attribution au maître du Cœur d’Amour Epris, Barthélemy d’Eyck, vers 1440 (Avril, Raynaud 1995, p. 20, 224).
[9] Stirnemann, Villela-Petit 2004. Sur la confrontation entre le château et sa représentation dans le calendrier des Très riches Heures du duc de Berry, voir Litoux 2011.
[10] Mongellaz dans L’Europe des Anjou 2001, p. 379-380.
[11] Litoux, Cron 2010, p. 59-73.
[12] Travée située en arrière de la tour ouest, dans le prolongement de l’aile nord-ouest dont elle compense la largeur.
[13] La partie inférieure de l’escalier a été fouillée en 2006 et restaurée l’année suivante de façon à rétablir la communication condamnée depuis le XVIIIe siècle.
[14] Whiteley 1992 ; Chapelot 2004.
[15] Mérindol 1987, p. 112.
[16] Pour la première campagne, les comptes de Macé Darne ne mentionnent qu’une seule fois, en avril 1371, un motif décoratif en fleur de lis dont l’emplacement n’est malheureusement pas précisé : pour IIII grandes grappes de fer pour les arches qui sont dessoubz les fleurs de liz pesant XVIII livres de fer pour ce XXII s VI d (Comptes de Macé Darne, 148 v°).
[17] Ces épis de faîtage représentés sur l’enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry (fig. 2) sont très proches de ceux couronnant le château royal du Louvre dans le même manuscrit au folio suivant, ainsi que sur plusieurs autres documents du XVe siècle (Pleybert 2001).
[18] Mongellaz dans L’Europe des Anjou 2001, p. 380-381 ; Mongellaz dans Litoux, Cron 2010, p. 100-107 ; Dodd-Opritesco 2004.
[19] Cette datation ressort du croisement des analyses faites par C. de Mérindol (1987, 25 ; 2005) et P. Plagnieux (com. pers.).
[20] À Saumur même, la comptabilité relative à la construction de l’aile nord-est montre très clairement la recherche de bois au fur et à mesure des besoins (Comptes de Macé Darne, 140 v° et 141 r°).
[21] Les nouvelles interprétations (Whiteley, dans Litoux, Cron 2010, p. 91-100) reviennent sur certaines propositions faites dans des publications antérieures (Whiteley 2003 ; Mallet 2004).
[22] De novembre 1380 à janvier 1382.