Les modèles classiques : aux origines d’une ambiguïté, et de ses effets
Jean-Paul Sermain
Jean-Paul Sermain, "Les modèles classiques : aux origines d’une ambiguïté, et de ses effets", dans Dix-septième siècle, année 2004, volume 2, numéro 223, p. 173-181.
Extrait de l’article
Dans les désignations des différentes époques de la littérature française, le classicisme vaut pour le XVIIe siècle, à l’instar de la Renaissance pour le XVIe siècle et des Lumières pour le XVIIIe siècle. Approximations commodes, elles aident à identifier l’esprit d’une époque et les propriétés de ses créations. Un tel usage ne s’est pleinement imposé que pour les trois siècles liés à l’absolutisme : XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles (ce qui précède est écrasé dans un ensemble de cinq siècles ; ce qui suit, éclaté en mouvements multiples). Les mots « Renaissance » et « Lumières » sont empruntés à l’époque qu’ils étiquettent, correspondent même à des idéaux alors affichés et légués à la postérité. Cela n’est pas vrai pour le terme de « classicisme », introduit au XIXe siècle. Sa singularité vient de qu’il ne fait référence au XVIIe siècle qu’à partir d’une acception dérivée, qui est évaluative : il doit faire école, et seul le XVIIIe siècle, qui ignorait le mot, a suivi cette injonction ; il doit au moins être enseigné dans les écoles de façon privilégiée (et notre époque s’est soustraite à ce devoir). Le mot « classique » met en demeure de se reconnaître soi-même comme un élève, de considérer avec révérence les auteurs du XVIIe siècle au point de les imiter. Le mot appelle des attitudes polémiques pour soutenir cette prétention inhérente au mot ou, au contraire, la contester. Dans l’usage courant, il caractérise une série d’écrivains exemplaires du XVIIe siècle, mais aussi ceux qui les reconnaissent comme tels, s’en veulent les disciples. Le dernier trait remarquable de ce mot est que cette acception pragmatique, cette valorisation qui engage le locuteur et son interlocuteur à prendre parti, s’appuie sur une conviction des auteurs du XVIIe siècle qui a joué un rôle déterminant dans leur reconnaissance : ils ont lu les auteurs de l’Antiquité grecque et romaine comme des modèles, et défendu l’idée qu’on doit écrire en restant proche des grands ancêtres qui ont fondé les genres, établi des règles et offert assez de beauté pour nourrir l’émulation des artistes à venir : ils n’ont qu’à se plonger dans le bain de la grande poésie d’Homère et de Virgile. Les hommes du XVIIe siècle mériteraient de nous servir de modèles pour avoir suivi la meilleure conception possible de l’art et de la littérature. Ce sont les Modernes eux-mêmes qui, à partir de la première Querelle les opposant aux Anciens, ont rendu possible la transformation des auteurs du XVIIe en classiques alors même qu’ils contestent leurs principes. Cette intervention a beaucoup contribué à la survie électrique du classicisme en en faisant d’emblée un objet de conflit et en rendant son sort solidaire de celui des Modernes eux-mêmes : le premier modèle d’identification (soyez classiques !) se soutient d’un contre-modèle (soyez modernes !) qui a dominé jusqu’à très récemment. Marc Fumaroli, dans son essai sur cette querelle des Anciens et des Modernes qui ouvre une anthologie de textes commentés par A.-M. Lecoq, se sert de cette collusion des deux partis pour tenter de raviver l’aimantation des classiques et les remettre sur le devant de la scène. Mais il n’y parvient qu’au prix de divers artifices. Il voit dans les Anciens des abeilles fécondes qui font leur miel en butinant les fleurs du passé et il assimile les Modernes à des araignées jouissant d’elles-mêmes en solitaires et portées vers la folie par ces pratiques perverses. Il n’appuie pas ce parallèle sur les choix faits par les Anciens et les Modernes des deux Querelles, bien au contraire, mais sur leur transformation par les héritiers de ce conflit. Pour caractériser la position des Modernes (mot qu’il vise à transformer progressivement en repoussoir), il reprend la teneur des attaques politiques que Burke, dans son essai, Reflections on the Revolution in France, a adressées, avec une perspicacité remarquable, aux révolutionnaires français au moment où l’Europe progressiste était fascinée par son apparent unanimisme : ils veulent faire tabula rasa du passé et détruire les traditions ; en interdisant aux hommes leur adhésion à des lois et des croyances, des coutumes et des mœurs ancestrales, ils les nient dans leur réalité ; ils poussent le despotisme à son dernier degré, jusque dans l’intimité de soi. Leur rêve d’un homme régénéré par un système entièrement refait, révolutionné, procède d’une incapacité à penser le champ propre de l’action politique. Burke oppose à cette erreur fatale le mouvement progressif qui a permis à la nation anglaise d’acquérir des droits et de gagner des libertés, par une sorte de développement organique de ses propres potentialités démocratiques – principe qui sera central dans le rapport à l’histoire des romantiques allemands. Comme sous l’égide de la bonne révolution anglaise, Marc Fumaroli oppose, à la furie d’une modernité coupée de tout antécédent, l’évidence, partagée par tous, sauf les tenants de l’avant-garde, que la littérature, l’art, la culture ne commencent jamais ex nihilo, qu’ils sont les héritiers du passé pour penser le présent. Voilà ce que les Anciens n’ont jamais oublié, voilà la leçon qu’ils nous transmettent, d’autant plus nécessaire que sévit l’obsession du moderne, de ce qui vaut parce qu’il est radicalement neuf, qu’il est en phase avec le présent ; pour juger à l’inverse les Modernes, il suffit de considérer les tristes conséquences de leurs folies, comme les désastres du XXe siècle viennent obscurcir les textes de Marx.