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2.3. Une correspondance assidue : les lettres de Louise de Lorraine et d’Anne d’Este

Ghislain Tranié

Tranié, Ghislain, Louise de Lorraine (1553-1601). L’esprit et la lettre d’une reine de France. Mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de Denis Crouzet,
I.R.C.O.M./Centre Roland Mousnier, Université de Paris-Sorbonne, 1999-2000.
Publié sur Cour de France.fr le 1er septembre 2010 (https://cour-de-france.fr/article1582.html).

Table des matières

La carence consécutive à la disparition de correspondances privées au sein de la famille royale ne nous frustre cependant pas complètement puisque plusieurs lettres échangées entre la reine régnante et la duchesse de Nemours témoignent de l’intimité de Louise de Lorraine et du sentiment d’amitié qu’elle nourrissait pour sa tante par alliance. Un tel sentiment n’a en soi rien d’extraordinaire, et Jean Marie Constant le place d’ailleurs au cœur de la sociabilité noble : « Le Chancelier de Cheverny dans l’Instruction à son fils dispense des sentences semblables : ‘Un ami nous est plus nécessaire que ne nous est le feu et l’eau’. [1] » Cependant sa récurrence au travers de dépêches remarquables par leur construction et leur contenu nécessite une analyse plus serrée.

2.3.1. Les trois discours de l’amitié

Le tiers des lettres envoyées par Louise de Lorraine concerne le duc et surtout la duchesse de Nemours : au-delà d’une nécessaire manifestation de l’intérêt royal pour un lignage majeur, cette correspondance donne souvent à voir le sentiment privé, presque intime d’une personne royale. Ces 21 lettres qui représentent donc le tiers des missives conservées ne se différencient guère en apparence des autres : un style naturel voire simple, des formules de politesse très présentes, etc. Cependant, il ne s’agit que de traces d’une correspondance assurément plus ample, notamment avec la duchesse. Et il est dommage que les réponses à ces missives soient perdues car, en plus d’offrir un miroir des sentiments de Louise de Lorraine, nous aurions pu suivre l’évolution des deux personnages et les comparer.
Anne d’Este occupe une place privilégiée dans l’entourage de la reine de France, surtout entre 1575 et 1588. Épouse en premières noces de François de Lorraine, duc de Guise ; alliée aux Vaudémont par son remariage avec Jacques de Savoie, duc de Nemours, amie de Catherine de Médicis, la fille de Renée de France eut sa vie durant une influence importante à la cour et au sein de ses clans familiaux successifs [2]. Devenue l’une des principales dames de la nouvelle reine en 1575 du fait de son expérience de la cour (elle compte parmi les membres des maisons des reines de France précédentes), ses rapports privilégiés avec la reine mère et la reine régnante sont illustrés par une anecdote rapportée dans les Mémoires du chancelier Cheverny et par Antoine Malet. Quelques semaines après son mariage, Louise de Lorraine présenta les symptômes d’une grossesse que les médecins ne décelèrent pas ; les purgations qui lui furent prescrites entraînèrent une fausse couche dramatique, probablement en mai 1575. Antoine Malet précise que Catherine de Médicis et Anne d’Este, qui avaient toutes les deux été enceintes à de nombreuses reprises, « eurent la curiosité de faire reconnoitre le sexe d’un petit enfant formé que la Reyne enfanta longtemps devant le terme. On trouva que c’estoit un fils [3]. » L’expérience maternelle de la duchesse ne suffit pas à expliquer sa présence en un tel moment. Proche de la reine mère, elle a sans doute dans les premiers temps du mariage introduit la nouvelle reine aux usages de la cour.
S’adressant à Anne d’Este, Louise de Lorraine écrit de sa main et appose non seulement la signature LOYSE qui revêt un caractère officiel, mais aussi un monogramme personnel entremêlant le H et deux . Malgré des marques d’implication personnelle et d’estime indirecte pour la destinataire, ces écrits ressemblent plus à des billets qu’à des lettres. La présence d’un messager chargé de développer plus amplement les missives n’est pas systématique, et intervient selon la teneur de la dépêche, comme le 4 septembre 1585 lorsque, en raison de l’office public que doit une reine de France à la veuve d’un duc récemment décédé, elle charge Nicolas d’Angennes, seigneur de Rambouillet, de présenter des condoléances officielles. Faut-il alors déceler dans la concision souvent affichée la preuve d’un peu de goût pour l’écriture ? Son désir de prendre la plume à l’heure de sa mort, en janvier 1601, semble pourtant indiquer le contraire…

Un discours éthique

Une réponse à ce paradoxe est à rechercher dans l’amitié, véritable obsession sousjacente dans toutes les missives a de la reine, au point que dans certaines d’entre elles, la déclaration de l’amitié constitue le seul motif de l’écriture :
« J’ay si peu de loisir que ne vous fais que ce mot pour vous mercyer de la souvenansse qu’avés de moy […] Vostre bien bonne niepce. [4] »
« Je resois un grant plaisir savoir de vos nouvelles […] Je vous baisse les mains, ma tante. [5] »
« Je vous baise les meins mille fois de la souvenansse qu’avés de moy, qui desire la reconnoitre part que bonn efect. […] Ma tante, tenés moy tousjour pour la plus affectionnee de vos parans […]. [6] »
« ma tante, à qui je baise les meins du soin qu’avés me mander de vos nouvelles que j’ay tres agreable […] Je n’atprant rien icy qui vous puis aittre escript ; finiré an la devotion, Madame, aittre etternellement à vous. [7] »
« vous priant bien fort de croire tout deux, ma tante, que j’ay beaucoup de bonne voullonté à vous la temoniere part effet que reseverés en atand que tant de contantemant m’avienne, sur laquelle verité finiré ma laittre. [8] »
« J’ay porté tant d’amitié à feu M. de Nemour et à vous que j’estimerés ma niepce de Lorraine heureuse aittre an vostre messon […] Je ne vous ferés plus d’assuransse de l’affection que je vous porte, car les efés vous an randeront temonage et croirés mon dire tres verittable an laquelle voullonté finiré ma laittre et avec la joir de vous voir bien tot […]. [9] »
« Vous n’ant orés jamais de personne qui vous aime tant que je fais […] la voullonté vous faire paroitre l’affections que j’ay vous demerer toutte ma vie. [10] »
« la bonne voullonté que je vous porte avec beaucoup d’affection et, sur cet verité, prie Dieu […]. [11] »
« Cy esse, ma tante, que ne suis celle qui an resois le moindre contantement pour ma parente cy proche et que j’ay tousjours tant amer. [12] »
« et serat toutte ma viee de tel affection que je supplie Notre Signeur […] Vostre bien affectionné, bonne et milheure niepce […]. [13] »
« Je vous prie vous souvenir toujours de moy, ma tante, qui vous baise les mains. [14] »
« vous supliant de croire que je vous aime et onore infinimant […] an quelque etta myserable que soie jamais, serés toute ma vie, Vostre bien bonne niepce. [15] »
L’expression de l’amitié se présente donc comme un martelage sans cesse réitéré au fils des mots, et la moindre occasion est prétexte à des billets. Mais cette répétition ne pèse pas sur le contenu des lettres car le style demeure toujours naturel et sincère. Louise de Lorraine parle librement d’amour et d’affection. Effectivement, son inclinaison est de ressort de l’affectus : autant qu’une obsession de l’âme, le désir d’amitié est un mouvement physique, corporel, qui soulève le cœur et l’emplit de palpitations. Du moins le vocable employé concourt-il à émettre une telle hypothèse. La dernière citation prend ainsi place dans une missive où la reine avance sa peine de ne pouvoir voir sa tante en raison des problèmes politiques, en même temps qu’elle souffre (« extremement travallé depuis un mois ») d’un catère : son ascèse spirituelle est un désintérêt de soi pour cultiver l’amour d’autrui. Or ses exercices de dévotion tendent à ne tenir compte que du salut du prochain afin d’assurer le sien propre. Par conséquent, la formulation de l’amitié manifeste au plus haut point son sentiment aigu de la spiritualité, ce qui est le propre d’une mentalité baroque. Et cet affectus prend des proportions d’autant plus intenses qu’il déborde de l’anima pour toucher l’animus. Définissant cette « affection », elle l’entend comme « dire tres veritable », « verité » et « devotion ». L’amitié n’est que la représentation du vrai, de la vérité en soi. L’esprit qui tente d’aborder la vérité doit penser cette dernière en tant que foi : l’animus est spiritus puisque ce mouvement de l’âme qui appréhende la vérité est une « devotion ».
Ce souffle de vie inspiré par Dieu – l’amitié et l’amour – provient certainement en partie des lectures de Louise de Lorraine sur l’amour de Dieu, et manifeste indirectement sa préférence pour les questions théologiques pour ce qui est du développement de l’esprit/spiritus : imprégnée d’une culture de cour, ses sentiments la poussent vers d’autres lieux spirituels. Et la quête de l’amitié n’est qu’un exemple de la vertu d’amour : le plaisir qu’elle montre dans ce désir d’affection résulte de sa « voullonté ». La plupart des lettres contient au moins une occurrence de ce mot, placé très souvent près d’une expression relative à l’amitié et contribue à cette impression – au sens premier du terme – de martèlement. C’est un oxymoron déguisé qui se dévoile dans l’affirmation de soi et par le don de sa capacité d’aimer à celle qu’elle a élue. Mais ce miroir paroxystique du libre arbitre doit justement son éclat aux relations de la reine et de la duchesse. La charité de la première dans ses visites aux pauvres et son implication dans la mise en terre des morts est un exemple presque excessif, mais dans un autre versant religieux, dont la finalité demeure la même. Denis Crouzet explique ce paradoxe avec l’exemple de la maladie à propos de Michel de L’Hospital : « La maladie a pour fin de remémorer à l’homme sa faiblesse, et c’est ainsi que son paradoxe peut être expliqué : elle est moins un châtiment qu’un signe de la bonté de Dieu… La vertu est un risque, une épreuve longue et difficile, il faut le savoir, et c’est par bonté que Dieu envoie aux vertueux la mémoire de la faiblesse humaine que signifie la maladie […] [16]. » L’épreuve de Dieu est donc l’épreuve de la vie : les dévotions baroques de la reine régnante sont autant de « risques » car fréquentant les prisons, lieux de promiscuité extrême, celle-ci risque de tomber malade, alors qu’elle est déjà fréquemment souffrante, dès l’épisode de la fausse couche du printemps 1575. Or il convient de noter que, lorsqu’elle doit garder le lit, elle se fait lire la Vie des Saints : l’exemple des martyrs fait ressentir à l’âme dont le corps souffre la relativité de cette douleur, c’est-à-dire l’ « imbécilité » du corps physique, marque de la finitude humaine.
L’expression de l’amitié est aussi un risque, une mise à l’épreuve personnelle car elle procède de l’abandon de soir : la volonté en est aussi le maître d’œuvre. Mais elle est aussi la preuve de la faiblesse de l’homme car, parallèlement à l’antithèse volonté personnelle / intérêt pour autrui, se développe une seconde antithèse volonté / moyens :
« je serés tousjours tres aise quant j’orés les moiens comme la voullonté vous faire paroitre […] [17] »
L’accès à la vertu, même par le biais de l’amitié, se heurte à de nombreux obstacles rappelant la dimension première du corps humain, qui est d’autant plus ressentie qu’elle est coextensive au mouvement de l’âme précédemment évoqué. Cette impression se retrouve dans toute la correspondance de Louise de Lorraine. Ainsi, s’adressant à Dorothée de Lorraine, duchesse de Brunswick, pour laquelle elle semble éprouver une affection particulière, elle dit que « eant trouvé cet ocquations, je ne les voullus laisser passer [18]. » Sa lettre du 6 décembre 1589 au duc de Nevers est encore plus claire et pertinente sur ce point :
« Je m’assure tant de la voullonté que mon frere a de vous faire service […] que desire infinimant et d’avoir autant de moiens vous faire paroytre, mon cousin, les efés de ma bonn voullonté […] [19] »
Ces démonstrations d’amicale affection n’ont donc pas de réserve exclusive pour Anne d’Este. D’ailleurs, bien souvent, dans le discours de la reine, elles concernent également Jacques de Savoie :
« Vous diré seullement qu’il n’y at rien au monde à qui je desire plus faire part effet faire paroitre ma bonne voullonté qui serat toutte ma vie d’un tres bonne niepce [20]. »
« ma bonne voullonté que trouverés tel an ce que me voudrés anplloier avec autant d’affection que personne de ce monde [21]. »
« Monsieur de Nemour que j’ay tins comme un cecont père tant pour l’onnoré et aimere comme cille ne l’estois [22]. »
« J’ay porté tant d’amitié à feu M. de Nemour et à vous […] [23] »

Des amitiés politiques

Un tel degré d’expressivité se comprend donc en partie au travers des conceptions éthiques et d’un certain tempérament « baroque », voire « mystique » de Louise de Lorraine. Cependant, la personnalité des destinataires semble faire osciller la balance vers d’autres considérations, plus politiques celles-là. Car bien que le caractère intime de ces lettres soit indiscutable, le duc et la duchesse de Nemours comptent parmi les Grands les plus influents dans le royaume, et peuvent servir aussi bien la cause du roi que celle de la reine régnante. En effet, accédant à la dignité royale, Louise de Lorraine ne possède que peu d’appuis à la cour et le renvoi de ses suivantes à l’instigation de Catherine de Médicis n’augurait guère d’une période heureuse. Or, Anne d’Este, en raison de son amitié avec la reine mère et de son réseau de parenté, constitue un lien tout désigné entre la nouvelle reine, la famille royale et les grands du royaume. Jacqueline Boucher décrit d’ailleurs l’atmosphère de la cour en mars 1575, en insistant que le fait que, « au moment du mariage de Henri III, l’envoyé toscan avait fait savoir que la nouvelle Reine ne se montrerait pas aussi traitable que l’autre. La très vive réaction de Louise au renvoi de ses suivantes lorraines avait prouvé qu’elle ne manquait pas de caractère. On guettait un conflit entre elle, les Guise et la mère de ceux-ci, la duchesse de Nemours, contre Catherine de Médicis [24]. »
Les rumeurs de relations conflictuelles entre les deux reines ne dépassent toutefois pas l’été 1575 en raison de l’organisation des noces du frère de la reine, Philippe-Emmanuel de Lorraine, marquis de Nomény, avec mademoiselle de Martigues, Marie de Luxembourg. Cependant, la précellence de la duchesse de Nemours dans les relations de Catherine de Médicis et de sa bru ne se dément pas, encourageant sans doute une cordiale amitié que les lettres des deux reines attestent.
« Vous m’obligeré journellemant plus à vous, ma tante, me mander souvant de la santé du roy et de la roine, qui me font tant d’honneur que ne sarois jamais luy randre tant de servise tres humble qu’il m’ont donné d’oquation et aucy de voullonté [25]. »
« et encore plus à vous, ma tante, je vous supplie me conserver à la bonne grace de la roine [26]. »
L’extraordinaire faveur de février 1575, le mariage et l’accès au trône, n’ont pas donné des idées de grandeur à la jeune lorraine ; presque inconnue à la cour, elle dépend d’abord entièrement du roi et de la reine-mère. Aussi, dans les premières anénes de son mariage, marque t-elle sa gratitude dans certaines lettres. Certes, le renforcement du clan lorrain au sein de la cour auquel elle a contribué pour une large part lui donne des atouts politiques, mais l’absence d’héritier demeure un problème épineux. Son avenir demeurait suspendu à « la santé du roy et de la roine » : or Henri III fut atteint de nombreuses affections, et Catherine de Médicis avançait en âge… C’est pourquoi les marques d’amitié à la duchesse de Nemours sont coextensives de sa situation politique personnelle entre 1575 et 1580 puisque, après cette dernière date, aucune nouvelle mention de demande d’intercession d’intervient dans ses lettres. Par la suite, la connivence amicale avec les Valois plutôt que la dégradation des relations de ces derniers avec le clan des Lorrains explique le changement de perspective vis-à-vis d’Anne d’Este. Car lorsque Louise de Lorraine demandait des nouvelles de la famille royale et sollicitait que l’on ne l’oubliât pas, elle s’astreignait à suive une cure thermale aux eaux de Bourbon-Lancy et demeurait plusieurs mois éloignée de la cour. Dans les années 1580, un renversement géographique et politique se produit : Anne d’Este s’absente souvent de la cour, passant son temps entre la France et la Savoie, alors que Louise de Lorraine se déplace avec le roi ou la reine-mère, mais ne demeure guère seule, même lors de ses nouvelles cures thermales.
« mais à cet heur la roine et de retour, qui m’orat ramené la troupe [27]. »
« Ma tante. Je ne veux oblliere vous dire comme le roy et moy nous portons bien de l’air de ses païs [28]. »
La transformation des rapports politiques au sein de la famille royale et de la cour n’altère pourtant pas les démonstrations d’amitié de la reine à l’égard de la duchesse de Nemours. En effet, en liaison avec Catherine de Médicis, la reine régnante œuvre au rapprochement des Lorrains et du roi. Et cette culture de l’amitié peut donc s’inscrire à partir de ce changement de rapport politique, dans une vision conciliatrice où la reine userait de son influence envers la maison de Guise, notamment après le décès de Jacques de Savoie en juin 1585, alors qu’elle s’affiche ouvertement favorable à ses enfants. L’amitié de Louise de Lorraine acquiert alors une valeur politique en se présentant comme celle de Henri III dont l’amicale complexion envers la duchesse, qui était ancienne et dont la réitération n’apporte rien, sinon son désir de temporisation, exprime le besoin d’être rappelée. La correspondance d’une reine retrouve là une de ses caractéristiques essentielles car, bien que son objet soit privé voire intime, la finalité politique n’en est jamais très éloignée.
« vous assure que le roy et la roine one ce mariage tres agreable. [29] »
« Je vous puis assurer que le roy s’ant n’et rejouis infinimant et connoitré an tout ocquation son bon nature. L’assurance que j’ay que ne douté de l’affection que tous deux vous portons me garderat vous an dire davantage. [30] »
Le lien politique entre la reine régnante et la duchesse douairière trouve ensuite un garant en la personne de Fulvie Pic de La Mirandole, épouse du comte de Randan, d’abord simple dame, puis dame d’honneur de Louise de Lorraine à partir d’avril &583. Celle-ci servit certainement à plusieurs reprises de porteur des lettres entre la reine et Anne d’Este. C’est pourquoi elle apparaît trois fois dans les missives :
« J’ay resus votre laittre part Madame de Randant. [31] »
« Madame de Randant m’a dit ce que desiré pour vostre procés. [32] »
« J’ay trouvé cet ocquation fort à propos de madamoiselle de La Mirande. [33] »
La confiance accordée à la dame d’honneur rend compte de l’ambiguïté de l’amitié/amicitia comme vertu relevant de l’éthique de la reine, et de l’amitié/benevolentia que nécessitent les pratiques d’une reine. En effet, « madamoiselle de La Mirande », amie de longue date d’Anne d’Este à qui elle dut au moins en partie sa promotion au rang de dame de la maison de la Reine, puis proche de Louise de Lorraine (surtout en raison de leurs convictions religieuses), bénéficiait de l’estime des deux dames. Cependant, cette ardente catholique inclinait depuis logntemps en faveur des Guise : déjà en 1570, elle penchait en faveur d’un mariage entre le duc de Guise et Marguerite de France. Comme l’indique Jacqueline Boucher, « veuve jeune et encore belle, la comtesse s’était réfugiée dans un deuil rigoureux. Elle cachait ses cheveux sous un voile et ne se regardait plus dans une glace. Le duc de Guise en riait ‘et ne l’appelait jamais que moyne, car elle s’habilloit et estoit bouchonnee comme un religieux’, a narré Brantôme […]. Henri III jugea probablement que le comportement de la comtesse était mal adapté à la vie de cour, mais il ne voulut pas contrarier sa femme. [34] » La problématique de l’amitié comme vertu éthique et besoin politique trouve dans cette ligueuse qui s’écarte de la cour en 1585 mais ne la quitte définitivement que lors des évènements de Bois (à la suite d’Anne d’Este d’ailleurs) une limite importante : comment expliquer les penchants ligueurs d’une reine qui eut de son devoir une idée si haute ? Car Madame de Randant n’est pas la seule amie de Louise de Lorraine dont les implications dans les mouvements ligueurs étaient connues de l’ensemble de la cour. Au cœur de sa maison, ses premières dames figurent parmi les égéries de la Ligue, telles Marie de Luxembourg, duchesse de Mercœur, Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier. Les sources aristocratiques de la contestation du pouvoir royal se trouvaient donc au plus près de la reine régnante…

2.3.2 Une écriture du for privé ?

La question de l’amitié englobe par conséquent l’ensemble de la perception subjective de Louise de Lorraine sur le plan des rapports humains : la recherche de l’affection procèderait ainsi d’une impérieuse nécessité d’affirmation de soi ; besoin qui serait une réponse paradoxale aux tensions politiques et personnelles qu’elle devait endurer, à la cour de Lorraine comme à la cour de France. La personne d’Anne d’Este occupe une place centrale dans l’univers humain de mademoiselle de Vaudémont et plus tard de la reine régnante : c’est pourquoi ces lettres opèrent dans l’esprit de Louise de Lorraine comme le réceptacle de toutes ses angoisses et ses joies profondes. Et l’amitié manifestée pour l’ensemble de sa parenté, l’amour avoué pour le roi, tout cela participe, d’un mouvement de fabrication de soir selon un mode affectif à forte résonance extérieure puisque ses sentiments influent sur la politique royale. Certes la prodigalité de Louise de Lorraine à l’égard de son clan familial ne constitue pas une exception à la règle ; mais le développement qu’il trouve à cet endroit est tout à fait original. L’affinité qu’elle ressent envers le duc et la duchesse de Nemours est moins le résultat du premier mariage de la duchesse que celui de sa parenté avec Jeanne de Savoie. Cette dernière, sœur de Jacques de Savoie, seconde épouse de Nicolas de Lorraine, remplace Marguerite d’Egmont, décédée peu après la naissance de Louise, et l’élève jusqu’à l’âge de dix ans en « bonne mere [35] » :
La comtesse fait lire les premiers préceptes de religion à Louise matin et soir [36].
L’éducation de la jeune fille est le fait de la comtesse qui lui apprend notamment à parler le français sans accent : Antoine Malet transforme le désir de Jeanne de Savoie d’éviter tout accent lorrain à Louise de Vaudémont en modèle d’enseignement de la vertu, laquelle doit être acquise avant « de mettre [les] enfans à la suitte de la cour [37] ». Or, la comtesse décède et Nicolas de Lorraine épouse en troisièmes noces Catherine de Lorraine, dont le comportement à l’égard de la jeune fille s’inspire plus de la marâtre que d’une nouvelle mère. Après 1575, Louise de Lorraine ne lui manifeste cependant aucune rancœur et la fait accéder à sa maison. En 1601 elle lui laisse même quelque héritage par testament. Pourtant sa faveur fut bien plus éclatante pour les enfans issus du second lit du comte de Vaudémont que pour ceux du troisième, bien qu’elle se fût attachée à marier Henri de Lorraine à Claude de Moy (alias de Mouy), héritière du marquisat éponyme, à favoriser Eric de Lorraine, benjamin de la fratrie, à accéder à l’évêché de Verdun, et que sa sympathie pour sa sœur Louise, élevée à la cour, fût grande :
« Il est impossible vous dire l’anvie et grant regret que j’ay res[eu] de la mort de madame ma sœur que j’aymays comme ma mere… [38] »
Dans le recours à la « mere », faut-il voir une allusion à Jeanne de Savoie, belle-sœur de la destinataire de cette lettre ? Dans ce cas, l’amour qui est porté à la première, alors décédée, vaut pleinement pour l’autre : un tel transfert d’amour filial se comprendrait dans la mesure où Anne d’Este aurait servi de « modèle » maternel, si l’on considère le nombre de ses enfants et les sentiments qu’elle leur a portés.
Cependant, en vertu de l’hypothèse établie comme prémisse à ce développement, des propos d’Antoine Malet et des lettres de la reine elle-même, Anne d’Este, au-delà du substitut maternel, symbolise son attachement passionné pour sa parenté en général.
De la piete de la Reine envers les siens, en particulier de l’amour qu’elle portoit au duc de Mercure son frere […] Car les princes et les princesses de Lorraine ont cette passion naturelle fort violente d’aymer et d’honnorer non seulement ceux qui les mettent au monde, mais les autres branches qui les costoient, depuis qu’elle fut en France, l’honneur et obeyssance qu’elle avoit rendu au conte de Vaudemont son pere et Son Altesse, et l’amour qu’elle portoit au cardinal de Vaudemont, à ses freres tiroient les flammes de son cœur… [39]
La précellence du clan au sens large au sein de la maison de Lorraine est une constante qui doit sa pérennité à la situation géopolitique du duché et à la dispersion des branches de la famille ducale. En effet, les ducs, quoique liés à la maison de France depuis le roi René d’Anjou et plus récemment avec la duchesse Claude de France, mais aussi garants de la branche cadette – les Guise – pairs de France, cultivèrent une politique prudente d’autonomie. Le culte de l’amitié participe au sein de la parenté des liens de fidélité, et ce d’autant que la religion et les positions politiques « s’envisageaient dans la noblesse, comme une affaire privée qui n’interférait pas obligatoirement avec les attitudes publiques [40] ». Cependant le cas du duc de Mercœur dépasse le cadre de cette constatation, dont nous avons examiné les implications dans la pratique d’une sociabilité noble. Et Louise de Lorraine fait souvent cas de son frère cadet dans ses lettres, s’inquiétant la plupart du temps de sa santé :
« Je vous baisse les mains, ma tante, du soin qu’avés de m’aseurer de la santé de mon frere, l’aiant Dieu toujour conservé [41]. »
Et, bien que les documents manquent pour la période de sa viduité, plusieurs indices démontrent un attachement intact, voire même plus grand, alors qu’elle est en butte aux représentants de son frère pendant les négociations d’Ancenis durant l’hiver 1594-1595. Sa bibliothèque conserve des Alliances de Lorraine, manifeste des Mercœur afin d’affirmer leurs droits sur la Bretagne. Et la lettre adresséeà Du Haillan en mars 1595, alors que les négociations de ralliement à Henri IV viennent d’échouer, manifestent cet « amour fraternel » :
« Je vouldrois pouvoir apporter aultant de facilité et et [sic] doulceur que je sçay estre necessaire pour le bien de ceste stat et conservation de mon frere [42]. »
« Le bien de cest estat et conservation de mon frere » : cette formule résume en quelque sorte les déchirements politiques de Louise de Lorraine, entre le roi et ses parents. Ce tiraillement entre son frère et Henri IV se retrouve avec des proportions plus grandes encore de 1575 à 1589 dans l’expression de son amour pour Henri III, où l’idée de « cette passion naturelle fort violente » ainsi que l’image des « flammes de son cœur » ne perdent rien de leur acuité.
L’examen de l’amour si particulier entre le roi et la reine fait l’objet d’un chapitre dans l’ouvrage d’Antoine Malet en VI, 14 – « De l’amour du Roy envers la Reyne, et du respect et grand Amour de la Reyne envers le Roy. »
Toutes les femmes qui ont la qualité de Princesse ne sont pas semblables, Louyse entre les princesse n’estoit pas du rang commun, les graces dont elle estoit doüee au corps et en l’esprit estoient si miraculeuses qu’il y avoit de quoy en elle por contester le perfection avec toutes les Reynes qui jamais furent, et c’estoit un puissant motif d’Amour. […] C’estoit une forte chaîne pour lier ces deux cœurs royaux, car on peut tousjours affermer par une forte conclusion que l’amour ne se peut autrement recompenser que par amour, et que rien n’induist plus autruy à aymer que se voir aymé. […] La Reyne de son costé ne pouvoit vivre separee de son Soleil ; et lors mesme qu’il estoit malade ne vouloit quitter son lict. »
Si notre auteur émet la conclusion d’un indéfectible attachement de la reine pour son époux, son jugement – a posteriori – résulte plutôt d’un sophisme que d’un raisonnement logique car il estime que l’amour de la reine provient de l’amour du roi seul, aprce que dit-il, « rien d’induist plus autruy à aymer que de soir aymé ». Or, plusieurs passages des lettres adressées à la duchesse de Nemours permettent de représenter cette affection d’une manière plus subjective et montrant mieux les dispositions intérieures de la reine.
« L’honneur que le Roy me faict […] me consolle et m’afflige d’aittre elloinié de la presansse d’un sy baux, bonn mary, estant la plus heureuse fame du monde, m’eant tant montré d’amittié que ne fais que prier Dieu me le conserver, ne boullant vivre que pour luy, vous les croiés bien. Je vous supplie le faire souvenir tousjour de moy qui ne suis que de corp elloiniée de luy, car l’esprit i est sans çaisse [43]. »
Louise de Lorraine, au moment où elle écrit ces quelques lignes (septembre 1580), se trouvait à Bourbon-Lancy pour y prendre les eaux. Henri III, qui d’ordinaire l’accompagnait dans ses retraites de santé, demeura éloigné de son épouse, visitant alors assidûment le monastère féminin de Maubuisson, ce qui fit jaser. Ce bruit, parvenu aux oreilles de la reine, provoque pourtant de sa part un vibrant éloge du roi, une véritable déclaration d’amour. Si la beauté du roi est la première à être mise en évidence, c’est surtout la bonté de son caractère que les écrits de la reine régnante déclinent :
Je vous puis assurer que le roy s’ant n’et rejouis infinimant et connoitré an tout ocquation son bon nature [44]. »
Cette ligne est difficile à dater, comme une bonne partie des lettres de Louise de Lorraine à Anne d’Este, mais la perspective d’un portrait du roi fait à la duchesse de Nemours est invraisemblable. Celle-ci connaissait Henri III avant l’automne 1573 (date de la première rencontre entre mademoiselle de Vaudémont et le duc d’Anjou) et même depuis son enfance, selon les indications de Marguerite de Valois [45]. Une telle mise en exergue de « son bon nature » peut certes s’expliquer par la rivalité politique entre le roi et le duc de Guise, et cette lettre serait alors postérieure à 1585. Toutefois, cette scansion d’une qualité propre à un homme, à un époux, mais non point relative à un monarque, donne la mesure de la relation profonde au sein du couple, qui opposerait aux règles de la cour une simplicité de bon aloi.
« Ma tante. Je ne veux oblliere vous dire comme le roy et moy nous portons bien de l’air de se païs. »
Cette phrase – autre sommet épistolaire – est soulignée dans la lettre originale par sa position en post-scriptum, alors qu’auparavant, la reine évoque quelque procès. Cette démarcation entre l’espace officiel et un autre espace vraiment personnel se remarque par le ton, simple et naturel de l’expression. Mais la contrainte du temps et celle de l’étiquette ne pèse pas seulement sur Louise de Lorraine ; elle concerne également Henri III qui le 20 septembre 1576 acquiert un domaine afin de s’y retirer avec la reine « comme un jeune couple en vacances [46] » : dans cette optique, il est possible que la missive ait été écrite de ce havre, situé près de Montlhéry.
La fréquentation des eaux thermales, les retraites à Ollinville devaient donc être autant de moments privilégiés pour le couple royal, dégagé des tensions extérieures et de ses propres angoisses. Seule à Bourbon-Lancy, Louise de Lorraine est assurément dégagée de nombreuses contraintes mais l’absence du roi donne à son discours un accent affectif bien plus émoussé. Par conséquent, la présence du roi ramène le calme dans sa plume, et les mots soulignant la vision d’un couple uni deviennent si simples qu’ils se perdent dans le fil de la lettre :
« L’assurance que j’ay que ne douté de l’affection que tous deux vous portons me garderat vous an dire davantage [47]. »
En conclusion, au-delà de l’amitié pour le clan et surtout pour le duc de Mer cœur – marques du devoir ressenti à l’égard d’un lignage d’origine et d’un certain rapport à l’enfance peut-être – l’amour pour le roi s’expliquerait par la présence attentionée et rassurante d’Henri III pour cette princesse lorraine troublée par les querelles de cour, les tensions politiques et de nombreuses déchirures personnelles. Et Anne d’Este incarnerait alors le meilleur lien possible entre tous ces éléments, d’où une ultime légitimation au choix de Louise de Lorraine dans ses « confidences ».

Des jalons pour une écriture de soi : le fond ou la forme ?

Lorsqu’elle écrit à Anne d’Este, Louise de Lorraine n’exprime pas autre chose que le souci de sa parenté et le lien qu’elle entend maintenir avec elle. Les évènements de la vie – naissance, mariage, maladie ou décès – fournissent la matière première à ses missives :
« plainiant infiniment Madame de Guise, ne doutant que n’ans soiés an grant paine. Dieu la fasse heureusemant acoucher [48]. »
Ces paroles, souhaitant une heureuse délivrance à Catherine de Clèves vers la fin du printemps ou durant l’été 1586, ne devaient pas être anodines ni pour la reine, ni pour son interlocutrice. La mère de Louise de Lorraine était décédée à la suite d’un accouchement. De plus, la douleur physique et psychologique consécutive aux espoirs démentis en 1575, en 1580 et en 1584 encore marquait son esprit comme son corps : à l’automne 1577, elle fut atteinte d’une dépression et en sortit affaiblie. Le nombre d’infections dont elle fut la proie peut d’ailleurs laisser penser que la mélancolie, ou bien plus sûrement encore les erreurs des médecins ont favorisé de telles pathologies.
« Quant au bruit que l’on faict que je suis grosse, je suis fort marie qu’il n’et vray ; ce serat quant il plairat à Dieu [49]. »
« L’honneur que le Roy me faict aittre marry de mon aspesansse me consolle et m’afflige [50]. »
La question de l’ « aspesansse » – l’absence de grossesse – fait corps avec des préoccupations exposées selon un point de vue féminin. L’anonce d’un mariage est l’occasion pour elle de mettre en évidence la dame concernée comme l’objet des convoitises, le mari ne jouant qu’un rôle secondaire ou n’était présent qu’implicitement. Dans la lettre de septembre 1584, il est ainsi question de « la resollution du mariage de M. de Savoie avec l’infante d’Espaigne seconde [51] » : cette dernière est désignée comme l’objet passif mais, en raison de son rang, supérieur. De même, le 5 octobre 1585, lorsqu’elle estime sa « niepce de Lorraine heureuse aittre en avostre messon [52] » : le fils d’Anne d’Este, Charles Emmanuel de Savoie, duc de Nemours, n’est pas nommément cité, à l’inverse de la princesse, Christine de Lorraine, élevée à la cour de France. Cependant, cette sorte de solidarité féminine qui s’esquisse ne prend pas l’envergure d’une précellence : le lien avec la parenté avant tout. Et en août 1576, Louise de Lorraine ne dit pas autre chose, étant « bien aise que le marige de Monsieur du Maine é faict [53] » ; la mariée, Henriette de Savoie, demeure absente de son propos : la notion d’établissement de Charles de Lorraine, promesse de la pérennité et de l’expansion de la maison de Guise, surpasse celle de l’union entre deux personnes. L’affirmation de ce topos nobiliaire ne serait en rien pertinent s’il n’était pas extensible à la situation de Louise de Vaudémont métamorphosée en Louise de Lorraine.
Cette correspondance se construit essentiellement hors de la cour, et constitue un témoignage original sur les pratiques thermales auxquelles Louise de Lorraine fut astreinte sa vie durant, presque tous les ans entre 1575 et 1589, et probablement plusieurs fois lors de sa viduité, dans le Bourbonnais ou en Lorraine. Ces cures thermales intervenaient dans le cadre de thérapeutiques cherchant à vaincre la stérilité du couple royal. Jacqueline Boucher rapporte, citant l’ambassadeur anglais, qu’en juin 1776, la reine « était résolue à prendre à Dieppe des bains d’eau de mer […] fécondants [54] ». Toutefois cette résolution ne signifie pas qu’elle se soumettait « avec zèle à tous les remèdes physiques […] préconisés dans un tel cas [55] ». En fait, ces retraites de santé lui convenaient dans la mesure où Henri III demeurait à ses côtés. Or en 1580 elle se retrouva seule à Bourbon-Lancy :
« Je suis an ung fort facheux lieux, j’ay commanssé ce mattin prendre de l’au ; cy j’an resois le profi que ceus du peïs dise que fait, je m’an retourneré bien sainee [56] ».
Plus que l’incommodité de l’endroit, c’est l’éloignement de la cour, de la reine mère et du roi qui sont susceptibles d’incommoder la reine régnante : retirée dans un désert loin de son « Soleil », son crédit courrait hasard, surtout en ce début des années 1580 au cours desquelles Henri III collectionnait les conquêtes féminines. L’arrivée de Catherine de Médicis provoque d’ailleurs un changement immédiat dans sa plume :
« mais à cet heur la reine et de retour, qui m’orat ramené la troupe […]. Je ne puis partyr de ce lieux sy tost puis que je me porte bien des beins. Il faux que je les prennee ancore quelleque jour, il me profite infiniment [57] ».
Cette impression de solitude est malgré tout trompeuse : en 1580, la reine avait à ses côtés plusieurs érudits de la cour, dont Jacopo Corbinelli. Si elle pouvait transporter une partie de la cour, il n’en allait pas de même des personnes qu’elle affectionnait ou sur lesquelles elle comptait afin de soutenir sa position personnelle.
Louise de Lorraine reconnaît à plusieurs endroits l’efficacité des bains : c’est pourquoi, même après 1589 et l’anéantissement de ses espoirs d’enfantement, elle use encore de ce type de médication. Ses nombreux séjours à Moulins, proche de plusieurs sources réputées bienfaisantes, en été ou à l’automne lui permettaient ainsi sûrement d’allier le souci de sa santé à ses obligations en Bourbonnais.
Moment de dévoilement, la lettre est également un exercice formel qui s’intègre à l’art de la lettre, couru des cercles mondains. Jacqueline Boucher estime que, contrairement à la reine de Navarre, la « reine de France n’imitait pas les recueils italiens ou français de lettres d’amour [58] » et que son écriture énonce une retenue relevant plus du naturel que d’un ars – un savoir-faire – épistolaire. Pourtant, ses missives de l’automne 1580 sont rédigées selon des critères qui renvoient à une recherche stylistique singulière, et dont les expressions abondent. Leur contenu se rapporte toujours à des sentiments d’amitié et d’amour : le « je » se transforme souvent dans l’optique d’un art de cour, en « jeu » où l’amour est intellectualisé. Toutefois, cette notion d’amour platonique que mettraient en scène de pareilles lettres confine à une ambiguïté entre idéal et réel. Henri III écrivit à plusieurs reprises à Livia Pic de La Mirandole des lettres galantes, mais leur destinataire affirma qu’elle n’avait pas eu de liaison avec le roi. Toutefois, dans le cas de Louise de Lorraine, en raison du contenu politique, éthique et affectif du registre de l’amitié, ce genre de missive devait impliquer une part personnelle bien plus importante.
La première lettre de septembre 1580 (Ms Fr. 3238, fol. 22) illustre clairement cette prospection linguistique : l’accumulation des figures de style conjugue la mécanique des mots à la représentation intérieure du sentiment de soi et participe à la constitution d’une écriture native et achevée à la fois dans un même élan organique, manifeste de la vitalité de Louise de Lorraine. L’hyperbole y est particulièrement présente : « un sy baux, bonn mary, estant la plus heureuse fame du monde », « m’eant tant montré d’amittié que ne fais que prier Dieu », « ne voullant vivre que pour luy », « le faire souvenir toujour de moy qui ne suis que de corp eloiniee de luy, car l’esprit i est sans çaisse », « journellement plus à vous […] mander souvant », « qui me font tant d’onneur que ne sauroit jamais luy randre tant de servise tres humble », « an etant infinimant marie ». Ce genre de mélodie de l’emphase se double d’une harmonie inspirée par d’autres figures de style, véritables ciments de ce type de missive : l’impression d’énergie s’en trouve d’autant plus renforcée comme étant l’émanation des tensions et des angoisses qui occupaient l’esprit de la reine, de l’épouse et de la femme. La première partie de cette lettre s’articule autour d’un chiasme – « l’honneur que le roy me faict […] du roy et de la roine qui me font tant d’onneur » – indiquant assez clairement l’objet réel des pensées de la reine, alors que « les regret » sur la mort du duc de Savoie sont rejetés à la fin de la dépêche. De même, plusieurs jeux de mots ponctuent cette lettre, selon une rythmique du pléonasme et de l’oxymore. En voici les plus significatifs : « aittre elloinié de la presansse » ; « que de corp elloiniee de luy, car l’esprit i est sans çaisse » ; « d’ocquation et auccy de voulonté » ; « me consolle et m’afflige ».
De telles occurrences se retrouvent dans l’ensemble de la correspondance écrite à Bourbon-Lancy à l’automne 1580, lorsque Louise de Lorraine attend Henri III et Catherine de Médicis. Dans la seconde dépêche de septembre (fol. 56), une allitération – « je suis an ung fort facheux lieu » – et un chiasme – « unn grant plaisir de vos nouvelles […] quant au nostre, il ne sont pas grant » – montrent bien la seule fonction phatique de cet écrit qui ne délivre aucune information originale : la reine convie simplement Anne d’Este à « ne vous lasser me faire souvant part de vos laittre qui me sont tres agrabble ».
La lettre suivante (fol. 50) offre de nombreux parallélismes avec ce qui précède : la continuité qui s’en dégage indique encore une fois la construction raisonnée de ce morceau de correspondance. En effet, en septembre, Louise de Lorraine termine en écrivant « je vous baisse les mains » ; or, quelques jours après, elle commence par la même formule : « Je vous baise les mains mille fois ». Elle réitère également son propos sur l’ennui : « Je ne puis vous dire grant nouvelle de ce lieux ». Déjà en septembre, elle affirmati que « cy j’en resois le profi que ceux du peïs dise que fait, je m’an retourneré bien sainee », et en octobre, ses bains demeurent son seul sujet de conversation épistolaire : « Mon veage ne m’orat esté inutille pour ma santé ». Les jeux de mots donnent cependant à l’ensemble une tonalité plaisante : « le tant m’est bien lons d’aittre cy lons tans sans le roy et la roine […] de cet heur je m’ant trouve sy bien que n’es atandu le tans » ; « n’ait tant agresé que l’on vous a dit, car la nature des bens me grise ».
Enfin, la dernière lettre en provenance du Bourbonnais exprime d’une manière explicite la joie qu’elle éprouve à l’idée du retour imminent de Catherine de Médicis, puis de Henri III. Les hyperboles emplissent de nouveau la missive : sa lassitude des bains a complètement disparu – « Je ne puis partyr de ce lieux sy tost […] il me profite infiniment » – et la reconnaissance envers la duchesse de Nemours s’affirme – « vos nouvelles que j’ay tres agreable », « je n’atprant rien icy qui vous puis aittre escript », et surtout « finiré an la devotion, madame, aittre etternellement à vous ». De telles démonstrations d’affection se recoupent avec une conception éthique de l’amitié et, malgré les tournures, le sentiment de l’humilité transparaît : les affectations ne sont en rien gratuites, les traits ne deviennent pas des artifices, la forme n’est que le reflet discret mais résolu de ses préoccupations. Car les canons stylistiques empruntés aux usages de cour se muent sans peine en instruments de la transmission d’une individualité dont l’espace connu justement se résume à la cour. À l’image de la société de la fin du XVIe siècle, où la notion de différenciation est relative, une dévote peut se nourrir du monde pour mieux digérer sa réflexion en son for intérieur.

Notes

[1Jean Marie Constant, op.cit., p.143.

[2Ji-Heon Suh, op.cit., p.12-64.

[3Antoine Malet, op.cit., VI, 18.

[4Ms Fr. 3238, fol. 54

[5Ms Fr. 3238, fol. 56

[6MS Fr. 3238, fol. 50

[7Ms Fr. 3238, fol. 38

[8Ms Fr. 3238, fol. 48

[9Ms Fr. 3238, fol. 58

[10Ms Fr. 3238, fol. 40

[11Ms Fr. 3238, fol. 34

[12Ms Fr. 3238, fol. 44

[13Ms Fr. 3238, fol. 32

[14Ms Fr. 3238, fol. 46

[15Ms Fr. 3238, fol. 36

[16Denis Crouzet, La sagesse et le malheur. Michel de L’Hospital, chancelier de France, Paris, 1998, p.119.

[17ms Fr. 3238, fol. 40

[18Coll. Lorraine, n°487, fol. 133

[19Ms Fr. 3291, fol. 53

[20Ms Fr. 3238, fol. 20

[21Ms Fr. 3238, fol. 16

[22Ms Fr. 3238, fol. 20

[23Ms Fr. 3238, fol. 58

[24Jacqueline Boucher, op.cit., p.203.

[25Ms Fr. 3238, fol. 22

[26Ms Fr. 3238, fol. 56

[27Ms Fr. 3238, fol. 38

[28Ms Fr. 3238, fol. 34

[29Ms Fr. 3238, fol. 58

[30Ms Fr. 3238, fol. 44

[31Ms Fr. 3238, fol. 26

[32Ms Fr. 3238, fol. 34

[33Ms Fr. 3238, fol. 36

[34Jacqueline Boucher, op.cit., p.57.

[35Antoine Malet, op. cit., III, 14.

[36Ibid., III.,19.

[37Ibid., IV, 1.

[38Ms Fr. 3238, fol. 32.

[39Antoine Malet, op.cit., VI, 13 – ter.

[40Jean Marie Constant, op.cit., p.161-162.

[41Ms Fr. 3238, fol. 56.

[42Ms Fr. 20480, fol. 331.

[43Ms Fr. 3238, fol. 22.

[44Ms Fr. 3238, fol. 44.

[45Marguerite de Valois, op. cit., p.12. Henri de Lorraine, prince de Joinville puis duc de Guise, fils d’Anne d’Este, côtoyait les enfants du roi Henri II, dès sa prime jeunesse.

[46Jacqueline Boucher, op. cit., p.65-67. Cet ancêtre d’un Marly ou d’un Trianon est le château d’Ollinville, curieux mélange de tours et de fossés médiévaux où pointait une galerie Renaissance de Martin Fréminet.

[47Ms Fr. 3238, fol. 44.

[48Ms Fr. 3238, fol. 26.

[49Ms Fr. 3238, fol. 54.

[50Ms Fr. 3238, fol. 22.

[51Ms Fr. 3238, fol. 52.

[52Ms Fr. 3238, fol. 58.

[53Ms Fr. 3238, fol. 54.

[54Jacqueline Boucher, op.cit., p. 137.

[55Ibid., p.137

[56Ms Fr. 3238, fol. 56.

[57Ms Fr. 3238, fol. 52.

[58Jacqueline Bouche, op.cit., p.244.