Un adversaire de longue haleine : Louis XVIII et la maison de Bourbon en 1810
Philip Mansel
Philippe Mansel, "Un adversaire de longue haleine : Louis XVIII et la maison de Bourbon en 1810", dans Thierry Lentz (dir.), 1810 : Le tournant de l’Empire, Paris, Nouveau Monde Editions, 2010, p. 163-178.
Article réédité sur Cour de France.fr le 1er septembre 2013 (https://cour-de-france.fr/article2875.html).
Le 26 novembre 1810, un cortège insolite traverse les rues de Londres. Après des funérailles de cinq heures à la chapelle royale française de King Street, près de Portman Square [1], les restes mortels de Marie-Joséphine de Savoie, reine de France et de Navarre, morte à 57 ans au château d’Hartwell, pres d’Aylesbury dans le Buckinghamshire, le12 novembre, partent pour Westminster Abbey. Le cortège est ouvert par 12 chevaliers de Saint-Louis à écharpes et brassards noirs, l’écuyer de la reine portant sur un coussin la couronne royale recouverte d’un crêpe, et un carrosse contenant quatre dames du palais (la duchesse de Piennes, la duchesse de Coigny, la vicomtesse de Narbonne-Pelet et la comtesse de Mesnard). Ensuite, entouré de gardes du corps du roi, vient le corbillard attelé de six chevaux revêtus de housses de velours traînantes. Il est suivi de quatre voitures de deuil transportant les princes de la famille royale (le comte d’Artois, le duc d’Angoulême, le duc de Berri) et du sang (le prince de Condé, le duc de Bourbon). Suivent encore les équipages de gala de six princes de la famille royale britannique, également attelés à six chevaux ; les carrosses des ambassadeurs de Sardaigne, d’Espagne, du Portugal et des Deux-Siciles et de tous les ministres du gouvernement britannique ; enfin une longue procession de carrosses de particuliers anglais. Dans l’abbaye de Westminster, ils sont reçus par le Dean and Chapter. Les chœurs réunis de l’abbaye, de Saint Paul’s Cathedral et de la chapelle royale chantent un requiem. Ensuite, devant environ 300 assistants, le cercueil, tenu par les chevaliers de Saint-Louis, descend dans un caveau de la chapelle royale d’Henri VII, avant son transfert en Sardaigne l’année suivante, suivant les vœux de la reine [2]. Assistent aussi à cette cérémonie, la plus fastueuse sans doute de toute l’émigration, des espions de Napoléon, qui notent les noms des assistants [3].
Comment est-il possible que la reine exilée de France se fasse enterrer dans l’église anglicane du couronnement des rois d’Angleterre ? dans l’un des pays les plus protestants de l’Europe ?
La raison s’en trouve dans ce qu’on appelait alors la bonne cause, the common cause, ou, comme l’écrit Mme de Staël dans une lettre de 1812, la « cause européenne » : une lutte contre l’expansion française, bien plus que contre les principes de la Révolution. Le Royaume-Uni en est l’âme et le financier.
Si la cause de la cérémonie se trouve dans la contre-révolution européenne, seule la présence de la famille royale française en Angleterre la rend possible. Artois réside à Londres depuis 1799, d’abord à Baker Street, ensuite à South Audley Street ; il est reçu à la Cour et souvent consulté par les Foreign Secretary (ministres des Affaires étrangères) successifs [4]. Le prince de Condé est le mieux logé de tous, dans le château baroque de Wanstead dans l’Essex. Le 2 novembre 1807, pour une multiplicité de raisons, dont le manque d’argent et la peur de la politique pronapoléonienne du tsar Alexandre Ier, Louis XVIII lui-même arrive de Russie, en passant par la Suède, en rade de Yarmouth [5]. Le gouvernement britannique l’aurait préféré à Édimbourg. Mais comme il est son pensionnaire depuis 1793 (6 000 livres sterling par an, augmenté en 1808 à 16 000 livres par an), le Foreign Secretary George Canning, qui a peur de donner un argument à ses adversaires s’il ne le reçoit pas bien, est bien obligé d’accéder à son désir de résider en Angleterre. De plus, comme Louis XVIII l’écrit lui-même à George III, il est le roi de France, un atout possible pour the common cause. Après trois jours, le roi reçoit donc l’autorisation de débarquer et de résider où il le voudra, à 50 miles de Londres cependant. Le fonctionnaire du Foreign Office Bagot lui exprime ses regrets qu’il n’ait pas reçu de salut royal de la part des navires de guerre anglais.
Tandis que l’empereur Napoléon reste « Buonaparte » pour le gouvernement britannique, Louis XVIII se fait appeler His Most Christian Majesty, « Sa Majesté très chrétienne [6] ». Dès son arrivée, il est l’objet de vives sympathies de la part du peuple. Comme celle des Stuarts en France cent ans auparavant, la cause des Bourbons est populaire en Angleterre. La duchesse de Devonshire note dans son journal, le 5 novembre : « Never, I think, was the public feeling more strongly expressed than it has been against the incivility and want of respect and attention to Louis XVIII [7] ».
Malgré les guerres, peu de pays ont eu des échanges culturels aussi intenses que la France et l’Angleterre pendant le XVIIIe et le début du XIXe siècle. Voltaire écrit en anglais, Gibbon en français. Louis XVIII, comme ses frères, connaît parfaitement la langue et la littérature anglaise. En France l’anglomanie est à la mode, et en Angleterre la francophilie. L’exemple le plus généreux en est le richissime grand seigneur George Nugent-Temple-Grenville, premier marquis de Buckingham [8]. Il a épousé lady Maria Elizabeth Nugent, héritière d’Irlande, qui s’est convertie au catholicisme. Depuis 1793, ce couple est à la tête des bienfaiteurs des émigrés français. Rien de plus naturel donc au fait que le marquis de Buckingham prête un de ses châteaux, Gosfield en Essex, à Louis XVIII. Une amitié commence. Louis lui écrit la lettre suivante :
Yarmouth, 2 novembre 1807Il me seroit difficile, mylord, de vous exprimer combien je suis sensible à votre procédé pour moi. J’y suis cependant bien accoutumé, non encore personnellement, mais ce qui ne me touche pas moins, à l’égard de mes sujets malheureux par leur fidélité. J’accepte votre offre aimable d’aussi bon cœur que vous me le faites et je vais à l’instant partir pour Gosfield. De plus beaux jours luiront pour la France, j’en ai le ferme espoir, alors ce ne sera pas une de mes moindres satisfactions de dire, et moi aussi je suis un des Français que le marquis et la marquise de Buckingham obligèrent dans le temps de l’infortune.
Je vous prie mylord, de présenter mes hommages à votre respectable épouse et d’être bien persuadé de ma haute estime et de tous mes sentiments pour vous.Louis [9].
En janvier 1808, à la grande joie du marquis, le roi et la famille royale visitent son château de Stowe. On danse. Après le dîner, on boit à the Ancient and Illustrious House of Bourbon [10]. La famille royale retourne à Stowe en octobre 1809. La fille du marquis, lady Mary Grenville, jolie et fraîchement convertie au catholicisme, chante des duos avec le duc de Berri. Quelque autre rapprochement serait-il envisagé ? Un cousin de la jeune fille ecrit : I do not think we have any chance of a connexion so far as the Gentleman is concerned [11].
En août 1810, après une autre visite d’une semaine, Louis XVIII ecrit: « Stowe est beau en toute saison mais la verdure et le soleil l’embellissent encore beaucoup. » Le marquis l’ayant emmené voir une des merveilles de la révolution industrielle anglaise, la Grand Junction Canal, il remarque une différence essentielle entre les deux pays : « Notez que ce sont des particuliers, et non le gouvernement, qui ont fait cet ouvrage [12]. »
À Stowe on partage aussi une vision neuve des relations franco-britanniques. En 1808 Buckingham boit devant le roi à The true Peace of Europe founded on a strict alliance between the two Sovereigns. En 1807 Louis XVIII avait écrit à Canning que les intérêts de la France étaient inséparables de ceux de l’Angleterre, propos qu’il répète en 1809 à lord Wellesley, le nouveau Foreign Secretary. D’Avaray appelle le roi « le pacificateur futur de l’Europe [13]».
Plus que la plupart des monarques exilés, Louis XVIII mène en Angleterre une existence royale, entouré d’une cour. Le duc de Gramont est capitaine des gardes du corps du roi depuis 1785 et conserve cette fonction. Le plus dévoué des serviteurs du roi, le comte d’Avaray, est lui aussi capitaine des gardes en plus de conseiller politique. En août 1808, la reine [14]arrive de Mitau accompagnée du duc et de la duchesse d’Angoulême, du duc d’Havré et de Mgr de Talleyrand-Périgord. L’oncle de Charles-Maurice, archevêque de Reims, est nommé grand aumônier de France. Il tiendra le registre des naissances, mariages et morts de la cour exilée [15]. On a cependant essayé de ne pas ébruiter ces arrivées. Mais, au port d’Harwich, il y a foule pour les recevoir. Un temoin ecrit: « The behaviour of all the people, full of kindness and respect... was quite affecting and not a man in the whole crowd put on his hat while they were within sight [16] ». À l’exclamation d’un amiral anglais devant la quantité de bagages qu’on débarque (y compris meubles et tableaux), le duc d’Angoulême répond : « Nous vivons comme un peuple nomade, emportant tout ce que nous avons avec nous quand nous changeons de pays. »
Le château de Gosfield devient trop petit pour la Cour. En avril 1809, grâce à l’intervention du marquis de Buckingham auprès de son propriétaire, sir George Lee, la famille royale loue pour 500 livres par an le château de Hartwell près de la ville d’Aylesbury, entre Stowe et Londres, pour « probablement pas plus de cinq ans ». Construit vers la fin du XVIe siècle, le château a été remanié au XVIIIe par James Gibbs. Le chiffre de résidents varie entre 140 et 200 personnes, suivant le nombre de membres de la famille royale présents. Pour faire de la place, on partage les chambres à l’aide de cloisons et on perce de nouvelles fenêtres. Les domestiques établissent des magasins dans les communs et des jardins sur les toits. Pour le mémorialiste anglais Charles Greville, « the place resembled a little town ».
On réserve des appartements permanents pour les membres de la famille royale. Quoiqu’ils habitent ailleurs, ils sont tenus de rendre visite à leur roi. Artois vient surtout pour la saison des chasses. Seuls les Angoulême partagent Hartwell avec Louis XVIII. Charles Greville note ce geste indicatif du credo dynastique qui les anime : « Whenever the King came in or went out of the Room, Madame d’Angouleme made him a low courtesy, which he returned by bowing and kissing her hand. This little ceremony never failed to take place [17] ». Ceci étant, la duchesse ne remplit pas son premier devoir dynastique : enfanter. Quant à Berry, que le roi avait essayé de marier en Saxe et en Sicile, il reste attaché à sa maîtresse anglaise Amy Brown, et à leurs filles, les futures comtesses d’Issoudun et de Vierzon (nées à Londres respectivement en 1808 et 1809). Toutes les trois semaines il doit quitter Londres et rendre visite à son oncle. Il écrit au comte de Clermont-Lodève: « J’y trouve les jours bien longs et les nuits bien tristes... Hartwell est ma seule croix dans ce monde [18]. »
Beaucoup d’admirateurs anglais et d’émigrés français, du rang de colonel ou de président de parlement ou au-dessus,, viennent faire leur cour et dîner. À peu près toutes les trois semaines aussi, beaucoup plus souvent qu’aux Tuileries après 1814, le roi mange en grand couvert ? ancienne acte de royauté et de puissance, abandonné par le roi de Grande-Bretagne depuis au moins 1760 [19]. En 1810, l’ex-roi de Suède, Gustave IV, note que, tandis qu’il est abandonné, Hartwell n’est pas assez grand pour contenir tous ceux qui viennent faire leur cour à Louis XVIII [20].
Le roi aime la vie de campagne. Hartwell est, avec Gosfield, la seule résidence d’exil qu’il fera peindre après sa restauration [21]. Il écrit à d’Avaray :
Je me promène dans le jardin. Je vois mes rosiers qui poussent bien... les abricots sont noués, les pêches le seront bientôt, les lilas sont tout verts ; on distingue la couleur de leurs grappes, et il y a des marronniers en feuilles et dont les fleurs sont formées [22].
Il visite les universités d’Oxford et de Cambridge et l’île de Wight. À Birmingham il inspecte des usines ; à Hatfield et Warwick, il admire les châteaux. À Bath il prend les eaux.
En 1810 le roi et la famille royale, l’archevêque de Reims et le duc d’Havré se font peindre par un des nombreux artistes émigrés, François Huet Villiers (né à Paris en 1772, mort à Londres en 1813), recommandé par Blacas et qui expose régulièrement à la Royal Academy. Des gravures, faites chez Colnaghi à Bond Street et envoyées comme propagande en Russie, montrent que le roi de France commence à prendre un air anglais [23]. Huet Villiers réalise aussi des fresques dans une fabrique du parc où Don Quichotte est représenté sous les traits de Napoléon Bonaparte.
En plus de mener une vie de cour, Louis XVIII prend des actes de roi. Il signe les contrats de mariage des fidèles, par exemple lady Isabella Fitzgerald et le comte de Rohan-Chabot en 1809. Pour répondre aux attaques du comte de Puisaye, il proclame son fidèle d’Avaray duc en 1809 et crée deux petits-fils du roi de Naples chevaliers du Saint-Esprit en 1810. Le 8 août 1809 le comte de Blacas, arrivé avec la reine, devient grand maître de la garde-robe du roi et son principal conseiller. D’Avaray, dont la santé est toujours chancelante, part pour Madère en 1810 (il y mourra le 4 juin 1811) [24].
La participation de la Grande-Bretagne à la lutte antinapoléonienne aide le roi à mener une existence européenne. À Hartwell, il reçoit une députation de Tyroliens (« les Vendéens des Alpes ») pour commémorer leur lutte héroïque contre les Bavarois et les Français en 1809 [25]. Pendant la guerre d’Espagne, non seulement Artois, ses fils et leur cousin le duc d’Orléans, mais Louis XVIII lui-même envisagent d’aller se battre « comme un soldat de plus ». En attendant, ce dernier lance des appels aux Espagnols et sa proclamation du 2 décembre 1804 contre l’Empire est réimprimée à Cadix en 1808, sans doute pour montrer que, en contraste avec les Bourbons d’Espagne, ceux de France n’abandonnent pas leurs droits [26]. Une lettre de Blacas au représentant du roi à Vienne, le marquis de Bonnay, le 10 août 1809, montre l’état d’esprit de Hartwell après la victoire de Napoléon sur l’Autriche :
Quel en sera le résultat pour l’Autriche, pour l’Europe, pour le monde ?... Je ne vous donnerai pas des nouvelles de ce pays-ci [27], bien des gens vous écrivent et vous disent sans doute ce qui s’y passe. Hélas pour nous, rien que de triste et d’affligeant, une inaction, un éloignement de tout qui désespère et qui en perdant notre cause assure l’asservissement de l’Europe [28].
La cour est malade de colère, et le roi dans « une tristesse qui fait peine » à l’annonce du mariage de Napoléon avec l’archiduchesse Marie-Louise puis de la naissance du roi de Rome l’année suivante [29]. Louis XVIII appelle le mariage une « indigne vente de chair humaine ». Il écrit à d’Avaray : « Si Dieu a condamné le monde, B. P. ne manquera pas de successeurs ; si au contraire la colère divine s’apaise, toute la marmaille du monde n’empêchera pas l’édifice d’iniquité de s’écrouler [30] »
Le meilleur soutien de la cause de Louis XVIII en Angleterre est le futur Georges IV. Le 20 octobre 1808, celui qui n’est alors que prince de Galles est venu le rencontrer chez son cousin Condé à Wanstead. Il s’est mis à genoux et a juré de le restaurer sur le trône de ses ancêtres – plus par désir d’une France rentrée dans ses anciennes limites territoriales que par dévouement au principe de la légitimité. C’est sans doute grâce à sa protection que la femme de Louis XVIII sera inhumée provisoirement dans la chapelle royale de Westminster Abbey [31]. L’Angleterre aidera les Bourbons de France beaucoup plus que les propres parents de ses souverains.
Le roi et la famille royale sont les invités d’honneur au souper de 3,000 couverts a Carlton House qui marque l’inauguration de la régence du prince de Galles, le 19 juin 1811. Leur hôte les accueille par les mots : « Ici Votre Majesté est le roi de France. »
Les premières défaites de Napoléon en Russie renforcent l’enthousiasme britannique pour les Bourbons. Le 10 septembre 1812, après une réunion des deux familles royales chez le duc d’York (frère du régent) à sa résidence de campagne à Oatlands, non loin de Hartwell, Blacas écrit à Bonnay :
Il est impossible de témoigner un intérêt plus sensible que n’en ont montré la Re. et mr le Pce Re ? au R et à tous les siens. En un mot, Monsieur le marquis, jamais depuis les jours de leur exil, nos maîtres n’avoient reçu un accueil plus digne de leurs malheurs et de leurs vertus [32].
Une symbiose commence entre le gouvernement britannique et la maison de Bourbon qui durera au moins jusqu’à la fin de l’occupation alliée de la France en 1818. Blacas, qui va souvent à Londres voir des diplomates russes comme Pozzo et Lieven, y rencontre le Foreign Secretary lord Castlereagh, le 19 décembre 1812. Castlereagh influence la sage déclaration du roi, rédigée à Hartwell et datée du 1er mars 1813. Il parle d’« union », de « bonheur », de « paix », de « repos » et promet de maintenir « le Code dit Napoléon » (sauf en matière de religion), « les corps administratifs et judiciaires », et de garantir la liberté du peuple. Cette déclaration reflète l’évolution politique du roi dans un sens modéré, déjà exprimée par les déclarations de 1800 et 1804, qui avaient renié ce que le roi appelait les « maximes antiques » de sa déclaration de Vérone [33]. Le gouvernement britannique donne au roi les moyens de faire porter sa nouvelle déclaration sur le continent par « des serviteurs dévoués qui puissent faire connaître aux François les intentions du roi et au roi les dispositions de l’intérieur [34] ». Le mécontentement contre l’Empire commence alors à se manifester. Déjà en 1810, un négociant de Bordeaux, l’un des innombrables ports ruinés par les guerres de Napoléon, futur berceau de la Restauration par la manifestation royaliste du 12 mars 1814, était venu à Londres rappeler aux agents du roi l’existence d’une agence royaliste dans la ville [35]. La restauration de 1814 n’est pas un événement imprévu ; elle se prépare depuis longtemps, grâce à des adversaires de longue haleine, dans les châteaux d’Angleterre, les ministères de Londres et les négoces de Bordeaux.
Autre adversaire de l’Empire : le duc d’Orléans. Contrairement au mythe orléaniste affirmant que Louis-Philippe n’a jamais servi contre la France depuis sa soumission à Louis XVIII en 1799, il a cherché tous les moyens de servir, dans toutes les armées possibles, contre sa patrie [36]. De 1799 à 1814, il y a un Louis-Philippe émigré et royaliste, comme avant 1793 il y avait eu un Louis-Philippe jacobin et comme il y aura plus tard un Louis-Philippe anglais et un Louis-Philippe sicilien : le prince était la versatilité même. Il devient plus émigré que le duc de Berri qui voudrait garder les conquêtes de la Révolution : ses lettres sont remplies d’expressions antifrançaises et contre-révolutionnaires. La France pour lui est « une terre de rapine, de meurtres, de parricide et de profanation », l’Empire une « dégoûtante fabrique [37] ».
De 1806 à 1808, Louis XVIII l’utilise, de préférence à Artois, comme négociateur avec le gouvernement britannique et s’appelle lui-même son « père » ou son « oncle qui le chérit [38] ».
Apres avoir tenté de servir dans les armées autrichiennes, Louis-Philippe devient si prêt à suivre les ordres du gouvernement britannique, qu’il se décrit comme « anglais par principes, par opinions et par toutes [ses] habitudes ». Par besoin aussi, car il vit de subsides britanniques. Ses cousins le trouvent « tout à fait anglais [39] ». En 1808, partant en Méditerranée pour essayer de rétablir la santé de son frère Beaujolais, il écrit à Louis XVIII :
J’espère, Sire, contribuer non seulement au rétablissement du roi Ferdinand VII sur son trône, mais encore à celui de Votre Majesté sur le sien. C’est à cette gloire, la plus belle de toutes pour moi, que j’aspire sous la protection du ciel [40].
Malgré les soins, Beaujolais meurt. Les tentatives de Louis-Philippe pour servir en Espagne ou dans l’armée de Sardaigne échouent. Finalement à Palerme, le 25 novembre 1809, en uniforme sicilien, il fait l’acte le plus réussi de sa vie, et auquel, simple prince du sang, il n’aurait jamais pu rêver dans des temps de paix : son mariage avec Marie-Amélie, fille du roi Ferdinand IV de Naples et de la reine Marie-Caroline, sœur de Marie-Antoinette. Mariage bien plus riche en conséquences politiques – et en enfants ? que celui de sa cousine Marie-Louise, cinq mois plus tard, avec Napoléon Ier. Orléans devient capitaine général de l’armée de Sicile le 20 mai 1810. Ce qui ne l’empêche pas d’essayer de passer encore une fois en Espagne avec son beau-frère, le prince de Salerne, en 1810, pour servir contre Napoléon – ou de passer au Mexique pour fonder une monarchie Bourbon dans le Nouveau Monde.
En Sicile il habite un palais à Palerme avec sa propre chapelle, et achète une autre propriété hors de la ville. Comme Louis XVIII en Angleterre, il cultive son jardin, en y faisant importer des plantes. D’Angleterre, il fait venir des meubles et du linge de maison. Suivant la tradition de sa famille, il complote contre le roi ou du moins suit une politique plus libérale [41]. Mais il réussit mieux que ses cousins Angoulême et Berri dans la tâche essentielle : faire des Bourbons. Ferdinand-Philippe et Louise-Marie, future reine des Belges, naissent à Palerme en 1810 et 1812. Plus tard Ferdinand-Philippe affichera sa haine de l’émigration et de l’étranger… oubliant qu’il est ne dedans [42].
Il y a donc en 1810 deux visions différentes de l’avenir de la France. Au ministère des Relations extérieures de l’Empire, la conquête. À Hartwell et Palerme, le désir, en coopération avec d’autres puissances, de « remonter la machine de l’Europe » comme l’écrit Blacas. Cette vision de l’Europe lui fera également écrire à Bonnay, plus tard :
Je ne puis du reste, Monsieur le marquis, que vous répéter ce que je vous ai déjà dit à l’égard des vues du roi sur les véritables intérêts de la France. Elles lui sont invariablement inspirées par les sentiments de modération et de justice qu’un gouvernement légitime peut seul faire partager au peuple français en garantissant à ce peuple malheureux une paix qu’appelle depuis si longtemps le vœu national. Le roi ennoblira les sacrifices qu’elle exige [43]
Ce sont ces idées, et non celles de l’Empire, qui guideront la politique étrangère de la France.
Annexe
Description de Hartwell en 1812, dans Charles Grenville, Memoirs, Tome I, p. 8-10.
‘The King had completely altered the interior, having subdivided almost all the apartments in order to lodge a greater number of people. There were numerous outhouses, in some of which small shops had been established by the servants, and there were many gardens so that the place resembled a little town.
Upon entering the house we were conducted by the Duc de Gramont into the King’s private apartment. He received us most graciously, and shook hands with both of us. This apartment was exceedingly small, hardly larger than a closet, and I remarked pictures of the late King and Queen, Mme Elizabeth and the Dauphin Louis 17th, hanging on the walls. The King had a manner of swinging his body backwards and forwards, which caused the most unpleasing sensations in that small room, and made my Father feel something like being sea sick; the room was just like a cabin, and the motions of H.M. exactly resembled the heavings of a ship. After our audience with the King we were taken to the Saloon, a large room with a Billiard Table at one end.’
After he was presented to the royal family and “a vast number of Ducs, etc.”, dinner was announced ‘when we went into the next room, the King walking out first. The dinner was extremely plain, consisting of very few dishes, and no wines except Port and Sherry. H.M. did the honours himself and was very civil and agreeable. We were a very short time at table and the Ladies and Gentlemen all got up together; each of the ladies folded up her napkin, tied it round with a bit of ribbon and carried it away. After dinner we returned to the Drawing Room, and drank Coffee. The whole Party remained in conversation for about 1/4 of an hour, when the King retired to his closet upon which all repaired to their separate apartments. There were numerous outhouses, in some of which small shops had been established by the servants, and there were many gardens so that the place resembled a little town. Whenever the King came in or went out of the Room, Madame d’Angoulême made him a low courtesy, which he returned by bowing and kissing her hand. This little ceremony never failed to take place.’
Notes
[1] Érigée par des émigrés français en 1799, démolie par des spéculateurs anglais en 1974.
[2] Vicomte de Reiset, Joséphine de Savoie, comtesse de Provence, 1753-1810, Paris, Émile-Paul Frères, 1913, p. 421-424 ; Lady Jerningham à lady Bedingfield, 26 novembre 1810, dans The Jerningham Letters, 1780-1843, tome 1, Egerton Castle, 1896, p. 381 ; AN 224 AP IV, journal du comte de Broval, 26 novembre 1810.
[3] AN F7 4336B 5, « État des Français qui ont assisté au convoi de la comtesse de Lille et dont les noms ne sont pas inscrits sur la liste des maintenus ».
[4] Canning et Artois, par exemple, s’écrivent quatre ou six fois par mois. Ainsi, le 1er septembre 1808, Canning écrit : I am at Your Royal Highness’s disposal, either tomorrow or Saturday, at any hour tomorrow and at any hour from twelve to five on Saturday which may best suit Your Royal Highness’s Convenience. West Yorkshir Archives, Leeds, Harewood Papers, HAR\GC\56.
[5] D’Avaray avait écrit au duc d’Orléans en avril 1807 : « L’héritier de Saint Louis n’a pas de quoi vivre. » Voir Ernest Daudet, Histoire de l’émigration pendant la Révolution française, tome 3, Paris, Hachette, 1904-1907, p. 16.
[6] Voir Philip Mansel, Louis XVIII, Paris, Perrin, 2004, p. 152.
[7] Dormer papers.
[8] Le frère du marquis est lord Grenville, ministre des Affaires étrangères de 1792 à 1801 et Premier ministre de 1806 à 1807. Il écrivait en 1799 : Europe can never be restored to tranquillity but by the restoration of the monarchy in France.
[9] Huntington Library, San Marino California, Stowe Papers STG, Correspondance Box 43 (39).
[10] L’expression Ancient and Illustrious revient si souvent sur les lèvres du marquis qu’elle devient sujet de plaisanterie pour sa famille.
[11] Rachel Leighton (dir.), Correspondence of Charlotte Grenville, Lady Williams Wynn, Londres, 1920, p. 120 ; Elizabeth Fremantle (dir.), The Wynne Diaries, Tome 3, Oxford, 1935-1940, p. 319
[12] Lettre à d’Avaray, 11 septembre 1810. Cité dans Louis XVIII, Correspondance privée, Bruxelles, 1836, p. 5-6.
[13] HAR/ GC/ 56, Louis XVIII à Canning, 7 décembre 1807 ; d’Avaray à Canning, 1er décembre 1807. BL Add., Mss 37290, f. 1, Louis XVIII à lord Wellesley, 9 mai 1809
[14] D’après Elizabeth Wynne (III, 319), la reine est a very hideous little humpbacked woman, her Back really broken in two, her look, manner and dress very unlike a Queen, but she has an intelligent and clever Countenance.
[15] AN, O3 20, Actes de Mgr le grand aumônier pendant son séjour en Angleterre.
[16] Georgiana lady Spencer à lady Bessborough, 28 octobre 1808. Citée dans Earl of Bessborough, Arthur Aspinall (dir.), Lady Bessborough and her Family circle, Londres, 1940, p. 177-178.
[17] Charles Greville, Memoirs, Tome 1, 1938, p. 8-10. Voir aussi W. H. Smyth, Aedes Hartwellianae, or Notices of the Manor and Mansion of Hartwell, Tome 1, 1851, p. 385-387.
[18] Cité dans André Castelot, Le Duc de Berry et son double mariage, Paris, Sfelt, 1951, p. 59.
[19] Marquis de La Maisonfort, Mémoires d’un agent royaliste, Paris, Mercure de France, 1998, p. 217.
[20] Mansel, Louis XVIII (voir note 6), p. 87, p. 140, p. 143 et p. 148.
[21] Louis XVIII envoie les peintres Develly et Baltard en 1814, et son peintre paysagiste de la chambre et du cabinet, Antoine-Ignace Melling, en 1817, pour en dessiner des vues.
[22] Lettre à d’Avaray, 1er avril 1811. Citée dans Louis XVIII, Correspondance privée (voir note 12), p. 80.
[23] Lettre à d’Avaray, 3 juin 1811. Ibid. p. 105.
[24] Les lettres patentes se trouvent chez ses descendants.
[25] Jean Lucas-Dubreton, Louis XVIII, Londres, 1927, p. 163.
[26] Daudet, Histoire de l’émigration (voir note 5), p. 448, p. 465, p. 467 et p. 471.
[27] Ancienne formule désignant la cour de France.
[28] AN, 37 AP 1, Archives Bonnay.
[29] Lettre à Mme de Gourbillon, 27 avril 1810. Citée dans De Reiset, Joséphine de Savoie (voir note 2), p. 407.
[30] Lettres à d’Avaray, 9 octobre 1810 et 1er avril 1811. Citées dans Louis XVIII, Correspondance privée (voir note 12), p. 19 et p. 89.
[31] Dormer papers, Journal d’Elizabeth, duchesse de Devonshire, 20 octobre 1808 et 5 septembre 1818. Ce fait est confirmé par les souvenirs inédits de lady Isabella de Chabot, consultés grâce à l’amabilité du vicomte de Rohan.
[32] AN, 37 AP 1, Archives Bonnay.
[33] Archives privées, Lettres de Louis XVIII à Blacas, 9 et 13 février 1813 ; Mansel, Louis XVIII (voir note 6), p. 130.
[34] Ibid. p. 153.
[35] Ibid. p. 175.
[36] Marguerite Castillon du Perron, Louis-Philippe et la Révolution française, Paris, Pygmalion, 1997, p. 491.
[37] Guy Antonetti, Louis-Philippe, Paris, Fayard, 1994, p. 347-349 et p. 388.
[38] Daudet, Histoire de l’émigration (voir note 5), p. 461-468.
[39] Antonetti, Louis-Philippe (voir note 37), p. 356-379.
[40] Daudet, Histoire de l’émigration (voir note 5), p. 468.
[41] Antonetti, Louis-Philippe (voir note 37), p. 365, p. 380, p. 402, p. 412 et p. 432.
[42] Duc d’Orléans, Souvenirs, 1810-1830, édition établie par Hervé Robert, Genève, Droz, 1993, p. 344 et p. 346.
[43] AN, 37 AP 1, Archives Bonnay, Lettres des 25 septembre et 7 avril 1813.