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Lettres de l’impératrice Marie-Thérèse à Sophie d’Enzenberg (1746-1780), éd. par J.P. Lavandier

Pascale Mormiche

Pascale Mormiche, Lettres de l’impératrice Marie-Thérèse à Sophie d’Enzenberg (1746-1780), éditées par J.P. Lavandier, Paris, Cour de France.fr, 2021. Compte rendu publié le 28 mars 2021 (https://cour-de-france.fr/article5876.html).

Lettres de l’impératrice Marie-Thérèse à Sophie d’Enzenberg (1746-1780), « Même le soleil me paraît noir », ed. établie par Jean-Pierre Lavandier, Edition Honoré Champion, Paris, 2019.

Les publications sur Marie-Thérèse d’Autriche se poursuivent grâce à l’édition produite par Jean-Pierre Lavandier d’un fonds d’archives conservé dans la famille d’Enzenberg. Découvertes en février 2008, les lettres adressées par l’impératrice Marie-Thérèse à la comtesse Sophie d’Enzenberg dont certaines avaient déjà été montrées lors d’exposition (Hofburg de Innsbruck-1958), sont désormais publiées in-extenso. Sont jointes six lettres de sa fille, l’archiduchesse Marie-Anne, abbesse séculaire à Prague qui s’est installé durablement dans le couvent des nobles dames de Klagenfurt. Ces 188 lettres manuscrites avaient été reliées en 1828 dans un maroquin rouge. Il a fallu les reclasser et même les dater.
Les soixante-deux lettres de Marie-Thérèse sont dans la majorité entièrement de la main de la souveraine et peuvent être longues de plusieurs pages ou très courtes. Cette correspondance particulière est précieuse car elle révèle l’intimité, l’expression personnelle de l’impératrice qui se confie ainsi pendant de longues années. La préoccupation était cependant de ne pas trop s’épancher si jamais ces lettres tombaient dans d’autres mains. Leur contenu est limité par une certaine autocensure. L’interruption entre 1775 et 1780 n’est pas une lacune ni une réelle rupture épistolaire, mais correspond au moment où la comtesse Sophie a vraisemblablement pratiqué une sélection en raison d’un danger familial ou politique qu’elle ne précise pas, pas plus que l’éditeur. Elle a survécu huit ans à l’impératrice ce qui lui a laissé le loisir de faire le tri. D’ailleurs, du vivant des deux correspondantes, la question de la conservation des lettres s’était déjà posée, Marie-Thérèse assurant qu’elle ne brûlerait pas celles de sa correspondante, ce qui fut cependant fait à son décès. Ces lettres ne représentent par conséquent qu’une infime partie de celles réellement échangées.
Le contenu de certaines lettres avait été révélé au public par le grand archiviste autrichien Arneth dont l’auteur reconnaît qu’il prenait beaucoup de libertés avec le texte original, le transformant parfois à sa guise et hésitant pas à le censurer quand il était question d’affaires intimes. Autant dire combien il est nécessaire de retrouver le texte original.
Née en Allemagne du Nord, Sophie-Amélie von Schack zu Schackenburg fut dame d’honneur de la sœur célibataire de l’empereur François Ier, Anne-Charlotte de Lorraine. Elle passa sa jeunesse à la cour de Lunéville avant de rejoindre la cour de Vienne, circuit classique de promotion curiale. En mai 1746, cette célibataire se maria à 37 ans avec le baron d’Enzenberg qui s’était heurté pendant plus de quatorze ans à l’opposition de son propre père. Les deux époux, qui appartenaient au personnel aulique, furent très appréciés et unanimement reconnus. Nommé en 1746 gentilhomme impérial et royal de la chambre, il fut également le très actif administrateur du Tyrol, province dans laquelle son épouse Sophie et l’impératrice Marie-Thérèse ont noué leur amitié. Leur intimité s’est renforcée dans la dure épreuve qu’elles vécurent ensemble à Innsbruck, la mort de l’empereur le 18 août 1765. L’expression d’amie est utilisée par l’auteur, plus justement que celle de confidente (voir page 26-27). Cette correspondance révèle enfin Sophie au public alors que son époux était connu dans la littérature et l’histoire autrichienne.
Ces lettres sont écrites à tout moment du jour ou de la nuit. L’impératrice passe d’une idée à l’autre et livre simplement sa pensée. L’écriture de l’impératrice correspond à des moments de détente où elle cesse d’être femme politique. Sa correspondante est néanmoins un maillon important qui la relie à l’époux de Sophie, le gouverneur du Tyrol, le comte d’Enzenberg. L’auteur envisage même que ces lettres forment une correspondance parallèle qui échappe ainsi à la correspondance officielle entre les chancelleries. Dans ce cas, l’impératrice s’exprime en allemand avec le gouverneur du Tyrol alors qu’elle écrit à son épouse dans un français compréhensible pour quelqu’un dont ce n’était pas la langue maternelle. Étant donnée la complexité linguistique dans l’empire où le viennois n’a rien à voir avec l’allemand de Salzbourg, finalement toute conversation écrite se faisait en français, langue de l’intimité et de l’amitié. Ces lettres révèlent la prononciation du XVIIIe siècle des lieux en allemand. Des mots en français sont aussi parfaitement intégrés dans l’écriture mais déformés. Cela confère donc une certaine sonorité dialectale. Jean-Pierre Lavandier explique dans les notes le sens de certaines tournures germanisées.
Cette correspondance dura 34 ans, de 1746 jusqu’à la mort de l’impératrice en 1780. Elle montre les facettes d’une femme : la monarque, la mère, la veuve, l’amie, la croyante, la travailleuse, cette femme multiple qu’était Marie-Thérèse qui a gouverné seule pendant vingt-cinq ans l’un des plus grands empires européens. Elle n’évoque pas ses dernières grossesses. Une grande partie des lettres a été écrite après le 18 août 1765 ce qui leur donne un ton tout à fait particulier puisque Marie-Thérèse est inconsolable de la mort de son époux et vit son veuvage comme une longue tragédie.
Les échanges portent sur les relations de l’impératrice avec ses onze enfants survivants, avec une préférence pour sa chère Marie-Christine et pour Marie-Caroline de Naples, la « vraie souveraine ». Ces femmes traitent de sujets concrets pour régler matériellement le mariage de l’archiduc Léopold à Innsbruck, l’embellissement de la Hofburg d’Innsbruck puis la mort de l’empereur François. Elles évoquent les mariages des enfants qui ont eu lieu dans le cadre du renversement des alliances pour des lettres essentiellement écrites après 1759. Mais Marie-Thérèse s’occupe également des enfants des autres, les connaissant par leur prénom, leur procurant viatique, gouverneur ou emplois et envoyant des cadeaux adaptés à chacun. Elle fait circuler l’information entre le personnel de cour. L’impératrice porte une incroyable attention aux autres.
La première partie des lettres et la plus importante porte sur l’organisation du mariage de l’archiduc Léopold avec l’infante Marie-Louise le 5 août 1765 à Innsbruck. On y retrouve les préoccupations de chaque cour, la gestion quotidienne du déplacement pour une cérémonie importante, c’est-à-dire la résolution sans manière et éminemment adaptable des problèmes concrets que cela suppose : il s’agit de loger la cour, de déplacer les meubles entre les résidences, de répartir les appartements et d’organiser les divertissements, autant de points précis dont se préoccupe Marie-Thérèse pendant près d’un an. Ces lettres évoquent avec justesse les choix de l’itinéraire du voyage de Vienne à Innsbruck, avec une attention forte afin que les archiduchesses ne quittent pas le sol autrichien, évitent de passer en Bavière, route plus aisée. Marie-Thérèse profite du voyage pour aller voir des salines ou d’autres lieux importants pour l’économie de l’empire. Le détail de la correspondance va jusqu’à régler l’habillement des dames, la forme des robes sans panier et les spectacles à prévoir. Elle se charge financièrement de la garde-robe de certaines femmes de la cour. L’impératrice est vigilante à ce que les prix n’augmentent pas à l’arrivée de la cour à Innsbruck (page 72).
Marie-Thérèse règle en détail l’attribution et la disposition des appartements : elle exige de partager la chambre avec son mari comme elle le fera toute sa vie, à l’encontre des règles habituelles chez les souverains de l’époque. En revanche, avec sa pudibonderie habituelle, elle sépare l’appartement d’un de ses fils de celui d’autres jeunes femmes. On découvre également les difficiles négociations de l’archiduc Joseph avec sa mère : ayant perdu sa femme, Marie-Isabelle de Bourbon-Parme en 1763, il négocie son choix de remariage en dépit des alliances (page 75). Par la suite, il était de notoriété publique que Joseph acceptait très difficilement son remariage en 1765 avec Josépha de Bavière (1739–1767), fille de l’empereur Charles VII. On comprend en lisant ces lettres jusqu’où allèrent sa souffrance et le rejet de son remariage : il ne veut pas partager leur chambre commune et il fait mettre une barrière en planche sur leur balcon commun afin de ne même pas la voir… On imagine aisément combien cela fut difficile à vivre pour Josépha.
 Après le décès de son mari, Marie-Thérèse règle la difficile réorganisation de la maison de l’empereur et le partage du pouvoir avec son fils. Élisabeth Badinter n’hésite pas à parler d’une dépression forte terrassant une fois de plus l’impératrice qui donne son titre à l’ouvrage : « le soleil même me paraît noir ». Après 1766, les relations de la mère et du fils pourtant reconnaissant et obéissant, devenu empereur après la mort de son père, se tendent et Marie-Thérèse ne l’évoque presque plus. Déchargée du pouvoir, elle continue à travailler quotidiennement comme en témoigne son emploi du temps de 1770 (page 177) discutant de plus en plus de fondations religieuses avec Sophie et développant son patronage à l’attention des personnes qu’elle favorise. Sophie ayant regagné le Tyrol, ces lettres donnent l’impression à chaque message que l’impératrice conserve une attention particulière à la ville d’Innsbruck (par laquelle elle avait été séduite et qui fut la ville des « derniers jours heureux » page 125). Cet effet des correspondances avec la femme du gouverneur du Tyrol est à pondérer en lisant d’autres correspondances.
Ces lettres ont le mérite de montrer l’envers du décor, les inquiétudes, les questionnements, les revirements, les états d’âme d’une grande politique qui n’en laisse rien paraître au public. Par leur style primesautier, direct, directif souvent, elles indiquent la multitude des projets, consultations, affaires à régler, discussions en cours, décisions, conseils que gère en permanence l’hyperactive Marie-Thérèse, et dont on sait qu’ils se retrouvent tout aussi judicieux et précis dans les autres correspondances amicales, ministérielles et diplomatiques que l’on connaît mieux. Les dernières lettres ont un ton très différent de celles que l’on trouve dans sa correspondance avec Marie-Antoinette ou avec Mercy-Argenteau : avec son amie, elle laisse paraître sa lassitude de vivre.

Cette édition des lettres de Marie-Thérèse à Sophie d’Enzenberg est d’une excellente facture tant par la présentation que par les notes de bas de page très explicites pour qui n’est pas familier avec la cour de Vienne ni l’Europe centrale habsbourgeoise. Après la parution en 2008 de lettres d’Isabelle de Bourbon-Parme, belle-fille de Marie-Thérèse, qui interrogeait les relations homosexuelles avec l’archiduchesse Marie-Christine [1], Élisabeth Badinter a publié en 2016 un ouvrage de synthèse sur son rôle politique majeur et complexe de l’impératrice [2], et en 2020, un ouvrage sur ses relations avec ses enfants : Les conflits d’une mère [3]. Ces lettres complètent parfaitement le Journal de sa fille Marie-Caroline, reine de Naples édité par Mélanie Traversier [4] en exposant une forme féminine de gouvernement de grands royaumes. Il reste des lettres à publier car l’impératrice excessivement polygraphe avait d’autres confidentes. La cour de Vienne devrait encore inspirer des historiens surtout depuis le jubilé de l’impératrice en 2017 qui a montré la fécondité des recherches nouvelles [5].

Notes

[1Élisabeth Badinter, Isabelle de Bourbon-Parme, Je meurs d’amour pour toi…, Tallandier, Paris, 2008

[2Élisabeth Badinter, Le pouvoir au féminin, Marie-Thérèse d’Autriche, l’impératrice-reine, Paris, Flammarion, 2016.

[3Élisabeth Badinter, Les conflits d’une mère, Marie-Thérèse d’Autriche et ses enfants, Flammarion, Paris, 2020

[4Mélanie Traversier, Le journal d’une reine. Marie-Caroline de Naples dans l’Italie des Lumières, Les classiques de Champ Vallon, 2017

[5Maria Theresa, strategist, mother, reformer, catalogue de l’exposition, Amalthea, Vienne, 2017