Sabine Haag, Dagmar Eichberger, Annemarie Jordan Gschwend : Women. The Art of Power : Three Women from the House of Habsburg
Kathleen Wilson-Chevalier
Kathleen Wilson-Chevalier, « Sabine Haag, Dagmar Eichberger, Annemarie Jordan Gschwend, Women. The Art of Power : Three Women from the House of Habsburg », Paris, Cour de France.fr, 2018. Compte rendu publié le 16 oct. 2018 (https://cour-de-france.fr/article5221.html).
Sabine Haag, Dagmar Eichberger, Annemarie Jordan Gschwend, Women. The Art of Power : Three Women from the House of Habsburg, KHM-Museumsverband, Vienne, Autriche, 2018. Catalogue de l’exposition du Kunsthistorisches Museum Vienne et Schloss Ambras, Innsbruck, 14 juin-7 octobre 2018.
Ce beau catalogue, Women. The Art of Power (un titre plus puissant que le Frauen. Kunst und Macht allemand), accompagne une belle exposition conçue pour et avec le Schloss Ambras d’Innsbruck par Dagmar Eichberger et Annemarie Jordan Geschwend, avec la collaboration du Kunsthistorisches Museum de Vienne et de sept autres spécialistes. À l’épicentre du projet se trouvent trois grandes dames du XVIe siècle, chacune une personnalité marquante de la Maison des Habsbourg, chacune une importante mécène.
Marguerite d’Autriche (1480-1530), la célèbre « régente et gouvernante » des Pays-Bas, fille de la puissante héritière Marie de Bourgogne et de l’empereur Maximilien d’Autriche, est désormais bien connue (Eichberger y a beaucoup contribué), et hautement respectée. Assujettie à trois mariages exogames restés sans enfant viable, entre l’âge de trois et de 24 ans, elle a pu pendant ces deux décennies aiguiser ses capacités à gouverner tout en se familiarisant avec un mécénat artistique de haute qualité : à la cour de France, auprès de la régente Anne de France entre 1483 et 1493 ; aux côtés de la reine Isabelle de Castille en Espagne ; et en tant que jeune duchesse de Savoie. À partir de 1507, fortifiée par ces multiples défis, elle est de retour dans son pays d’origine et en assume le gouvernement, presque sans relâche, au nom de sa dynastie.
Marie de Hongrie (1505-1558) est d’abord tributaire, ainsi que quatre de ses six frères et sœurs, d’une éducation supérieure gérée par sa tante Marguerite dans son palais de Savoie à Malines. La formation internationale de Marie débute à l’âge de neuf ans quand, en 1514, elle est envoyée à la cour impériale autrichienne, où son grand-père programme son mariage avec Louis II Jagellon de Hongrie et de Bohème. La jeune reine de Hongrie s’installe à Budapest en 1522, puis à Bratislava après la mort de son conjoint en 1526, avant de regagner l’Autriche. Dès 1531 l’expertise politique de la jeune veuve est telle que son frère Charles Quint lui confie la régence des Pays-Bas, à la mort de leur mère substitutive Marguerite.
Catherine d’Autriche (1507-1578) est la toute dernière nièce de Marguerite, l’ultime sœur de la fratrie de Marie de Hongrie. Élevée à part, cette reine du Portugal, épouse de Jean III et mère de neuf enfants, régente à son tour pendant cinq ans, souffre d’un profil plus bas que ses tante et sœur veuves, en dépit des fructueuses recherches de Jordan Gschwend.
Un premier chapitre par Eichberger et Jordan Gschwend [1] et la première partie du catalogue des 90 œuvres [2] plantent les contours d’un empire artistico-dynastique dont la force réside dans le nombre et dans la dispersion géographique, mais aussi dans l’effort conjugué de princes et de (plus nombreuses) princesses.
Dans la contribution suivante, appuyée par 29 notices du catalogue [3], Eichberger montre comment Marguerite bâtit son art du pouvoir pendant le premier tiers du siècle en transgressant les règles genrées. Elle parvient à affermir sa persona exemplaire en s’appuyant surtout sur les modèles fournis par deux ancêtres clés figurés dans son importante galerie de portraits dynastiques – son arrière-grand-père maternel bourguignon, le duc Philippe le Bon [4], et son père l’empereur Maximilien [5]. Elle dirige les affaires pour son père d’abord, puis pour son neveu, et la constitution d’une collection artistique majeure est indissociable de la réussite de la « bonne gouvernante » des Pays-Bas, qui parvient à faire de son palais de Malines le deuxième siège du pouvoir des Habsbourg.
La localisation de cette exposition à Innsbruck – un des hauts lieux de la Habsbourgeoisie – contribue activement à la grande cohérence de ce projet. Premièrement, la Hofkirche exhibe de manière permanente une représentation en bronze de l’archiduchesse Marguerite, une des 28 magnifiques figurant/e/s du tombeau dynastique [6] érigé à la Renaissance en l’honneur de son père Maximilien d’Autriche. Deuxièmement, la rare Kunstkammer/Wunderkammer du Schloss Ambras (d’où provient une partie des œuvres exposées) trouve ses racines dans le cabinet emprès le jardin de Marguerite à Malines. Dès 1523/4, le cabinet de Malines recueille des objets de luxe exotiques et autres curiosités, telle une corne à boire [7] qui est passée par la Kunstkammer d’Innsbruck avant d’atterrir dans la collection nationale de Vienne. Troisièmement, Marie de Hongrie, l’héritière artistico-politique de Marguerite à qui sont consacrés un chapitre d’Eichberger et de Jordan Gschwend [8] et 14 entrées du catalogue [9], a vécu à plusieurs reprises à Innsbruck et y a puisé une partie de son entrainement politique.
Toutefois, Marie de Hongrie a surtout bénéficié de la voie ouverte par sa tante et tutrice. Quand Marie demande à Titien de faire son portrait en 1548 [10], elle précise qu’il devra suivre le modèle de Marguerite veuve ; et en 1549, Leone Leoni fera de même [11]. Quand Marie décide d’installer sa résidence principale au palais du Coudenberg à Bruxelles [12] plutôt qu’à Malines, le siège de l’empire aux Pays-Bas la suit ; et elle y crée à son tour une galerie dynastique, dite « de l’empereur » en hommage à Charles Quint, le frère que sa régence appuie. Quand dans les années 1540 elle fait représenter une allégorie de la Patience au verso d’une médaille attribuée à Ludwig Neufahrer [13], elle a recours à une vertu très chère à sa tante [14]. Ces deux grandes dames savent trop bien que gérer des territoires au nom d’hommes de leur dynastie n’est pas une sinécure. Par ailleurs, chacune de ces princesses de Habsbourg mène le pouvoir qui lui incombe avec une inflexion qui lui est personnelle. Comme ses deux frères, Marie est une passionnée de la chasse [15] ; et c’est peut-être cette mâle chasseresse qui a offert une belle arquebuse [16] au futur archiduc du Tyrol Ferdinand II, son neveu et le créateur de la Kunstkammer du Schloss Ambras.
Pour appréhender le phénomène du mécénat dynastique décliné au féminin, Eichberger et Jordan Gschwend invoquent la notion d’entreprise familiale fondée sur une identité corporative. Une telle « corporate Habsburg identity » aide effectivement à mieux comprendre les nombreux échanges entre Marie de Hongrie et Catherine reine du Portugal – deux sœurs biologiques qui pourtant ne se sont jamais rencontrées. Catherine [17], fille posthume du frère de Marguerite Philippe le Beau [18], est la seule des quatre sœurs de Habsbourg à avoir été formée non pas par sa tante mais par sa mère Juana de Castille [19]. On peut s’étonner d’ailleurs qu’une mère chargée de l’éducation d’une fille capable de succéder à son époux dans le gouvernement de l’empire portugais, ait été affublée de l’épithète de « Jeanne la folle ». L’éducation espagnole plutôt que flamande de Catherine a en tout cas des conséquences bien réelles. Si Marie a pu côtoyer Érasme [20], le conseiller spirituel adulé de Catherine est Francisco de Borja [Borgia], au service de Juana en 1522, puis converti dès 1546 à la cause de Loyola. La reine portugaise affectionne particulièrement les reliques, et elle en fabrique une, même, d’une lettre de son conseiller jésuite [21].
Les trois protagonistes de ce catalogue maîtrisent à merveille un système où la politique dynastique est structurée par une litanie d’alliances matrimoniales, de transmissions et de dons et contre-dons. C’est par le biais des mariages que la cour de France entre dans leur jeu dynastique, au propre (avec une série de pions dynastiques où apparaissent François Ier, Eléonore d’Autriche, Louise de Savoie, Marguerite d’Angoulême et le dauphin François [22]) comme au figuré. Ainsi un réseau extrêmement complexe est-il tissé. En 1552, Marie, reine de Hongrie, et sa sœur aînée Éléonore, reine du Portugal (1518-1523), puis reine de France (1530-1547) rentrée au bercail à Bruxelles [23], mandent le peintre nordique Anthonis Mor auprès de leur sœur Catherine à Lisbonne. Catherine y a assumé l’éducation de l’unique fille d’Éléonore (une autre Marie), qu’Éléonore a dû laisser à son départ du Portugal ; et Mor est chargé d’exécuter son portrait en vue d’un mariage endogamique avec leur neveu Philippe, le futur roi d’Espagne. La reine du Portugal réside alors dans son Palais Paço da Ribeira [24], le centre névralgique de l’empire portugais ; et elle y installe, dans le droit fil de Marguerite et de Marie, sa galerie de portraits dynastiques. Mor y produit aussi ce qui va devenir la représentation iconique de Catherine [25], toujours dans la continuation des portraits officiels de sa tante et de sa sœur.
Si Marguerite affectionnait déjà les œuvres exotiques, Catherine profite des comptoirs coloniaux établis à Goa, au Ceylan (Sri Lanka), en Afrique et au Brésil, déjà du vivant de son époux et ses ancêtres [26], pour porter cette passion à un nouveau sommet [27]. Elle comprend parfaitement la valeur fédératrice de ce type d’objet exotique, dont elle ne cesse de faire don – comme elle fait don d’esclaves noirs, maures et amérindiens [28] – aux membres de sa parenté [29]. Que les pouvoirs miraculeux attribués à divers matériaux, comme la transformation en reliques d’objets curieux et exotiques [30] doivent servir la pérennité de la dynastie, est prouvé par une lettre de Ferdinand, roi des Romains, à sa sœur Catherine [31], au moment où elle se préoccupe, avec raison, de l’accouchement de sa fille (toujours une Marie). Ces supposés pouvoirs guérisseurs ne font qu’augmenter la valeur politique intrinsèque des collections patiemment réunies. Lorsque Philippe II profite de la mort sans héritier de sa tante Catherine pour s’emparer du Portugal, il s’approprie par la même occasion sa superbe collection de curiosités. Celle-ci se mue en récompense pour son fidèle neveu Ferdinand II du Tyrol, par laquelle la Kunstkammer du Schloss Ambras est grandement enrichie.
L’art du pouvoir de ces trois princesses de Habsbourg s’appuie sur des fondements multiples et complexes. Une identité dynastique supérieure tend à anéantir les barrières genrées : artistes, œuvres et pratiques se transmettent entre pères, mères, fils, filles, frères, sœurs, nièces et neveux… Innsbruck hérite de l’esprit de Malines [32]. Des solidarités entre grandes dames viennent toutefois brouiller les frontières d’une identité dynastique « pure ». Chacune de ces princesses affermit son pouvoir à la suite d’un veuvage, et toute veuve a nécessairement vécu une identité dynastique double, sinon triple ou plus. Quand Marguerite d’Autriche crée un couvent de l’Ordre de l’Annonciation à Bruges en 1518 [33], son acte ne peut que renvoyer aux années de jeunesse qu’elle a passées à la cour de France auprès de la fondatrice de l’Ordre, Jeanne de France/Valois. Si Marguerite a pu enrichir sa collection des Très riches heures du duc de Berry [34], c’est parce que les grandes dames peuvent transférer les œuvres entre leurs dynasties d’alliance et leurs dynasties d’origine : Philibert de Savoie, son dernier époux, n’aurait possédé ce manuscrit que parce que la reine Charlotte de Savoie l’avait auparavant transmis à Charles Ier duc de Savoie, son neveu [35]. Marguerite est attachée aux écrits de Christine de Pizan [36], qui a travaillé à la cour de France où elle a vécu. À la fin de sa vie, Marie de Hongrie choisit d’emporter avec elle en Espagne un ouvrage illustrant la mort de la reine de France, Anne de Bretagne [37], que sa tante Marguerite (pourtant détrônée en faveur d’Anne) lui a légué.
Ce catalogue d’exposition nous indique de manière très précise comment ces puissantes dames ont œuvré avec talent pour consolider la place de leur dynastie tout en haut de la hiérarchie sociale de leur ère. Or, pour parvenir à investir une place publique où la présence des femmes n’est pas nécessairement bien perçue, elles se doivent de scruter l’horizon, de loin comme de près, dans sa totalité. Beaucoup des œuvres d’art réunies ici nous montrent que cet horizon est de plus en plus étendu, grâce à l’élargissement de l’empire colonial des Habsbourg dont elles portent, avec leur parentèle masculine, une bonne part de responsabilité.
Notes
[1] « Collections et Connoisseurship : Habsburg Women as Patrons of the Arts », p. 11-23.
[2] « The Habsburgs. A Dynasty’s Imaging of Itself », cat. 1.1-1.17.
[3] « A Widow of Intellect and Artistic Discernment : Archduchess Margaret of Austria », p. 25-35, et cat. 2.1-2.29.
[4] Cat. 1.1.
[5] Cat. 1.4.
[6] Cité en passant dans les notices du cat. 1.6 et 1.16, la dernière étant de Thomas Kuster.
[7] Cat. 2.12, notice de Franz Kirchweger.
[8] « A Discerning Agent with a Vision : Queen Mary of Hungary (1505-1558) », p. 37-49.
[9] Cat. 3.1-3.14.
[10] Cat. 3.6.
[11] Cat. 3.5 ; erronément Pompeo Leoni dans cette notice de Thomas Kuster, et pour la légende de la Fig. 1, p. 36.
[12] Cat. 3.9.
[13] Cat. 3.5.
[14] Bernard van Orley, Triptyque de la vertu de la Patience, Bruxelles, Musée des Beaux-Arts.
[15] Cat. 3.11-3.14, notices de Christof Metzger, Franz Kirchweger et Stefan Krause.
[16] Cat. 3.13.
[17] Jordan Gschwend, « A Forgotten Infanta : Catherine of Austria, Queen of Portugal [1507-1578] », p. 51-63 ; et les notices 4.1-4.30 du catalogue
[18] Cat. 1.9.
[19] Cat. 1.10.
[20] P. 15, 37.
[21] Cat. 4.4.
[22] Cat. 1.13.
[23] P. 15-16.
[24] Cat. 4.3.
[25] Cat. 4.1.
[26] Cat. 4.11, 4.13, 4.17-4.19.
[27] Cat. 4.10, 4.14, 4.20…
[28] Cat. 4.5.
[29] Cat. 4.11, 4.12, 4.28, 4.30.
[30] Cat. 4.11, 4.12, 4.16…
[31] Publiée parmi les documents transcrits par Jordan Geschwend à la fin du volume ; p. 171-173.
[32] Cat. 2.12, 2.13, 2.19, 2.23.
[33] P. 26-27 & 32.
[34] P. 29.
[35] Nicole Reynaud, « Petite note à propos des Très Riches Heures du duc de Berry et de leur entrée à la cour de Savoie », dans Mara Hoffmann et Caroline Zöhl (dir.), Quand la peinture était dans les livres : mélanges en l’honneur de François Avril […], Turnhout (Brepols) et Paris (Bibliothèque nationale de France), 2007, p. 273-275.
[36] Cat. 2.28.
[37] Cat. 2.29.