2.2. La lettre, une illustration de la sociabilité noble
Ghislain Tranié
Tranié, Ghislain, Louise de Lorraine (1553-1601). L’esprit et la lettre d’une reine de France.
Mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de Denis Crouzet,
I.R.C.O.M./Centre Roland Mousnier, Université de Paris-Sorbonne, 1999-2000.
Publié sur Cour de France.fr le 1er septembre 2010 (https://cour-de-france.fr/article1582.html).
2.2.1. Essai de restitution du réseau épistolaire de Louise de Lorraine
La diversité des correspondants de Louise de Lorraine donne la mesure de son implication au cœur de plusieurs réseaux de sociabilité dont nous dressons une typologie forcément réductrice car les entremêlements entre ces réseaux sont multiples. Nous distinguons, par ordre décroissant des lettres retrouvées, le lien noble, les affaires romaines, les relations avec les cours souveraines et les commis de l’État, celles avec la famille royale, celles avec les souverains étrangers, et enfin des missives concernant sa maison. Mais le cardinal de Joyeuse ou bien le duc de Luxembourg, mentionnés à propos de Rome, pourraient tout aussi bien être compris dans la catégorie des Grands du royaume ou dans celle sur la parenté de la reine.
N.B. : Les noms cités après un « + » signifient que des correspondances supplémentaires ont existé, sans que l’on puisse en retrouver trace…
« Grands » et parenté [31] :
– Duc & duchesse de Nemours
– Duc & duchesse de Nevers
– Duc de Mercœur
– Connétable de France
– Duchesse de La Trémoïlle
– Duchesse de Brunswick
+ Marie de Luxembourg, duchesse de Mercœur
+ Marguerite de Lorraine, duchesse de Joyeuse
Affaires romaines [31] :
– Louis de Chasteigner d’Abain, ambassadeur de France à Rome
– Arnaud d’Ossat, ambassadeur de Louise de Lorraine à Rome
– François, cardinal de Joyeuse
– Felippo Barrelli, gouverneur de Notre Dame de Lorette
+ Papes & entourage privé (Sixte Quint, Donna Camilla, Grégoire XIV, comte Sfondrat, Clément VII)
+ Cardinaux italiens (Sfondrat, Borromée, d’Ascoli, Cajetan, Morosini, Sancte Severini, Sancti Quatro, Lancelot, de La Rovere, Cusan, Mattei)
+ Charles, cardinal de Lorraine
+ Abbé de Beaulieu (1er aumônier de la reine douairière)
+ R. P. Moncoli (Procureur général de l’Ordre des Capucins)
+ Ambassadeur de France (M. de Luxembourg)
+ Ambassadeur de Toscane
+ Ambassadeurs de Venise (Alberto Baducro, Giovanni Moro, Paul Parute)
Commis de l’État [13] :
– Conseil d’État
– Parlement de Tours
– Parlement de Dijon
– Pierre Brulart
– Pomponne de Bellièvre
– Philippe Duplessis Mornay
– Jacques de La Guesle
– Bernard de Girard du Haillan
Famille royale [11] :
– Henri III
– Henri IV
– Diane de France
+ Catherine de Médicis
Souverains étrangers [10] :
– Toscane
– Angleterre
– Espagne
– Ecosse
– Rome
Autres [4]
– Jacques de Montmorin, écuyer de la reine
– Guillaume de L’Aubespine, chancelier de la reine
+ Sébastien Zamet, conseiller de la reine
2.2.2. Une sociabilité du service et de l’amitié
« Ce monde d’oncles et de cousins, de gendres et de belles-filles constitue le meilleur réseau de communication [1] ». Et certes la plupart des lettres concernent les Grands du royaume qui sont ou bien ses proches parents, ou bien alliés directement à la Maison royale. Le duc de Nemours est le frère de Jeanne de Savoie, seconde épouse du comte de Vaudémont ; la duchesse de Nemours est en outre la mère des Guise, cousins des Vaudémont. Le duc et la duchesse de Mercœur sont respectivement le demi-frère et la belle-sœur de Louise de Lorraine ; la duchesse de Joyeuse est sa demi-sœur. La duchesse de Brunswick, Dorothée de Lorraine, est l’une de ses cousines, élevée comme elle à la cour ducale de Nancy. Henriette de Clèves, duchesse de Nevers, est la belle-sœur du duc de Guise, tandis que le cardinal de Joyeuse est le beau-frère de la demi-sœur de la reine. Le duc de Nevers, Louis de Gonzague, est apparenté aux Médicis. La duchesse de La Trémoïlle est la belle-mère d’Henri de Bourbon, second prince de Condé et prince du sang. Henri de Montmorency, connétable de France, n’est pas un parent direct des Valois, mais des liens étroient existent les Montmorency et les rois de France depuis la première moitié du XVIe siècle. À leur endroit, la lettre est synonyme de pérennité du lien d’amitié que cultivent les membres des réseaux parenté des Lorraine et des Valois : il n’existe pas de véritable dissociation entre les deux. Un tel lien trouve dans la conclusion des mariages un mode de fonctionnement et une solution de continuité qui sont remarquables. Louise de Lorraine évoque à plusieurs reprises dans sa correspondance des mariages de parents proches (celui, par exemple, du duc de Mayenne avec Henriette de Savoie) ou bien de souverains étrangers. Toutefois, la plupart d’entre eux ne la concernent qu’indirectement : ainsi celui du duc Charles Emmanuel de Savoie avec l’infante Catherine d’Autriche. Les négociations menées durant l’été 1584 pouvaient certes infléchir des données politiques fortes, mais elles trouvent une autre résonance au niveau des réseaux d’influence et de parenté. Car lorsque quelque affaire touche la maison de Savoie, la reine régnante ne s’adresse pas seulement à son oncle Jacques de Savoie, mais également à sa tante Anne d’Este, dont elle espérait peut être de plus amples renseignements :
« Je croy que savés tres bien la resollution du mariage de M. de Savoie avec l’infante d’Espaigne seconde : vous anverés à cet faict et nous an manderés, c’il vous plaist, des nouvelles [2] ».
La duchesse de Nemours exerce un rôle d’agent à la fois auprès de la maison de Savoie et auprès de deux autres réseaux de parenté, ceux des maisons de Lorraine et de France. Or, lors de toute discussion en vue d’alliances matrimoniales, que Jean-Marie Constant désigne comme de « savantes manœuvres », un nombre important de personnes sont sollicitées. Car du mariage dépendent la perpétuation du lignage, le prestige et la puissance de la maison noble : il s’agit ici d’un véritable « investissement humain [3] ».
Ce placement est à la fois objectif et subjectif, et l’application de Louise de Lorraine à promouvoir sa fratrie s’inscrit dans cette notion de réversibilité de son élévation royale à l’ensemble de sa proche parenté. Seule une lettre – encore adressée à Anne d’Este – mentionne un cas exemplaire de cette préoccupation de la reine : les noces de Christine de Lorraine envisagées à l’automne 1585 avec le duc de Nemours [4]. Ce ne fut point le seul projet puisque plusieurs unions prestigieuses vinrent conforter la position de sa famille entre 1575 et 1589 : Philippe Emmanuel de Lorraine, alors marquis de Nomeny, épousa dès juillet 1575 l’héritière de la principauté de Martigues et des droits touchant l’ancien duché de Penthièvre ; Marguerite de Lorraine fut pressentie pour devenir grande-duchesse de Toscane, princesse de Condé, avant d’épouser l’archimignon Anne de Joyeuse ; Henri de Lorraine, frère cadet de la reine, eut aussi un parti intéressant en 1585, en la personne de Claude de Mouy, héritière du marquisat éponyme en Picardie et dont le lignage, quoique second, jouissait d’un certain prestige.
« Le mot ‘amitié’ aux XVIe et XVIIe siècles est ambigu. Il signifie non seulement ce que nous entendons aujourd’hui mais aussi l’affection que se portaient un homme et une femme ou deux personnes éprouvant un certain attachement l’une pour l’autre. Une troisième interprétation peut encore être donnée : les liens de fidélité et de clientèle [5] ». L’amitié pour la maison de Lorraine se conçoit, en plus du lien de parenté, comme une « fidélité » qui se déploie avec le concours d’une nombreuse clientèle dévouée à la reine, mais également aux Guise. Son premier médecin, Jean Delorme, passa ainsi à sa mort au service du duc de Lorraine Charles III. De même, l’abbé d’Orbays Jean de Pilles, l’un de ses aumôniers, était « secretaire ordinaire de la chambre du Roy mondict seigneur et de mondict cousin le cardinal de Guyse [6] », et surtout prévôt à Reims et vicaire général de Louis de Guise pour cette église-cathédrale. En juin 1580, il agit à Rome mandaté à la fois par la reine, le cardinal de Bourbon et le cardinal de Guise. La composition de la Maison de la reine est un savant dosage de plusieurs réseaux, et l’on y retrouve un grand nombre de clients et de membres de la maison de Lorraine [7], mais aussi de nombreuses personnes attachées depuis longtemps au service des rois de France [8], d’autres issues de celui de Catherine de Médicis [9], et enfin quelques parentes des favoris du roi [10]. La force des réseaux de fidélité, en tant que relations humaines plus que liens politiques, se manifeste par la permanence dans l’entourage de Louise de Lorraine de personnes convaincues d’appartenance à la Ligue, et ce jusqu’en 1594 au moins [11] : la permanence de son attachement pour les Mercœur et, paradoxalement, son ressentiment envers le duc de Mayenne sont à resituer selon cette problématique de la fidélité noble.
L’acte le plus significatif de cette sociabilité se rencontre lors de l’échange de services entre correspondants épistolaires. Ainsi lorsque la duchesse de Nemours est en procès, elle n’hésite pas, malgré quelques excuses polies, à demander l’appui de la reine régnante.
« Ma tante. Je ne feux jamais inportunee de vostre laittre mais bien aisse an avoir. Madame de Randant m’a dit ce que desiré pour vostre procés. J’aycript à Lalianin pour me mander ce que voulés, ettant fort aisse qu’il s’avansse pour l’assuransse que j’ay qu’ant orés bonn isuee. Je commande audit Lalianin vous assister de tout ce qui vous pourrat servir. [12] »
Trois lettres entre 1589 et 1591 illustrent ces échanges de bons procédés. Elles impliquent pour l’essentiel Louise de Lorraine et le duc de Nevers. Ce dernier, victime de pillages menés par des ligueurs, demande à la reine douairière d’intercéder en sa faveur auprès de son frère le duc de Mercœur afin de récupérer sa vaisselle.
« Mon cousin. Je m’assure tant de la voullonté que mon frere a de vous faire servise et çais combien il tins vostre amittié chere que ne fais nul doute qu’il ne vous rande contans au recouvrement de vostre vesselle. Je luy an escript et croy que cy eu esté à Nantes, la chosse seroit passé à vostre contantemant, esperant que le serés, que desire infinimant et d’avoir autant de moiens vous faire paroytre, mon cousin, les efés de ma bonn voullonté, vous priant an faire etta comme je fai de la vostre. [13] »
Le « servise » implique la réciprocité, et la demande expresse d’y satisfaire tantôt – ce qui est assez rare chez elle – traduit assurément quelque préoccupation où Louis de Gonzague pourrait être intéressé, d’une manière ou d’une autre. Et, en ce mois de décembre 1589, la nouvelle reine douairière devait compter tous les soutiens, alors que sa maison partait en déliquescence. La contingence des sources et de la publication de Michel François nous permet d’appréhender une autre dépêche de la reine pour le duc en date du 23 juillet 1591 qui intervient comme une demande de service, mais cette fois émanant de Louise de Lorraine :
« Mon cousin. Le feu roy monseigneur que Dieu absolve, assez lontemps devant sa mort, donna au sieur Dynet l’abbaye de Nesle par le trespas de celluy qui en estoit auparavant pourveu. Depuis à cause de ces malheures et pource qu’il a tousjours esté prez de moy, il n’a eu moien d’aller sur le lieu s’establir en la possession et jouissance d’icelle […] ; et pour ce que je veulx bien en ce que je pourray le favoriser, et que je sçay aussi que vous ferez tres volontiers le semblable, tant pour l’amour de moy que pareillement pour la cognoissance que vous avez de ses vertus et merites […] [14] »
S’agit-il pour autant de ce service qu’elle semble prévoir dès le 6 décembre 1589 ? La probabilité en est très faible. Cette lettre témoigne aussi de ce que les Grands interviennent souvent pour des fidèles et des clients : or Pierre Dinet était déjà un fidèle de Henri III et de la reine avant 1589, et après cette date, il devint son aumônier et prédicateur avec Toussaint Leduc. Louise de Lorraine entendait donc le remercier de sa loyauté en essayant de le faire entrer en possession de l’abbaye de Nesle-la-Reporte au diocèse de Troyes dont il avait été pourvu en 1588 après le décès de Mathieu Le Bossu, historiographe du roi [15] – « le trespas de celluy qui en estoit auparavant pourveu ». Elle agit de même avec Arnaud d’Ossat en juillet 1591, lui garantissant la possession effective d’un prieuré auquel il prétendait ; ainsi qu’envers le fils de son chancelier Guillaume de L’Aubespine en 1600, en lui faisant remettre l’abbaye des Préaux, au diocèse d’Aurillac.
Notes
[1] Jean-Marie Constant, La noblesse française aux XVIe et XVIIe siècles, p.131.
[2] Ms Fr. 3238, fol. 52.
[3] Jean-Marie Constant, op.cit., p.117.
[4] C’est d’ailleurs Louise de Lorraine qui se chargea des derniers détails concernant la conclusion du mariage entre Christine de Lorraine et Ferdinand de Médicis, grand-duc de Toscane, après le décès de Catherine de Médicis, le 5 janvier 1589.
[5] Jean-Marie Constant, op.cit., p.148.
[6] Ms Fr. 23614, fol. 112.
[7] Ces membres de la maison de Lorraine sont: Antoinette de Bourbon, duchesse douairière de Guise; Anne d’Este, mere du duc de Guise ; Catherine de Clèves, duchesse de Guise ; Catherine de Lorraine, comtesse de Vaudémont ; Henriette de Savoie, duchesse de Mayenne ; Marie de Lorraine, duchesse d’Aumale ; Catherine- Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier ; Marie de Luxembourg, duchesse de Mercœur. Parmi les fidèles de la maison de Guise que nous avons pu identifier au sein de la Maison de la reine, il faut citer Fulvie Pic de La Mirandole, comtesse de Randan.
[8] Robert de Combault; Anne de Thou, dame de Cheverny; Françoise Robertet, dame de La Bourdaisière; Françoise Babou, dame d’Estrées; Françoise de Rochechouart, dame de Richelieu; Suzanne de La Porte, dame de Richelieu; Françoise du Plessis, dame du Cambout; Anne Hurault, dame de Nesle; etc.
[9] Louise de La Béraudière, dame de Combault; Catherine de Clermont, comtesse de Retz; Alphonsine Strozzi, comtesse de Fiesque; Scipion de Fiesque; les naines de la reine; etc.
[10] Jeanne de Cossé-Brissac, dame de Saint-Luc; Hélène d’Illiers, dame d’Ô ; Anne de Batarnay, dame de La Valette ; Catherine de Nogaret, dame du Bouchage ; Marguerite D’Inteville ; etc.
[11] Edouard Meaume, op. cit., p.177.
[12] Ms Fr. 3238, fol. 34
[13] Ms Fr. 3291, fol. 53
[14] Ms Fr. 3619, fol. 4
[15] Michel François, op.cit., p.147.