2.1. La lettre, support de la présence politique
Ghislain Tranié
Tranié, Ghislain, Louise de Lorraine (1553-1601). L’esprit et la lettre d’une reine de France.
Mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de Denis Crouzet,
I.R.C.O.M./Centre Roland Mousnier, Université de Paris-Sorbonne, 1999-2000.
Publié sur Cour de France.fr le 1er septembre 2010 (https://cour-de-france.fr/article1582.html).
Seconde partie : La Lettre
Les analyses de correspondances épistolaires ont beau jouir d’un grand intérêt, les chercheurs ont tendance à considérer la lettre comme un genre à partir du XVIIe siècle seulement, laissant la matière épistolaire antérieure aux bons soins des paléographes. De plus, l’historiographie peine à entrevoir ce genre autrement que sous l’angle factuel, voire anecdotique. Cependant, quelques-uns entreprennent de cerner autrement, comme Christine Planté qui propose plusieurs études réunies dans L’épistolaire, un genre féminin ? [1] Toutefois, le champ de ses analyses ne remonte pas encore au XVIe siècle. De plus, la lettre y est considérée comme un genre littéraire dont la valeur intime n’est qu’un moment précurseur à son dévoilement public.
Certes la publication des lettres de Catherine de Médicis, Henri III et Henri IV marque une étape importante dans la perception de la lettre. Marguerite de France, la « reine Margot » n’a cependant pas fait l’objet de publication raisonnée et complète, alors qu’elle demeure un cas d’étude depuis longtemps. Quant à Louise de Lorraine, la publication d’une partie de sa correspondance, effectuée en 1943 par Michel François n’a pas connu d’audience particulière du fait des circonstances affectant l’époque et reste aujourd’hui encore difficilement repérable [2].
La première approche de la correspondance de cette reine consiste à répertorier, rassembler ces lettres car les collections manuscrites de la Bibliothèque Nationale ne retiennent pas toujours comme critère le nom de Louise de Lorraine dans leur classement. C’est pourquoi les côtes consultées sont assez nombreuses au regard du résultat obtenu – 62 lettres envoyées contre 37 reçues – reflet de lacunes assurément majeures. L’ensemble de la correspondance avec Henri III (hormis une lettre), Catherine de Médicis, Marguerite de Lorraine, le duc et la duchesse de Mercœur (excepté une lettre là aussi) a disparu, sans doute détruite par la reine elle-même, ou par ses proches après son décès. D’un point de vue quantitatif, afin d’avoir une idée de l’importance de la lettre comme matière du quotidien, nous renvoyons à l’étude de Ji-Heon Suh sur Anne d’Este.
Louise de Lorraine aimait-elle écrite ? Une lettre, adressée à Bernard du Haillan, datée du 14 février 1592 semble indiquer une certaine prédilection pour l’écriture :
« Je vous sçay bon gré de la souvenance que vous avez eue de la promesse que vous m’avez faicte de m’escrire, et ay quelquefois pensé que quelque grand empeschement ou maladie vous en avoit retardé car je ne pourrois croire que aultre chose en peust estre cause [3]. »
Lettres envoyées
Destinataire | Années | Lettres |
---|---|---|
Anne d’Este, duchesse de Nemours | 1576-1589 | 17 |
Henri IV | 1589-1600 | 7 |
Jacques de Savoie, duc de Nemours | 1580- ? | 7 |
Parlement de Dijon | 1581-1583 | 4 |
François, cardinal de Joyeuse | 1594-1595 | 3 |
Louis d’Albain, ambassadeur à Rome | 1580 | 2 |
Louis de Gonzague, duc de Nevers | 1589-1591 | 2 |
Bernard de Girard, sieur du Haillan | 1592-1595 | 2 |
Henriette de Clèves, duchesse de Nevers | 1593-1595 | 2 |
Henri de Montmorency, connétable de France | 1595-1596 | 2 |
Diane de Lorraine, duchesse de Brunswick | ? | 2 |
François de Médicis, grand duc de Toscane | 1576 | 1 |
Jeanne d’Autriche, grande-duchesse de Toscane | 1576 | 1 |
Elizabeth 1ère, reine d’Angleterre | 1578 | 1 |
Jacques VI Stuart, roi d’Ecosse | 1584 | 1 |
Pierre Brulart, secrétaire d’État | 1586 | 1 |
Pomponne de Bellièvre, secrétaire d’État | 1587 | 1 |
Anne de Laval, duchesse de La Trémoïlle | 1588 | 1 |
Jacques de Montmorin, écuyer de la reine | 1589 | 1 |
Philippe Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur | 1589 | 1 |
Parlement de Tours | 1592 | 1 |
Conseil d’État (Schomberg, Bellièvre, Sancy, Revol) | 1593 | 1 |
Philippe de Mornay, sieur Duplessis | 1595 | 1 |
Diane de France, duchesse d’Angoulême | 1596 | 1 |
Guillaume de L’Aubespine, chancelier de la reine | 1598 | 1 |
Lettres reçues :
Auteur | Années | Lettres |
---|---|---|
Arnaud d’Ossat | 1590-1600 | 26 |
Sixte Quint | 1588-1589 | 2 |
Henri IV | 1589-1595 | 2 |
Henri III | 1589 | 1 |
Jacques de Montmorin | 1589 | 1 |
La Guesle | 1590 | 1 |
Grégoire XIV | 1591 | 1 |
Clément VIII | 1592 | 1 |
Felippo Barelli | 1599 | 1 |
Pomponne de Bellièvre | 1599 | 1 |
Les lettres autographes ne sont pas la règle chez Louise de Lorraine : à l’exception des lettres envoyées à la même Anne d’Este, les secrétaires prennent en charge la rédaction. Cette tendance se vérifie après 1589, lorsque, devenue veuve, les maladies la fatiguent et l’empêchent d’écrire correctement. Cependant, si l’affaire est d’importance ou le destinataire influent, elle tâche d’écrire de sa main. Ainsi, proche de la dernière extrémité, elle voulut écrire une ultime lettre à son frère le duc de Mercœur ; mais ses forces ne lui permirent pas de tenir la plume… La graphie de Louise de Lorraine se reconnaît à la verticalité et à la grosseur de ses caractères, beaucoup plus affirmés et maladroits que ceux de ses secrétaires : ce qui dénote une pratique moindre de l’écriture. Son orthographe est certes fantaisiste, mais ce trait est commun à bien des personnes alors, puisque les règles d’orthographe et de grammaire du français ne sont pas encore fixées. De plus, les ouvrages dévolus à l’art d’écrire restent peu diffusés ; cependant les érudits s’y intéressent de plus en plus. Estienne du Tronchet publie par exemple en 1572 des Finances et trésor de la plume française, contenant diverses lettres missives ; Jacques de La Rue de son côté fait paraître en 1578 son Premier livre de la bonne écriture française contenant une instruction à la jeunesse par quatrains et distiques moraux, etc [4]. En fait, cette science de l’écriture s’inscrit dans l’imitation des usages italiens, auxquels la reine ne souscrit guère, hors de la cour.
Toutefois, Michel François assure que « l’écriture de Louise est élégante ; c’est une cursive longue, rapide, aux formes déroutantes souvent, dont l’orthographe fantaisiste vient encore accroître la difficulté, formes et orthographes qui rappellent d’ailleurs étonnament la graphie de Henri III ; car, comme il advient lorsqu’on admire, la jeune reine avait imité l’écriture de son royal époux. Quant à l’orthographe, elle est le plus souvent phonétique et les philologues retiendront la graphie ere constante pour l’infinitif des verbes de la première conjugaison qui atteste que la reine faisait encore fortement sonner l’r final de ces verbes [5]. » Le pastiche évoqué ne mérite peut être pas son attribution à l’amour porté à son époux : la jeune reine, considérant l’éloquence et le style du roi, formé par de grands esprits, peut l’avoir considéré comme un modèle d’écriture dans une perspective plus objective…
2.1. La lettre, support de la présence politique
La correspondance de Louise de Lorraine recouvre toujours, même dans ses lettres les plus privées, une orientation politique : la distinction entre la vie officielle et l’intime n’est guère de mise dans le quotidien d’une reine de France. Pour autant, l’implication de la reine dans le domaine du politique demeure t-elle seulement formelle, « sur le papier », ou est-elle plus directe ?
2.1.1. Les pratiques politiques de la reine régnante
Jacqueline Boucher rompt des lieux communs – montrant la reine vivant continuellement en dehors de la cour – réitérés depuis deux siècles, lorsqu’elle rappelle sa participation à plusieurs conseils d’État au moins en 1576, 1577 et 1586, lorsqu’elle montre Catherine de Médicis sollicitant le gouvernement d’Ile-de-France pour elle-même ou bien pour sa bru. Aussi n’est-il pas étonnant de rencontrer, au gré des lettres de cette dernière, deux secrétaires d’État, membres du Conseil du roi, Brulart de Sillery et Pomponne de Bellièvre. La missive envoyée à ce dernier le 21 novembre 1587 depuis Paris rend d’ailleurs compte de la collaboration de la reine régnante aux affaires de l’État. En effet, Bellièvre est parti depuis quatre mois en compagnie de Jean de Lenoncourt, agent diplomatique du duc de Lorraine Charles III, pour obtenir de ce dernier qu’il se garde d’intervenir en France sous prétexte d’y poursuivre les reîtres du baron de Dohna venant au secours des Huguenots.
« Des puis vostre partement et celuy de Lenoncour j’ay resu un laittre du roy quy me mande le deplaisir qu’il resans ne voir Monsieur de Lorraine se conformere à sa voullonté et infinis propos sur ce suget. J4ay panssé donc escrire à Monsieur de Lorraine que cela pourat tousjours servir à vostre negociation. Vous luy donnerés de ma part et representerés l’extreme paine an coy je suis de cet desunions de voullonté anttre le roy et luy… [6]»
Certes, l’intercession de la reine prend place dans le cadre de sa parenté, domaine où elle a quelque influence, mais cette immixtion demeure remarquable car elle est encouragée par le roi lui-même qui apparaît la source de l’intervention de la reine : i llui reconnaît donc pleinement la possibilité d’user de sa position et de son influence. Et dès le 30 novembre suivant, Charles III décide de s’abstenir de toute intervention.
Toutefois, la plupart des missives concernent des princes étrangers. En effet les relations diplomatiques entre États imposent des relations épistolaires suivies entre les souverains, et la plupart du temps, leurs ambassadeurs profitent des audiences pour transmettre ces missives, voire, le cas échéant, les complètent de vive voix. Cette poste diplomatique a ses propres règles : les lettres des ambassadeurs – privées et publiques – sont souvent écrites avec les chiffres codés, tandis que celles des souverains ou de leurs représentants, officielles, ne nécessitent pas de décodage, et contiennent des informations publiques. Cet échange fonctionne d’abord selon un mode phatique, et par la suite peut revêtir un caractère personnel ou politique plus affirmé. Ce type de correspondance implique souvent tous les membres de la famille royale stricto sensu, donc entre 1575 et 1589, Henri III, Catherine de Médicis et Louise de Lorraine. Aussi est-il possible de retrouver des lettres quasiment identiques adressées divers souverains, notamment lors de réception d’ambassadeurs, afin de manifester clairement la politique royale. Ce fait se vérifie tout particulièrement dans les lettres que la reine régnante fait parvenir à François de Médicis, Jeanne d’Autriche, Elizabeth d’Angleterre et Jacques Stuart.
Les bonnes relations du royaume de France avec les grands ducs de Toscane transparaissent dans les lettres au couple grand-ducal :
« la singuliere affection et bonne volonté que vous portez à ceste couronne, dont je ne veulx aucunement oublier de vous remercier, et de vous prier affectueusement croire que tant pour la parfaicte amitié que je desire vous continuer… et … je tiendrai tousjours tout ce qui viendra de vostre part à singuliere recommandation [7]. »
« […] il n’a pas oublyé de me faire bien particulierement entendre la bonne affection que vous me portez. Laquelle je m’asseure vous serez contente de me continuer, vous aymant et honorant comme je fais et n’estimant rien à plus grand plaisir et contentement que d’entendre de vostre santé les bonnes nouvelles, lesquelles je vous prie toujours me departir [8]. »
Au-delà de l’expression d’une certaine compréhension féminine dans le dernier extrait, le ton des missives met en évidence le lien politique comme un lien personnel et familial entre les Valois et les Médicis : cette parenté officielle des souverains trouve dans ce cas une utilité particulière puisque le pouvoir des grands-ducs de Toscane après 1537 ne bénéficiait plus de la « légitimité » de la première branche des Médicis, victime des trois « cacciata dei Medici » et d’une absence de descendance.
Pour ce qui est du roi d’Ecosse, la missive rend compte de la réception de Georges Seton, nommé ambassadeur en France en avril 1583, et qui avait eu auparavant la confiance de Marie Stuart : sa venue s’inscrivait par conséquent dans la continuation des bonnes relations entre les deux royaumes. C’est pourquoi la reine rappelle, le 28 juin 1584, que le roi
« luy a faict la meilleure reponce qu’il luy a esté possible selon qu’il convient à l’ancienne amitié, alliance et confederation, qui est entre vous, vos royaumes, pays et subjets… [9] »
Michel François précise avec raison que cette lettre ne s’entend que si elle est comprise dans un ensemble de lettres écrites par Catherine de Médicis le 18 juin et Henri III le 27 juin, ce dernier exhortant la noblesse écossaise et son roi à œuvrer en faveur de la pacification du royaume.
La contingence des archives montre Louise de Lorraine écrivant à la reine d’Angleterre le 8 juin 1578. Les premières lignes concernent toujours un ambassadeur, lord Stafford. Cependant, le caractère politique y transparaît encore plus nettement puisqu’elle s’attarde sur les visées du duc d’Anjou sur les Flandres, exposant la vision officielle – celle du roi – à l’égard d’une telle entreprise :
« vous asseurant que si vous n’approuvez la deliberation que l’on dit que nostre cher et amé frere le duc d’Anjou demonstre avoir du costé de Flandre, […] moins encore que le roy, nostre tres cher seigneur, et nous […] pour ne desirer rien d’advantage que de demeurer en bonne paix, amitié et voisinage avec les Princes… [10] »
Et certes un passage des Mémoires de Marguerite de Valois concernant l’année 1578 confirme ces dires :
« le roi soudain, prenant sa robe de nuit, s’en alla trouver la reine ma mère, tout ému, comme en une alarme publique où l’ennemie eût été à la porte, lui disant : ‘Comment, Madame, que pensez-vous m’avoir demandé de laisser aller mon frère ? Ne voyez-vous pas, s’il s’en va, le danger où vous mettez mon État ? Sans doute sous cette chasse il y a quelque dangereuse entreprise [11]. »
La position de la reine régnante n’est pas à cet endroit sans ambiguïté : l’année précédente, en 1577, des proches de sa maison ont accompagné sa belle-sœur la reine de Navarre dans son périple à travers la Flandre, vers les eaux de Spa. Parmi la suite de Marguerite de Valois se trouvaient Philippe de Lenoncourt, dont plusieurs sœurs ou nièces étaient attachées au service de la reine, Philippe de Montespedon, princesse de La Roche-sur-Yon (une proche de la reine-mère), Hélène Comnène, castellane de Milan : toutes deux dames de Louise de Lorraine ; et surtout, celui qui allait devenir en 1585 le beau-père d’Henri de Lorraine, comte de Chaligny, demi-frère de la reine. Le récit de la reine de Navarre ne dit mot, à première vue, d’un éventuel soutien de la reine régnante à l’entreprise. Cette dernière y avait pourtant quelque intérêt : par sa mère, elle est issue de la maison d’Egmont, en butte à l’autorité de Philippe II. Jacqueline Boucher note cette filiation et son dévouement pour ses cousins [12], mais ne pousse pas son analyse jusqu’au voyage de 1577, lequel marquerait ainsi l’alliance opportune de deux reines que l’on oppose un peu trop aisément. Pourtant, ces mêmes mémoires contiennent vraisemblablement la preuve de cette communauté d’intérêts : en effet, Marguerite de Valois indique qu’elle demande à « la reine [13] » l’autorisation d’aller à Spa prendre les eaux. Il est remarquable que les éditions que nous avons consultées ne relèvent pas cette absence de caractérisation de la reine. Celle-ci est assimilée à Catherine de Médicis alors que, s’adressant à cette dernière, la reine de Navarre ne manque jamais tout au long de son récit de l’identifier clairement comme « la reine ma mère ». Dans ces conditions, rien ne prouve que le récit concerne réellement Catherine de Médicis : Louise de Lorraine nous semble une interlocutrice beaucoup plus crédible du fait de son implication dans les affaires de Flandre. De plus, le ton du dialogue ne ressemble guère à celui dont Marguerite et sa mère usent lorsqu’elles conversent en privé au fil des Mémoires.
Le lendemain je trouvai la reine seule, et lui représentai le mal et déplaisir que ce m’était de voir le roi mon mari en guerre contre le roi, et de me voir éloignée de lui ; que, pendant que cette guerre durerait, il ne m’était honorable ni bienséant de demeurer à la cour, […] que je la suppliais de trouver bon que je m’éloignasse de la cour ; qu’il y avait quelque temps que les médecins m’avaient ordonné les eaux de Spa pour l’érésipèle que j’avais au bras, à quoi depuis si longtemps j’étais sujette ; que la saison à cette heure y étant propre, il me semblait que si elle le trouvait bon, que ce voyage était bien à propos pour m’éloigner en cette saison […] ; que j’espérai qu’elle, par sa prudence, disposerait les choses avec le temps de telle façon, que le roi mon mari obiendrait une paix du roi, et rentrerait en sa bonne grâce ; […] et qu’en ce voyage de Spa, Mme la princesse de La Roche-sur-Yon, qui était là présente, me faisait cet honneur de m’accompagner. Elle approuva cette condition, et me dit qu’elle était fort aise que j’eusse pris cet avis […] ; mais qu’entre tout cela, ce qui lui travaillait le plus l’esprit, était de voir ce que je lui représentais, que je pouvais éviter, demeurant à la cour, l’un de ces deux malheures : ou bien que le roi mon mari ne l’aurait agréable et s’en prendrait à moi, ou que le roi entrerait en défiance de moi, […] ; qu’elle persuaderait le roi de trouver bon ce voyage. Ce qu’elle fit […] [14].
Le discours accentue cette interprétation et sa tonalité implicite engendre une complicité entre les protagonistes qui s’accordent sur une affaire où il importe qu’aucune des dames n’étale ses visées précises. La prudence est habilement invoquée, et se confond avec la ruse, ou plutôt le prétexte – en soi assez médiocre mais révélateur d’une diplomatie des humeurs et du malaise. Les desseins de la reine régnante et des « médecins », c’est-à-dire le duc d’Anjou, sont assez importants pour les réunir, la première souhaitant la réhabilitation de ses cousins que le second pourrait favoriser au cas où il évincerait les Espagnols de la Flandre catholique, en accord avec le prince d’Orange. Enfin, la participation de la princesse de La Roche-sur-Yon, dont Marguerite de Valois assure que la reine « approuva cette condition », réalise le lien entre les reines et symboliserait le concours à la fois de la reine régnante et la reine mère au voyage. Cette inclination pour les affaires de Flandre expliquerait alors les attentions du duc d’Anjou à son égard vers 1578-1579, et notamment au début de janvier 1579, lorsque celui-ci lui envoya à titre d’étrennes un collier d’or et de verreries valant 5000 écus (15000 livres) : échange de bons procédés [15] ?
2.1.2. Rome, terrain de prédilection ?
Au moins autant pour la promotion des siens, les affaires du royaume qu’en raison de sa piété personnelle, Louise de Lorraine eut tôt recours au Saint Siège. En introduction aux quelques lettres sur ce sujet, il convient de considérer les remarques des nonces sur la reine régnante : ainsi le 28 février 1581 le nonce Castelli note qu’un prédicateur, dans son sermon sur la confession et l’absolution prononcé devant Louise de Lorraine, fait allusion à la bulle In Coelo Domini, source de tensions entre le roi et le Saint Siège. À travers la reine, le prédicateur entendait toucher le roi lui-même : celle-ci, en plus d’être une dévote reconnue, est d’abord un objet politique que le nonce apostolique ne saurait éluder. Car si son éthique religieuse se manifeste par des marques de dévotion envers la personne du pape, la plupart de ses lettres, comme les réponses pontificales (sous forme de brefs) concernent des affaires propres à l’Eglise. Ainsi, du côté romain, Grégoire XIII lui fait remettre le 20 octobre 1578 plusieurs chapelets chargés d’indulgences [16]. Et ses successeurs font de même, lui adressant des brefs ou bien pour introduire les nonces successifs à la cour, ou bien pour quelque nomination sollicitée par elle, comme l’élévation de son demi-frère, Charles de Vaudémont, au cardinalat le 21 février 1578, et la même disposition pour l’évêque de Brive :
« À notre très chère fille, salut dans le Christ et apostolique bénédiction. En vertu de la multitude et de l’importance des raisons de créer un cardinal en faveur de la sainte Église romaine, nous et le Siège apostolique, tenons pour l’un des plus dignes le légat a latere Jean François, évêque de Brive, dont les œuvres très zélées et très fidèles envers le Roi Très Chrétien ne nous furent pas masquées […]. Celui-ci remettre aussi ces lettres à Votre Majesté […]. Fait à Rome à Saint-Marc sous le sceau des Pêcheurs le 3 août 1588, la quatrième année de notre pontificat [17]. »
Les sujets abordés avec le nonce étaient fort divers : le 13 novembre 1581, la reine régnante demande ainsi un bref approuvant l’envoi de deux capucins à Jérusalem comme ex-voto ; le 27 mars 1583, elle requiert du pape une dispense du jeûne pour le carême – qu’elle reçoit le 30 mai suivant [18].
L’ambassadeur du roi à Rome, Louis Chasteigner de La Rocheposay, sieur d’Abain, constitue l’autre intermédiaire privilégié pour la reine de France dans ses relations avec le Saint Siège, notamment en ce qui concerne les nominations de fidèles à diveses charges ecclésiastiques. L’influence de Louise de Lorraine devait être certaine puisque le cardinal de Bourbon lui demanda au moins par deux fois son soutien pour obtenir la collation de deux abbayes à des proches :
« j’ay bien voullu par mesme moyen vous faire ce petit mot pour vous prier, comme je faictz, de toute mon affection, de moyenner et intercedder envers Sa Sainteté que son bon plaisir soit accorder à mondit cousin (le cardinal de Guise) la grace des depesches des abbayes de Corbye et d’Ourcamp que luy a resignees mon oncle le cardinal de Bourbon, avec prompte et briefve expedition d’icelles et vous y emploier comme pour les affaires propres du Roy monseigneur […] [19] »
L’autorité qu’elle manifeste procède au moins autant de son rang royal que du désir de satisfaire son cousin, non pas le cardinal de Bourbon (lequel apparaît ici comme l’agent passif des ambitions lorraines) mais un parent bien plus proche, Louis de Lorraine, archevêque de Reims et cardinal de Guise.
2.1.3. Une difficile présence politique
La collection Moreau, conservée dans les fonds de la Bibliothèque nationale, contient en son sein quatre lettres extraites du 52e portefeuille de Fontette, consacré au parlement de Dijon. Michel François remarque que ces lettres sont « toutes relatives à l’opposition mise par cette cour à l’édit de Henri III accordant aux notaires du royaume la survivance de leur charge avec union de l’office de garde-notes que le Parlement de Paris avait enregistré sans difficulté, le 19 septembre 1578. On verra que Louise avait intérêt à ce que cet édit fût universellement reconnu, les deniers affectés à l’entretien de sa maison provenant en partie du rachat de ces charges [20]. » L’économie de la maison de la reine ne se bornait pas à l’éducation des filles demoiselles et au regroupement politique et somptuaire des grandes dames du royaume. Bien que pourvue d’un conseil chargé des affaires courantes et de l’organisation des dépenses, Louise de Lorraine exerça un droit de regard sur ses affaires, notamment après la découverte de malversations en 1582, qui lui valurent des tracasseries en justice jusqu’en 1594 au moins. Jacqueline Boucher note d’ailleurs que, « bien que Louise ne fût pas dépensière de nature, elle éprouva des difficultés dans la gestion de ses ressources. La malversation s’en mêla. Un diplomate toscan écrivit le 29 janvier 1582 que le roi avait chassé le chancelier de la reine, Henri de Mesmes sieur de Roissy, homme d’un grand savoir mais d’une honnêteté contestable, en disant qu’il mériterait d’être pendu. En pratique, il se borna à accompagner ce congé, qu’il lui donna en personne, d’un geste vif et insultant à l’égard du personnage, ce qui ne lui était pas habituel [21]. » C’est sans doute pourquoi, malgré sa confiance envers ceux qui l’entouraient plus tard à Chenonceau, durant sa viduité, la reine douairière procédait à l’examen de ses comptes au moins une fois par mois [22]. En fait, elle se préoccupait de ses ressources depuis 1580 au moins – année de sa première lettre au parlement de Dijon.
Indice manifeste de la détérioration de l’autorité royale, les lettres de jussion expéditées par Henri III ne suffisent pas à faire plier cette cour qui s’évertue à rendre inefficace l’édit royal :
« Ayant veu l’arrest par vous donné le VIIe aoust dernier sur les lettres de jussion que le roy monseigneur vous a faict expedier et envoyer des le XIXe juillet à ce que eussiez à lever les modifications faictes par plusieurs voz arretz sur l’edit et declaration […], par lequel, soubz pretexte de lever vosdites premieres modifications, vous y en auriez faict d’aultres beaucoup prejudiciables à l’execution dudict edict et declaration qui, au moyen d’icelles, demeuroit sans effect [23]. »
L’attitude de cette cour s’inscrit dans un double jeu où personne n’est dupe : ne pouvant refuser un enregistrement à long terme, les parlementaires opèrent des coupes sombres dans l’édit, ainsi rendu caduc, et arguent probablement de leur bonne foi. La réticence en elle-même n’est pas un véritable obstacle : sa longévité par contre implique un changement de ton de la part de la reine, dont l’autorité est ainsi mise à l’épreuve.
La lettre du 31 janvier 1581 affiche d’emblée la portée de l’intervention royale [24]. En effet, son rédacteur n’est pas un simple secrétaire, mais le premier secrétaire des commandements des finances de la reine, François Ligier, seigneur de Lauconnière, un proche qui l’accompagne dans ses déplacements, comme les lieux d’expédition des lettres l’indiquent [25]. Il convient d’ores et déjà de noter que jamais dans cette affaire, Louise de Lorraine n’écrit de sa main, si ce n’est pour apposer une signature qui demeure fort conventionelle et dans la lignée des signatures royales, alors qu’elle aurait pu inscrire un monogramme. Par conséquent, la relation établie avec les parlementaires se place dans un cadre strictement officiel, et non point officieux et particulier, comme aurait pu le signaler l’emploi d’un monogramme. Cette empreinte officielle est coextensive d’un certain formalisme. Car la moitié de la missive se borne à rappeler la « voulonté » du roi, citant presque par le menu l’objet de l’édit :
« Messieurs. Je vous ay c devant escript […] pour le faict de la veriffication de la declaration que le roy monseigneur a faicte en faveur des notaires pour la resignation de leurs offices à survivance avec le tiltre de gardenotte […] »
La trivialité toute juridique du ton délibératif ne précise en rien la valeur accordée à cette affaire, à ceci près qu’il s’agit au moins de la seconde lettre afférant à cette question, puisque Louise de Lorraine leur a « ci devant escript estant à Bourbon », soit vers la fin de l’été ou le début de l’automne 1580. La supplique finale est aussi empreinte d’une politesse toute royale, car la reconnaissance qu’elle pourrait contracter vis-à-vis du parlement de Dijon est directement conditionnée au fait « de n’y plus user d’aucune restriction ne modiffication », conformément aux lettres de jussion.
La lettre du 20 juillet 1582 se distingue par l’originalité du discours tenu, lequel ne se retrouve pas dans les autres lettres adressées au parlement [26]. En effet, le fond de l’édit n’est plus évoqué, et la péremption masquée sous les assauts de politesse et d’amabilités. Si les allusions aux lettres de jussions n’étaient pas explicites, le champ lexical déployé serait semblable à une lettre de personnelle amitié de la reine : les parlementaires sont invités à satisfaire par une « bonne fin » leur reine qui, au détour d’une phrase, admet « quelque particulier interet ». Mais cet aveu se disperse au milieu d’une image maternelle que semble vouloir incarner Louise de Lorraine. Elle dévoile son « bon cueur en toutes les occasions qui se presenteront à vous faire tout plaisir », insiste « affectueusement » et exhorte la cour à prendre des mesures harmonieuses, afin de régler, par « bonne expedition » et « bonne fin » la question.
Devant une telle douceur, pourquoi ne pas céder ? Les parlementaires ne furent certes pas dupes : les pratiques requièrent la force et l’apaisement, selon les circonstances, et cette lettre a du être interprétée comme un artifice du secrétaire, probablement rompu à la rhétorique de négociation. Car l’alliance de la force et de la bienveillance participe autant d’un ars bene dicendi que de l’art de bien écrire. Pour autant, la reine n’est pas absente de cette lettre ; au contraire, un indice de sa présence perce lorsque son sort est rattaché à celui du roi. Car « la bonne expedition que luy et moy en esperons de vous » occupe justement le centre spatial de la lettre : or c’est la seule occurrence dans sa correspondance officielle où cette impression d’une union complète entre le roi et la reine ressort autant. Certes le rapprochement des époux concourt à prodiguer au roi les vertus de la reine, et à la reine l’autorité du roi, et cela ne serait qu’un artifice de plus. Mais Louise de Lorraine ordonne l’écrit selon deux perspectives, « l’amour de moy et de la priere que je vous fais », expressions courantes dans la bouche et la plume de la reine régnante. Et, si en fin de compte, l’on s’en tenait à une parole pleine de miel, presque machiavélienne au regard des autres missives, cela ne justifierait pas la mise à l’écart de la reine vis-à-vis de négociations menées par son premier secrétaire. Formée par Catherine de Médicis, Anne d’Este et Louise de La Béraudière aux usages de la cour, elle n’ignorait par les pratiques de la conciliation et eut maintes fois l’occasion de s’y adonner dans la cadre de la Maison, afin d’imposer une certaine éthique aussi bien qu’une étiquette véritable.
Toutefois, la douceur ne dure qu’un temps, et devant l’opiniâtreté manifestée, les deux autres lettres prennent un tour plus insistant, et relèvent le plus souvent de l’injonction pure et simple. Le 18 septembre 1582, elle évoque sans détour les prétextes qui annihilent les arrêts précédants, et ce pour son
« tres grand prejudice et dommaige pour estre sur icelle nature de deniers addignee pour partie de l’entretenement de ma maison, qui est cause que je vous ay de rechef faict depescher et escrire la presente pour vous prier, d’autant que particullierement ce faict m’importe grandement à cause de ce que dessus et comme je vous ay cy devant faict entendre de procedder à la veriffication et publication tant dudict et declaration que des autres mentionnez esdites lettres de jussion dudict XIXe juillet purement et simplement laiant (sic) et ostant vosdictes premieres, secondes et dernieres restrictions qui semblent n’estre faictes que pour du tout empescher l’execution desdicts editz »
L’accumulation des adverbes – « particullierement… grandement… purement… simplement » – adjointe au martèlement explicite des péripéties, telles que les « premieres, secondes et dernieres restrictions » ; tous ces procédés, même s’ils sont ordonnés par le secrétaire, émanent de la reine dont le « je » s’affirme clairement : elle a beau « prier », son désir doit s’interpréter comme un devoir qu’elle requiert cette fois sans aucune promesse de contreparties.
La dernière lettre, en date du 6 avril 1583, revient à des termes plus modérés, enclins à la conciliation dans la mesure où les parlementaires procèdent à l’enregistrement requis. L’idée de justice légitime cette ultime tentative car, toujorsu adressées à la suite de lettres de jussions, sa missive a pour vocation de « poursuivre et soliciter à la verification ». Mais le reste se caractérise par la monotonie de son style et malgré la récurrence du « je » l’impersonnalité de l’ensemble domine. Est-ce à dire que la reine ne se consacrerait plus que de loin à cette affaire ? Le rappel de son intérêt et sa présence au Louvre, certaine avant le 13 avril, ne permettent pas d’émettre des hypothèses sur ce point.
Cette affaire a néanmoins le mérite de montrer l’implication directe de la reine dans les affaires matérielles de sa maison, et de souligner les mouvements d’humeur de la personne royale face à cette montée des oppositions dans le royaume envers sa dignité et son autorité. Car, devenue reine douairière, certaine de son bon droit et en relation avec des parlementaires de Tours attachés à sa personne et à celle du roi, son discours épistolaire est tout autre. Ainsi le 20 juillet 1592, la lettre qu’elle adresse aux avocats et procureur général du roi reflète dès le début son sentiment sur le pouvoir qui doit être sien :
« Messieurs, ayant toute asseurance de la bonne affection que chacun de vous en son particulier desire de porte à mes affaires, j’ay pensé qu’il n’estoit poinct besoing de vous importuner davantaige de mes lettres, et que une seulle vous suffiroit pour accompaigner celle du Roy monsieur mon frere qui vous mande plus amplement son intention sur la variffication et enregistrement de mon douaire [27]. »
L’octroi définitif de son douaire intervint d’ailleurs peu de temps après puique dès la fin de l’été 1592, elle nommait un vicaire à l’Hôtel Dieu de Moulins et faisait établir des lettres patentes en faveur d’un pauvre curé. Enfin, le 27 octobre suivant, elle entrait solennellement à Moulins en tant que duchesse du Bourbonnais [28].
Notes
[1] Christine Planté (dir.), L’épistolaire, un genre féminin ?, Paris, 1998. Voir surtout l’étude de Roger Duchène, « La lettre : genre masculin et pratique féminine », p.27-50.
[2] Michel François (éd.), « Cinquante lettres d’une reine de France, Louise de Vaudémont, femme de Henri III », Annuaire-Bulletin de la société d’histoire de France, Paris, 1943, p.129-165.
[3] Ms Fr. 20480, fol.329.
[4] Gabriel Audisio, Isabelle Bonnot-Rambaud, Lire le français d’hier. Manuel de paléographie moderne, XVe-XVIIIe siècle, Paris, 1997.
[5] Michel François, op.cit., p.132.
[6] Cité dans Jacqueline Boucher, op.cit., p.204-206.
[7] Edouard Meaume, op. cit., p.62-63.
[8] Ibid., p.63.
[9] Ms Fr. 3304, fol. 133
[10] Michel François, op.cit., p.141, note 1.
[11] Marguerite de Valois, Mémoires, Toulouse, 1994, p.123.
[12] Jacqueline Boucher, op.cit., p.204.
[13] Marguerite de Valois, op.cit., p.81.
[14] Ibid., p.81-83.
[15] Jacqueline Boucher, op.cit., p.128-129. Celle-ci pense que le duc d’Anjou cherchait à se procurer les bonnes grâces de la reine pour influencer le roi en sa faveur.
[16] Acta Nuntiaturae Gallicae. Correspondance du nonce Anselmo Dandino (1578-1581), éd. Ivan Cloulas, Rome-Paris, 1970, p.240.
[17] Ms Fr. 3473. Traduction personnelle.
[18] Acta Nuntiaturae Gallicae. Correspondance du nonce G. B. Castelli (1581-1583), R. Toupin éd., Rome-Paris, 1967, p.212-213, 517-518, 557.
[19] Ms Fr. 23614, fol. 112
[20] Michel François, op.cit., p.137-138.
[21] Jacqueline Boucher, op.cit., p.69.
[22] Antoine Malet, op.cit., VII, 7.
[23] Lettre du 18 septembre 1582.
[24] Collection Moreau, n°832, fol. 214
[25] Emmanuel Meaume, op.cit., p.158.
[26] Collection Moreau, n°832, fol. 233
[27] C. Chevalier, op.cit., p.395-396.
[28] Inventaire sommaire des Archives communales. Ville de Moulins, p.16.