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3.1. L’univers de la mort autour de Louise de Lorraine : une constance baroque ?

Ghislain Tranié

Tranié, Ghislain, Louise de Lorraine (1553-1601). L’esprit et la lettre d’une reine de France.
Mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de Denis Crouzet,
I.R.C.O.M./Centre Roland Mousnier, Université de Paris-Sorbonne, 1999-2000.
Publié sur Cour de France.fr le 1er septembre 2010 (https://cour-de-france.fr/article1582.html).

Table des matières

« Sire, vous voyez Messeigneurs les Princes, qui non solum annuunt et miserantur sed urgent, le Clergé, tous les grands prelats par leurs sainctes prieres intercedent assez manifestement pour une si juste et saincte requeste. Il ne faut point representer à cette brave, fidele, et invincible Noblesse, ny la chemise percée et sanglante du defunct Roy, que Dieu absolve, (…) au milieu du grand Temple de Iustice pour les animer à en desirer et poursuivre la vengeance : l’amour, la bienveillance envers son Roy, l’outrage et l’indignité qui leur a esté faicte les y invite assez. Les malheurs que le Tiers Estat a soufferts par le moyen de ce parricide les pressent et les contreignent d’assister à leur tres humble requeste. Bref le ciel, la terre, et tous les elemens crient et demandent Iustice ».
 [1]

3.1.1. Des lettres de condoléances

Plusieurs décès vinrent endeuiller la vie de Louise de Lorraine : ceux de proches parents – Marguerite d’Egmont en 1554, Jeanne de Savoie en 1568, Nicolas de Vaudémont en 1577, Louise de Vaudémont vers 1585, Charles, cardinal de Vaudémont, en 1587, Henri et Louis de Guise en 1588, Philippe de Mercœur en 1590 ; ceux de membres de la famille royale – Marie Elisabeth de France en 1578, François Hercule, duc d’Anjou et d’Alençon en 1584, Catherine de Médicis et Henri III en 1589 ; ceux enfin de grands du royaume – dont Jacques de Savoie (duc de Nemours) en 1585, Henri de Bourbon (prince de Condé) en 1588, ou encore Louis de Gonzague (duc de Nevers) en 1595. Autant dire que les deuils n’étaient pas rares, et leur fréquence tranchait avec celle des baptêmes, si l’on excepte la ‘prolifique’ maison de Lorraine.
De même que la mort est l’un des temps forts de l’existence, la lettre de condoléances est un moment privilégié de l’art épistolaire. Or le traitement par la reine de France de ce genre particulier n’est pas uniforme et oscille entre une conception empreinte d’un certain maniérisme de cour, et une autre, plus personnelle et dépouillée, presque une mise à nu de l’âme : outil de communication pratique, et cependant témoin d’un genre en gestation, la lettre en cette fin de XVIe siècle laisse le champs libre à un nombre croissant de potentialités, bien que le ton de la cour demeurât alors de rigueur.

Le temps de la mort

Le climat d’eschatologie propre au royaume de France dans le dernier quart du XVIe siècle trouve une manifestation dramatique dans le spectacle de la mort omniprésente : en juin 1580 la cour se réfugie à Fontainebleau pour échapper à des épidémies de catarrhe et de coqueluche, qui touchent 50000 parisiens, dont la famille royale (Louise de Lorraine eut à souffrir à de nombreuses reprises du catarrhe).
Le 10 juin 1584, après une longue agonie, le duc d’Anjou, François Hercule de Valois, s’éteint à Château-Thierry : le cérémonial royal fut de mise pour ce prince mal aimé du roi et de la reine mère. Le 24 juin 1584 le couple royal vint lui « jeter de l’eau bénite à la chapelle Saint Magloire au faubourg Saint Jacques à Paris où le cercueil venait d’être déposé ».
« La solennité fut grande. Le cortège de Henri III et de Louise surtout par ses couleurs exprima la mentalité baroque de la fin du XVIe siècle. le roi, à cheval, portait un grand manteau de velours violet. Louise était dans une litière garnie de serge de couleur tannée, portée par des mulets que montaient deux pages. La reine avait un grand manteau d’étamine et un grand voile de crêpe de couleur tannée et sa traîne était longue de cinq aunes. Elle était abondamment parée de dentelles. (…) Les souverains entrèrent dans la chapelle où sur un lit, reposait l’effigie du défunt, le cercueil fermé se trouvant sous ce lit. Ils se mirent à genoux sur des bancs garnis de coussins de drap violet et prièrent. Les chantres de la chapelle entonnèrent le De Profundis. Le roi ensuite se leva, la queue de son manteau portée par les princes du sang : le prince de Conti, le comte de Soissons, le duc de Montpensier. Il donna de l’eau bénite au corps de son frère, sortit et prit alors un manteau noir. La reine à son tour donna de l’eau bénite avec autant de cérémonie et sortit afin de regagner le Louvre, comme son mari ». [2]
Cette expression publique du deuil s’accompagnait de la réception de lettres de condoléances. Le nonce Ragazzoni, dans son rapport au cardinal de Côme narre les audiences accordées par les souverains le 25 juin à cet effet : l’affliction du roi était moins celle d’un homme ayant perdu son frère que celle d’un souverain débarrassé d’un prince bien encombrant. Dans ce concert de faux atermoiements, la reine offrait aux regards un visage vraiment humain, sincèrement désolé et dont le deuil revêtait une dimension plus profonde que ne l’exigeait l’étiquette.
« A la fin, je me rendis auprès de la reine régnante, que je trouvai toute triste et affligée ». [3]
La piété de la reine accordant une grande part à la question du salut et à la nécessaire pénitence devant Dieu pouvait donc concevoir quelques inquiétudes pour l’âme de son beau-frère, qui, pour être chef d’un parti volontiers frondeur, n’en était pas moins proche de Louise de Lorraine, surtout depuis l’affaire du voyage dans les Flandres de la reine de Navarre.
Toutefois, un tel sentiment de charité ne peut à lui seul expliquer cette affliction : au-delà d’un humanisme chrétien – parfois assimilé à la pensée du Portique – la reine dévoile malgré elle ses angoisses de femme sans enfants à la face de la cour. Car quels que furent ses sentiments à l’égard de la mort, celle-ci dut provoquer en elle à la fois un deuil véritable, mais aussi quelque crainte pour sa personne et son mariage.

Un art de la mort : le stoïcisme et le style de la constance ?

La lecture des lettres de Louise de Lorraine a conduit Jacqueline Boucher à considérer l’influence du stoïcisme – par l’intermédiaire de la constance – dans le discours épistolaire de la reine de France :
« La formation morale de Louise la portait à rechercher la vertu et à dominer ses passions. Le mot constance tint une grande place dans sa pensée. En cela elle fut en accord avec des érudits de son temps, sans peut être les connaître. En 1585, Juste Lipse publia un De Constantia dans lequel il invoquait les philosophes et non les Pères de l’Eglise sur le sujet de la nature humaine. Déjà Guillaume du Vair avait composé des écrits d’inspiration stoïque : sa Philosophie morale des stoïques fut appréciée de Montaigne qui y fit des emprunts. (…) En 1587, un familier de Catherine de Médicis, et donc de Louise, Antoine de Laval, géographe de Henri III, qui l’appréciait, écrivit à sa femme à l’occasion de la mort de sa mère et de leur fils qui, âgé de huit ans, promettait beaucoup, un ensemble de lettres qui forma un petit traité de consolation, inspiré de Sénèque et de Saint Jérôme ». [4]
Jacqueline Boucher fait du stoïcisme l’une des composantes de la pensée de la reine régnante ; et certes l’invocation de la constance est récurrente dans sa correspondance. Quant à Antoine de Laval, il est indéniable qu’il fut l’un de ses familiers, et il n’est guère étonnant de le retrouver au château de Moulins en compagnie de la duchesse de Bourbonnais… c’est à dire Louise de Lorraine. Pour autant, l’assimilation de la reine à cette philosophie – par opposition à une inconstance de cour érigée en lieu littéraire – alors ‘résurgente’ semble en grande partie outrée. Reine de France, Louise de Lorraine fut avant tout une praticienne de la cour, pour ne pas dire un maître d’œuvre de son fonctionnement : dans cette perspective, ses appels à la constance lors de la rédaction de lettres de condoléances montrent leur valeur publique et officielle plutôt qu’une hypothétique conscience personnelle de la pensée des Anciens.
Afin de faire un examen de ce soi-disant stoïcisme, il convient de s’attacher en premier lieu à la lettre adressée à Anne d’Este le 4 septembre 1585, alors que le duc de Nemours est décédé depuis le 18 juin dernier, en son domaine de la Cassine-Chastelier, près de Moncalieri en Piémont. Ce retard envers des parents pour lesquels elle ne manque jamais de bonnes paroles s’explique sans doute par les évènements politiques de l’été 1585. Mais le plus surprenant demeure la dépêche en elle-même car la reine évite tout épanchement net et prolongé, et elle laisse à son messager, Nicolas d’Angennes, sieur de Rambouillet, « l’ofise » de « consollations » à sa tante pour celui qu’elle avoue cependant avoir considéré comme son « cecont pere » : en cela elle s’inscrit dans une certaine tradition, et sa lettre est comparable à celle que Henri III fit envoyer à la reine douairière Elisabeth d’Autriche le 2 juin 1578, après le décès de sa fille Marie Elisabeth de France.
« Ma tante. Je ne vous et plutot randu cet ofise à me condoulloir de la mort de feu Monsieur de Nemour que j’ay tins comme un cecont pere tant pour l’onnoré et aimere comme cille me l’etois qu’à cet heur que M. de Rambouillest vous ferat cet ofise de ma part avec tant de regret que je resans an vostre perte, de laquelle vous supplie vous conformere à la voullonté de Dieu et vous conservere pour vos anfans, mais cousin, à qui et tant nesesere ; et vous asure, ma tante, de l’amittié que je vous porte, de laquelle les efés vous an randeront bonn temoignage. Vous pranderés cet creansse de moy, ma tante, qui desire l’eur à tout ce qui vous touche de plus pres, comme vous mayme. Or je ne vous veux part plus lons discours renouveller vostre afflictions du quelle, ma tante, prie Dieu vous donnerre la consollations qui vous et nesecere an un cy grand perte et longue et bonne viee ». [5]
« Tres haulte, etc., nous desirerions que l’office de visitation duquel nous usons presentement en vostre endroict par le sieur de Montmorin, premier escuier de la Royne nostre tres chere et tres amée compaigne, present porteur, feust pour une plus agreable occazion et nouvelle que celle du trespas de feue nostre tres chere et tres amée niece Marie Elizabeth de France, vostre fille, qu’il a pleu à Dieu, ces jours passez, appeler à luy. Mais pour ce que nous participons avec vous à cette affliction que nous avons tres grande, nous envoyons devers vous ledict sieur de Montmorin, lequel vous fera entendre le regret et deplaisir que nous avons porté et portons de cette perte et que nous voulons pourtant perseverer à jamais en la vraye et fraternelle amytié que nous avons eue cy devant en vostre endroict ; nous vous prions le croire comme nous mesmes. Priant Dieu, etc. Escrit à Paris le IIe jour de (manque) 1578. ». [6]
La similitude de ces deux dépêches s’explique assurément par leur caractère officiel d’éloge funèbre qui ne masque pourtant pas complètement des sentiments plus personnels. L’exercice de la consolation, avant d’être un appel à la constance, se présente comme une lettre ouverte, à la manière d’un Sénèque écrivant son De Consolatione. Or, ici, point de stoïcisme, mais seulement une recommandation : s’en remettre à la volonté de Dieu. Par conséquent, autant que les écrits de Sénèque, partagés entre lettres de condoléances et traités de morale pratique, la consolation est d’abord le fait d’une mode littéraire érigée en structure sociale. Et si les lettres de la reine diffèrent par leur objet de la Consolation d’Antoine de Laval que Jacqueline Boucher met justement en exergue, en revanche la forme et l’inspiration en est commune : s’il doit être question de stoïcisme, il faut le comprendre comme une pratique de cour, une science de l’existence dans ses développements pratiques, et non comme une pensée directrice en soi. Louise de Lorraine eut sans doute aussi bien recours au Portique qu’à d’autres philosophies sans aucune exclusive – le néo-platonisme de Marsile Ficin se retrouve dans la bibliothèque de Chenonceau – pour approfondir son éthique spirituelle. L’idée d’une contradiction entre le point de vue moralisant de la reine et la mode de l’inconstance n’est qu’un mélange des genres : plusieurs poètes de cour dédicacèrent leurs œuvres influencées par le thème de l’amour platonicien proche de celui de l’inconstance sans que la reine régnante ne s’en offusque. La louange poétique étant alors constitutive de la matière psychologique [7], la spiritualité intime (par opposition à la notion de religion imbriquée dans le politique) ne s’en trouvait pas dépréciée ni même affectée.
Ces prémices établies, une relecture des lettres permet de restituer la nature de son sentiment du malheur. La sensibilité dont elle fait montre s’inscrit en premier lieu dans une certaine logique de compassion féminine :
« il est inpossible vous dire l’anvie et grant regret que j’ay res[eu] de la mort de feu madame ma seur que j’aymays comme ma mere , vous baisant les meins de la bonne consollation qu’il vous plaict me faire, me faictsant paroitre part tant de payne qu’avés prins que m’ emés et tant d’obliguation vous avoir comme je dois et serat toute ma viee de tel affection … ». [8]

Le langage de l’amitié dont nous avons vu les potentialités dans la plume de Louise de Lorraine donne à voir une scène de la vie privée entre la reine, sa tante et sa sœur, pour laquelle elle affiche des dispositions maternelles. La mort ne bouleverse pas sa sérénité ; son « regret » est une lamentation, une douce plainte, qui n’inspire pas les cris, mais des larmes. Le ton est celui de l’amour, de la confiance, de l’« affection » envers son prochain. Cette humaine bonté n’est cependant pas partisane et ne se discerne pas seulement lorsque les protagonistes sont des proches. En témoigne une lettre à la duchesse de La Trémoïlle du 24 octobre 1588 : cette dernière implorait la reine de venir au secours de sa fille, Charlotte de La Trémoïlle, accusée d’avoir empoisonnée son époux, Henri de Bourbon, prince de Condé. Or Louise de Lorraine en octobre 1588, ne disposait que d’un pouvoir infime : Henri III lui-même connaissait les pires difficultés après son départ de Paris, les Etats Généraux lui étaient défavorables, et le duc de Guise sûr de son fait. La requête d’Anne de Laval en soi manifeste déjà le sentiment de désespoir de cette mère, l’affaiblissement du pouvoir royal étant notoire. Or, contre toute attente, alors que la cour prenait fait et cause pour la thèse de l’empoisonnement, la réponse de la reine régnante est un exemple d’humilité et de confiance en Dieu que rien ne paraît altérer.
« Ma cousine, j’ay esté bien aise d’entendre de voz nouvelles par les lettres que m’avez escrites et par le raport que particulierement m’en a faict ce porteur ; et eusse bien desiré, pour vostre repos et contentement, qu’elles n’eussent pas esté traversées de tant d’afflictions que je scay vous avez eues depuis quelques temps. Mais comme Dieu vous a faict naistre sage et vertueuse, je le prieré aussy vous assister, s’il luy plaist, en la constance qu’il sçait vous estre necessaire pour les suporter le plus doucement et patiemment ; estant aussy desplaisante de cest inconvenient que personne de ce monde qui vous puisse bien aymer. Vous priant de croire que si j’eusse eu moien de vous y aporter quelque soulagement, je l’eusse faict aussy voluntiers que je prie Dieu, ma cousine, vous tenir en sa saincte garde. A Bloys, le XXIIIIe jour d’octobre 1588 ». [9]
La « constance » trouve en cet endroit une acception particulière : ni fermeté d’âme, ni force courageuse, elle est au contraire douceur et patience, œuvre de foi et d’espérance en un Dieu d’amour vers lequel tendent les âmes. L’idée du malheur pour Louise de Lorraine semble tirer son origine dans l’héritage évangélique de l’humanisme car la foi se renforce et se nourrit en quelque sorte du malheur, « recevant de Dieu la certitude que c’est dans le malheur que le chrétien doit être assuré de la plus grande espérance en la justice divine et qu’au bout du malheur il y a la bénédiction » [10]. A ceci près que deux décennies de guerres civiles ont conditionné cette première définition : toutefois la sérénité imprimée laisse une impression d’espoir, alors que les tensions s’accumulent dans le royaume, à la cour, dans son entourage proche, et même sur sa personne. Par conséquent, la compassion de Louise de Lorraine est une compassion en acte car le spectacle de la souffrance lui est suffisamment familier. La notion de rumeur lui est ainsi insupportable, autant pour des raisons de morale pratique que pour ce qu’elle est une atteinte à sa propre intimité lorsqu’elle touche le roi ou la reine mère : c’est pourquoi, dans une logique de condamnation qui ne dit pas son nom, voilée sous le discours de l’affabilité et d’une certaine tempérance, les préoccupations d’Anne de Laval la saisissent dans les remous de sa vie intérieure. Mais cette compassion se suffit également à elle-même et se déploie en soi, comme inspirée par Dieu, sous la forme d’une « charité christique » [11] car elle n’intervient pas seulement lors de moments critiques, mais avec une récurrence certaine, même après le ‘drame absolu’, l’assassinat de Henri III. En effet, le 22 octobre 1595, le duc de Nevers, Louis de Gonzague, s’éteint à Nesle, âgé de cinquante six ans. La reine douairière s’empresse alors de faire parvenir un mot de condoléances à la duchesse – Henriette de Clèves – qu’elle estimait fort et comptait parmi ses amies intimes.
« Ma cousine. C’est à mon grand regret que je vous rans l’offise qu’and sanblable malheur m’avez randu, quy et pour me condoulloir avec vous de la mort du feu mon cousin Monsieur le duc de Nevers, vostre cher et tant aimé mary, resantant an mon particulier vostre perte infinimant, comme doyt fere tout ce reaume d’avoir perdu un cy sage et prudant prinse que Dieu absolve et le suplie, ma cousine, de toute mon affection vous donner la consstance de suporter cest extreme doulleur ». [12]
Ce début de lettre présente un discours apparemment plus conventionnel dans la mesure où l’éloge du défunt est clairement exposée : sa sagesse est alors cause de la « consstance » que doit cultiver Henriette de Clèves. Cependant, cette constance intervient dans un contexte nouveau, car la sérénité a disparu : le mot de « malheur » est même lancé. La constance, par un glissement sémantique perceptible, devient la fermeté d’âme « de suporter cest extreme douleur », révélatrice d’une patience vécue comme un combat de plus en plus ardu : la foi est ainsi mise à l’épreuve et le besoin de justice ne s’en ressent que plus âprement. Cette déviation illustre la caractère illusoire d’une assimilation du discours épistolaire de la reine à une pensée déterminée : Louise de Lorraine utilise bien souvent d’une manière assez pragmatique diverses influences recueillies au sein de son entourage (en l’occurrence, l’humanisme dans ses aspects évangéliques et néo-platoniciens, ainsi qu’une part de stoïcisme fortement christianisé se référant certainement plus à saint Augustin qu’à quelque philosophe antique) qu’elle adapte selon les circonstances et l’évolution de son jugement.

Les emblèmes de la constance selon Loys Papon : un stoïcisme politique

Vers la fin de 1589, ou bien en 1590, l’un des aumôniers de la nouvelle reine douairière lui présenta un poème de circonstance , La Constance à très-illustre princesse Loyse, reine de France, œuvre d’un poète forézien, Loys Papon, client d’une puissant famille ligueuse du Forez, les d’Urfé. [13] Elle ne dut pas la trouver à son gré, ou alors, devinant les desseins politiques inavoués d’une telle poétique, elle paraît ne pas avoir conservé ce livre manuscrit (et donc réservé à son seul usage) : sa rancœur envers certains milieux ligueurs explique sûrement l’absence d’édition de cette œuvre. Plus significatifs que le long poème, plusieurs emblèmes de la constance illustrent le propos de Loys Papon, donnant de cette attitude une interprétation érudite, mais se référant pour une fois à la pensée du Portique.
« Ce chesne espois & fort sert d’ombre aux gran-chaleurs
De couvert, à la pluye, & de tout, à l’orage :
Ainsi l’amy confiant, d’un semblable courage
Sert de regle au bonheur, & d’azil aux malheurs.
**
La tourtre falabre mort, pleint sa compagne esteinte,
Fuyant tout autre pair, enroue ses regretz.
O veufve plus constante, est-il cueur en ses tretz,
Qu’il ne pleure aux soupirs d’une si douce pleinte.
**
De trois fermes vertus au chef arme-tymbré,
Est le secret dessein d’une dive Constance :
Au vaze est le recueil de sa perseverance,
Ses resolutions, en ce pilier mabré.
**
Phénix ange du Ciel, idée des beautés
Qui sans paie en ce monde ardz affin de renaistre.
Est il cueur si constant, en ces calamités
Où la vertu finit qui s’immole pour estre.
**
Ce cueur flame-brulant en ces spheres de glace,
Faict voir aux alteres d’amoureuse poison :
Comm’en ces passions la celeste raison
Refroidit les bouilhons, de leur gloute falace.
**
Le sceptre du Roy sainct, aylé d’un lustre zelle,
Quitte les Magestés, des terrestres Estatz.
Pour maugré les vapeurs des eguaves brouilhas,
Obtenir dans les Cieux, la coronne eternelle.
**
Le constant resolu aux fortunes adversses,
Quoy que l’envie essaye à le faire broucher,
Ne sesment au peril non plus que le rocher,
En mer entre les flotz, aux vens en leurs traversses ».
La concision que procure la réduction de chaque idée en un seul quatrain s’érige en pédagogie, comme une paraphrase de la longue galerie de portraits stoïques qui pénètrerait tous les aspects importants sous une forme attrayante pour une personnalité mondaine. Certes, la « constance » défendue par le poète forézien s’inspire la plupart du temps des Anciens : le « chesne » représente la force tranquille, la quiétude de l’âme face au malheur que peint Virgile dans ses Bucoliques [14][14] ; la tourterelle évoque les fabulistes grecs ; le phénix renvoie à une thématique récurrente de l’Antiquité ; le « chef arme tymbré » est accompagné de symboles héraldiques gréco-romains avec le « vaze » et le « pilier ma[r]bré ». Le discours se construit donc autour de l’idée d’une tempérance refoulant toute passion : le chêne protège de l’orage, les « spheres de glace » répondent à la chaleur, le rocher saillant dans la mer résiste « aux vens en leurs traversses ». Le Portique ne réapparaît cependant point sous son aspect originel, et se mêle de nombreuses de références chrétiennes : l’apothéose du « roy saint » marque l’immixtion de la superposition de la civitas divina aux terrestres Estatz », les trois vertus illustrent peut-être les vertus théologales, le thème du péril en mer [15][15] et enfin, la figure du phénix évoque celle du Christ qui « s’immole pour estre ».
Ce modèle de constance diffère donc sensiblement de celui proposé dans les lettres de Louise de Lorraine. Toutefois, c’est la motivation politique de la constance qui distingue largement l’inspiration d’un Loys Papon. Et dans cette perspective, les non-dits revêtent parfois une certaine audace ; ainsi le renvoi à ce saint roi qui doit recevoir la « coronne eternelle » aux cieux : Henri III est le souverain de l’idéal des trois couronnes, et sa piété inquiétait parfois son épouse ; or aux yeux des ligueurs, le roi est décédé sous le coup d’une excommunication, il ne peut donc être ce roi recevant la couronne céleste. Tant d’ambiguïté, de double jeu ne sauraient demeurer si implicites. Le dernier emblème, qui se distingue des autres par sa longueur, personnifie beaucoup plus l’attitude ‘idéale’ de la reine douairière que la seule constance :
« Aux revolutions où Fortune se loue,
De l’estat des humains, caduque chancelant ;
L’encre de ferme espoir, en un cueur excellent,
Arreste ses erreurs, ses voile & sa roue,

Au royal fondement de trois vives vertus,
Ce triangle excellent diaphane d’exemples :
Estoile sa hauteur, en misteres ardus,
Corone le solide & asseure les trembles.

Le laurier touiou-vert d’un tige renaissant ;
Voyant de ces harnoys ces branches eschauffées,
Abhomine le sang, et iette ces trophées
Pour s’ériger au Ciel d’un espoir innocent.

De ce palais doré, l’humble voute est de reste,
L’orgueil ruyne ainsi, l’humilité soustient ;
C’est pour quoy nostre Eglise ainsi ferme se tient
Car tant plus on l’aflige & plus ell’a de texte.

Ce terme à double front qui sans jambes ne mains,
Instruict des maux easses prevoit lire future :
Est mis pour sentinelle au front de l’aventure.
Pour le ferme Salut, des celestes humains.

La métamorphose de Louise de Lorraine en personnification de la fermeté d’âme ne relève plus d’une accumulation de références symboliques ou hermétiques : le sens politique requiert une compréhension explicite du discours. La justification par l’Eglise tient lieu d’objet suprême du poète – « plus on l’aflige & plus ell’a de texte » – et le Salut des chrétiens est d’abord celui de la reine. Or « Fortune se loue » en temps de sédition et rend l’humain « caduc chancelant » : seule une sainte et véritable émanation de la royauté – « royal fondement de trois vives vertus » – semble en mesure de relever le royaume.

3.1.2. L’expression d’une ‘juste passion’

Les souffrances du corps

Depuis sa fausse couche du printemps 1575, Louise de Lorraine eut à supporter plusieurs maladies infligeant à son corps de véritables stigmates. Ainsi un catarrhe contribua peu à peu à la dégradation de sa santé, au point d’inquiéter dès 1580 les observateurs attentifs qu’étaient les ambassadeurs. Le 26 avril 1580, le nonce Anselme Dandino y consacre une partie de sa dépêche au cardinal de Côme :
« Le mal de la reine régnante s’avère vraiment sérieux, contrairement à ce qu’en laissait présager les débuts, et n’est pas de la sorte d’abord estimée ; l’on a trouvé au contraire un cattarhe qui lui enfle beaucoup le visage, surtout le côté gauche et l’oeil, non sans un peu de fièvre. Plaise à Dieu de bien vouloir l’en libérer, comme on l’espère, s’il estime la grande bonté et la vertu qui sont en elle ». [16]
Heureusement, le même nonce rapportait le 1er mai suivant que la reine était hors de danger. Cependant le 18 novembre 1584, le nonce Ragazzoni renonçait pareillement à la visiter, ayant appris qu’elle devait garder le lit. Au printemps 1587 encore, une affection semblable fit craindre pour sa vie [17]. Un état de langueur et de mélancolie semblait l’accabler durant ces accès de douleurs :
« mon catere ne me permet de me trener qu’avec paine, de coy j’ay esté extremement travallé depuis un mois ; an quelque etta myserable que soie jamais, serés toute ma vie, vostre bien bonne niepce ». [18]
Cette propension certaine à la dépression ne nécessitait pas l’apparition de symptômes purement physiques pour se manifester : à l’automne 1577, Pierre de L’Estoile mentionne qu’elle souffrait de sa stérilité et de la peur d’être répudiée. [19] D’ailleurs, sa supposée précarité lui fit tenir des propos malheureux et assurément irréfléchis qui alimentèrent de nombreuses rumeurs – que ses parents s’empressèrent de colporter, comme en mai 1584, alors que la cour attendait le trépas de Monsieur, frère du roi…
« Mais pour tout cela, le duc de Mercœur a dit au R.P. Claudio que la Reine régnante sa sœur croyait assurément que le Roi perdait la tête ». [20]
La douleur physique devint soudainement plus insupportable et incessante après l’assassinat du roi. Louise de Lorraine se plaint au cours de ses lettres de fréquentes indispositions liées la plupart du temps à un état de langueur probablement d’origine psychosomatique. Le 23 mai 1593, la joie que lui cause l’annonce de la conversion prochaine de Henri IV se ressent dans le ton de sa lettre, bien qu’elle se déclare « toute malade » [21]. Elle dut d’ailleurs renoncer à se rendre à Saint Denis pour cette raison. En mars 1596, alors qu’elle souhaiterait voir le roi et les parlementaires afin de restreindre l’enregistrement de l’édit de Folembray, l’impossibilité de quitter le lit ou d’affronter un voyage augmente d’autant ce sentiment de « languissante vie », dont elle s’ouvre alors à sa belle-sœur, Diane de France [22]. Le R.P. Thomas d’Avignon, qui accompagna les derniers mois de son existence, souligne dans son Oraison funèbre que la mort d’Henri III fut pour elle un énorme choc traumatique :
« Car toutes les maladies qui s’estoient rassemblées dans le corps de ceste pauvre princesse ; procedoient d’une grande tristesse & melancholie qui avoit saisi son cœur et investy son ame, pour la mort du Roy son seigneur, & comme une douce & chaste tourterelle pleuroit l’absence de son espoux ». [23][23]
Mais l’image de la tourterelle mélancolique – assez fréquente chez ses contemporains et biographes – pleurant le roi n’est pas le seul tourment que son âme a infligé à son corps. Les exercices de piété auxquels elle s’adonnait avec une ferveur extrême finirent par contribuer à la dégradation de sa santé, au point que les médecins lui conseillèrent vivement de se réfréner.
« Quelque temps apres son souper se retiroit à son prie-Dieu, pour s’occuper durant une heure à l’oraison mentale, ce que elle a continué un fort longtemps, mais par ce que cela preiudicioit grandement à sa santé corporelle, les medecins luy dirent qu’il failloit necessairement, qu’elle se divertist de cest exercice spirituel apres son souper, pour la conservation de sa santé, car autrement elle encourroit d’autres plus grandes & beaucoup plus dangereuses, que celles desquelles elle estoit continuellement agitée, si que desormais apres son disner se retiroit avec ses dames en sa chambre, où elle parloit, ores de choses spirituelles & divines, ores des maux dont elle estoit affligée ». [24][24]

Les chants de l’affliction

« Ma mye, apres que mes ennemys ont veu que tous leurs artifices son alloyent dissippez par la grace de Dieu et qu’il n’y avoit plut de salut pour eulx que en ma mort (…), ilz ont pensé n’avoir poinct de plus beau moyen pour parvenir à leur malheureux desseing que soubz le voille et habit d’un religieux en cest maudite conspiration viollant toutes les loix divines et humaines et la foy qui doibt estre en l’habit d’un eclesiastique. (…) Lors ce meschant et malheureux m’a donné ung coup de coutteau pensant me tuer. (…) Grace à Dieu ce n’est rien et que j’espere dans peu de jours retrouvrer ma santé faict par le sentiment que j’en ay en moi mesme que par l’asseurance des medecins et chirurgiens (…) ». [25]
Ramenée d’urgence à Chenonceau le 2 ou le 3 août 1589 afin d’être en sécurité, Louise de Lorraine n’était en rien préparée à la nouvelle de l’assassinat de Henri III. L’un de ses prédicateurs, Pierre Dinet dut lui annoncer ce décès : « son biographe a écrit que sa douleur fut si vive qu’elle crut en mourir. [26] Ses écrits attestent avec une intensité dramatique la résonance d’un tel malheur dans son for intérieur. L’affliction est surtout manifeste dans ses missives de l’année 1589 ( une lettre à Henri IV le 6 septembre, une instruction à son écuyer le 1er octobre, une requête adressée au roi début novembre, et une lettre au duc de Nevers le 6 décembre). Le foisonnement des images hyperboliques s’y articule autour de trois thèmes : l’impossible qualification de ce meurtre, la désolation de son âme et le nécessaire châtiment que doit infliger la justice aux coupables.
Henri III souligne dans cette ultime lettre comment l’on a osé s’en prendre à sa personne, « viollant toutes les loix divines et humaines » : l’idéal monarchique français du Rex Christiannissimus oint de l’onction sacré, évêque du dehors et l’époux mystique du royaume rendait un tel acte inconcevable, terrifiant de par sa nouveauté même. D’où la violence déployée dans les tentatives de qualification de l’acte :
« ceste tant miserable nouvelle »
« la mort cruelle »
« cet acte, plus que barbare »
« ceste enorme et execrable meschanceté » [27]

« l’enormité que circonstances remarquables au misérable accident »
« l’horeur d’un crime si enorme » [28]

« malheureusement tué et meurtry »
« la plus execrable et proditoire meschanceté »
« un si detestable crime »
« si enorme forfaict »
« desloyal, scelerat et sanglant parricide »
« la violence d’iceluy »
«
l’atrocité de ce mesfaict où Dieu, la Majesté des Rois et le reste des hommes sont irremissiblement offensez et outragez »
« mort si malheureusement conjurée »
« nul exemple pareil à cette felonnie »
« damnable assassinat »
«
tout ce que l’on a jamais reveré en ce monde comme sainct et sacré a esté tres indignement mesprisé, profané et violé »
« cettuy-ci insignement meschant et inhumain »
« ce cruel et plus que barbare assassinat »
« la felonnie et atrocité du crime » [29]
Cette accumulation souligne l’incompréhension suscitée par un tel meurtre qui s’inscrit à la fois contre Dieu et les hommes, selon la conception qu’a Louise de Lorraine de ces deux entités. La portée traumatique d’un tel événement ne vaut pas seulement dans sa dimension intime – à savoir la manifestation de l’impossibilité de l’amour conjugal parfait. De même que « tout ce que l’on a jamais reveré en ce monde comme sainct et sacré a esté tres indignement mesprisé, profané et violé », de même l’ensemble de ses repères normatifs s’effondre : cet acte « barbare » raille toute l’œuvre des Valois et le monde de la cour hérité de l’humanisme. Toutefois, l’abondance épistémologique n’est que le pâle reflet de son désarroi intérieur, véritable tempête d’accablement qui foule aux pieds toute idée de constance ou bien de stoïcisme : les passions de l’âme – conforme à l’esprit sombre mais baroque des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné – offrent un exutoire à tant de « meschanceté ».
« la violente douleur et passion dont mon ame a esté travaillée sans cesse »
« tellement mise hors de moi mesme »
« mon extresme affliction »
« ma juste douleur »
« ceste desolée vefve »
« aveuglée par l’abondance des larmes »
« ceste lamentable plainte »
« ce pitoyable estat » [30]
« extresme regret et douloureuses passions qui pressent et affligent infiniment Sa Majesté » [31]
« deplorable veufve »
« de plus en plus miserable et affligée »
« pressée d’extresmes regrets et douloureuses passions »
« meue et deuement touchée d’une fervente ardeur »
« veufve et pour jamais desolée » [32]
« accablé de continuelle doulleur »
« ma perte trop cruelle et insuportable »
« mon malheur » [33]
Ce « malheur » offre une prégnance beaucoup plus douloureuse que le malheur dans son acception évangélique auquel la reine fit peut-être allusion avant 1589. Et la seule réponse au chaos selon Louise de Lorraine ne se borne plus à une seule soumission totale en Dieu, mais à l’avancement de ses desseins par l’intermédiaire de la justice. A ceci près que cette justice n’est plus coextensive de l’harmonie, mais du péril vécu comme une tragédie shakespearienne. Le Dieu de Justice est alors le dieu vengeur de l’Ancien Testament, celui du déluge universel, celui du « Sinaï aride où souffle l’Esprit brûlant ». [34]
« sans punition exemplaire »
« ne desirant plus de vie que pour veoir la punition faite de ceux qui me la rendent sy miserable » [35]
« elle [Sa Sainteté] condampnera et jugera estre d’aultant plus detestable » [36]
« la juste punition (…) la plus exemplaire en l’horreur du tourment et supplice »
« l’inviolable resolution (…) de vivre et mourir en ceste saincte poursuitte »
« ne laisser sur le front de la posterité l’injure d’iceluy de la secourir, assister et ayder en cette si juste poursuitte »
« reparation et punition si exemplaire »
« non toutefois avec assez de tourmens et d’infamie » [37]
Le besoin de vengeance, inhabituel dans la plume de la reine exprime à travers le cataclysme de la mort d’Henri III l’accumulation des craintes, des angoisses, des frustrations tant publiques que privées subies, elle-même étant ballottée entre son devoir, ses liens avec la famille royale, sa parenté lorraine et ligueuse. Le Livre VI des Tragiques s’intitule justement « Vengeances »… Et de même que d’Aubigné [38] montre Dieu laissant Caïn en proie à ses remords plus terribles que la mort, Louise de Lorraine, en rupture avec son habituelle bonté et compassion envers les pêcheurs (elle visitait les prisons de Paris), insiste pour réserver aux coupables un châtiment édifiant et dont l’exécution, longue et progressive, leur fasse sentir sa propre souffrance – « la plus exemplaire en l’horreur du tourment et supplice ». Signe évident de son emportement, elle se contredit quelques lignes plus loin, déclarant qu’une telle punition serait sans commune mesure avec sa douleur – « non toutefois avec assez de tourmens et d’infamie ».
Ces trois lettres matières à la désolation de la reine interviennent toutes dans un contexte politique : le choix des mots revêt par conséquent une pertinence non négligeable, mais leur résonance extrême dépasse les convenances polies dont la reine était la ‘dépositaire’ à la suite de Catherine de Médicis. Certes, l’intention politique affleure partout et une tentative de mystification pourrait être envisageable, si le deuil continu de la reine jusqu’à sa mort n’avait pas autant frappé ses contemporains en raison de sa permanence et de sa représentation dramatique. L’affliction peut donc se lire à plusieurs niveaux, politiques ou personnels, mais elle s’insère au plus profond d’une âme baroque dans ses épanchements, mais s’abord meurtrie dans ce qu’elle révérait le plus au monde (après Dieu ?).

Notes

[1Ms fr.4748, fol.184 v°-185. Discours de Louis Buisson, avocat de Louise de Lorraine, en janvier 1594, devant Henri IV, le Chancelier et plusieurs Grands du royaume.

[2Jacqueline Boucher, op.cit., p.116-117.

[3Acta Nuntiaturae Gallicae, Girolamo Ragazzoni, évêque de Bergame, nonce en France, correspondance de sa nonciature 1583-1586, p.270.

[4Jacqueline Boucher, op.cit., p.245.

[5Ms fr. 3238, fol.28.

[6Lettres de Henri III, tome IV, publ. Michel François, Paris, 1984, p.14.

[7La même Jacqueline Boucher montre l’ambiguïté entre la constance éthique de Louise de Lorraine et sa ‘constance amoureuse’, notant que la deuxième au moins tendait à déborder sur ses devoirs de reine. L’inconstance que prône sa belle-mère intervient alors non pas comme une stricte opposition à l’aspiration de la reine, mais lui donne un versant réaliste qui est autant une leçon de morale. Cf. Jacqueline Boucher, op.cit., p.129-130. Catherine de Médicis « donna aussi une leçon de sagesse à sa belle-fille. Une des mascarades organisées en février [1581] mit en scène des jeunes femmes qui, en costume austère, faisaient mine de se fouetter avec des rubans de soie. On chanta l’argument de ce divertissement :
Puisqu’en vain nous avons gardé trop de constance :
Sans gaigner jamais rien servant fidèlement,
Abandonnons le monde et faisons pénitence.
Non, gardez-vous en bien, c’est faire injustement,
Quand des fautes d’autruy l’on se punit soy mesmes,
Mais pensez desormais d’aymer plus sagement.
La sagesse et l’amour sont l’un à l’autre extreme,
Deux contraires ensemble on ne peut pas avoir,
Non pas mesmes un dieu n’est sage quand il ayme…
Les mêmes jeunes femmes allèrent changer de vêtement et revinrent, habillées de soie blanche, pour se livrer à des danses étranges ».

[8Ms fr. 3238, fol.32.

[9Lettres missives originales tirées des archives du duc de La Trémoïlle, publ. P.Marchegay & H.Imbert, Niort, 1881.

[10Denis Crouzet, op.cit., p.19.

[11Ibid., p.419-420. « L’idée de la compassion est peut-être l’idée autour de laquelle l’érasmisme cicéronianiste de Michel de L’Hospital et le néo-platonisme de Catherine de Médicis trouvèrent un terrain d’entente jusqu’à la disgrâce de 1568. (…) De la part de la reine mère, il semble que la compassion ait été générée du spectacle avant tout alors que le chancelier réfléchit en elle la charité christique, l’amicitia du Christ ».

[12Ms fr. 4708, fol.22.

[13[13] Jacqueline Boucher, op.cit., p.246.

[14Virgile, Bucoliques, v.1-5.

[15L’évocation du rocher brisant les lames des vagues ne doit pas seulement être d’inspiration ‘naturaliste’ ; elle se réfère sûrement à l’image du navigateur bravant la tempête parce qu’il place tous son espoir en Dieu.

[16Acta Nuntiaturae Gallicae, Correspondance du nonce en France Anselmo Dandino (1578-1581), p.651-652. « E più grave il male della regina regnante, che non si mostro da principio, et non è della spetie che fa creduto ; ma s’è scopetto un catarro che le ha enfiato tutto il viso grandemente, et più che il resto la parte sinistra, et l’occhio, non senza un poco di febre. Piaccia a Dio di liberarla, come si spera, et si desidera da chi stima la gran bontà et le virtù que son il lei ».

[17Jacqueline Boucher, op.cit., p.142.

[18Ms fr. 3238, fol.36.

[19Jacqueline Boucher, op.cit., p.136.

[20Correspondance du nonce Ragazzoni, op.cit., lettre du 14 mai 1584, p.251. « Di più esso il duca di Mercurio ha detto al medesimo padre Claudio haver la regina regnante sua sorella compreso alcuna volta che il Re esca di cervello”.

[21Ms fr. 3646, fol.91.

[22Ms fr. 2751, fol.293.

[23Thomas d’Avignon, Oraison funèbre sur le trespas de Loyse de Lorraine, Paris, Douceur, 1601, p.28-29.

[24Ibid., p.32.

[25Ms fr. 3479, fol.66. Cette lettre ne fut pas remise de suite à la reine qui se trouvait à Chinon le 1er août 1589. Cependant, elle dut la lire assez vite après avoir appris la mort de son époux, et non pas en 1591 : sinon, que viendrait-elle faire avec les pièces relatives à la démarche de Jacques de Montmorin, écuyer de sa maison, organisée en septembre, soit à peine plus d’un mois suivant l’assassinat.

[26Jacqueline Boucher, op.cit., p.308.

[27Ms fr.3640, fol.1.

[28Ms fr. 3473, fol.92.

[29Ms fr.2751, fol.182.

[30Ms fr.3640, fol.1.

[31Ms fr.3473, fol.66.

[32Ms fr.2751, fol.182.

[33Ms fr.3291, fol.53.

[34Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, éd. Franck Lestringant, p.7 (préface).

[35Ms fr. 3640, fol.1.

[36Ms fr. 3473, fol.66.

[37Ms fr. 2751, fol.182.

[38Agrippa d’Aubigné, op.cit., Livre VI, v.178-184, 197-200 & 205-208 ; p.278-279.
« Ainsi Abel offrait en pure conscience
Sacrifices à Dieu, Caïn offrait aussi :
L’un offrait un cœur doux, l’autre un cœur endurci,
L’un fut au gré de Dieu, l’autre non agréable.
Caïn grinça les dents, pâlit, épouvantable,
Il massacra son frère, et de cet agneau doux
Il fit un sacrifice à son amer courroux.
(…) Sa mort ne put avoir de mort pour récompense,
L’enfer n’eut point de morts à punir cette offense,
Mais autant que de jours il sentit de trépas :
Vif il ne vécut point, mort il ne mourut pas.
(…) Les plumes de son lit sont des aiguilles piquantes,
Ses habits plus aisés des tenailles serrantes.
Son eau jus de ciguë, et son pain des poisons (…) ».
Le thème du remords agissant comme vengeance divine (ou plutôt jugement de Dieu) à propos de Caïn et Abel reprend le récit de la Bible (Genèse, IV, 1-16) en l’amplifiant dans un style baroque proche de la violence qu’exprime la reine douairière. Cf. aussi La Seconde Semaine, Premier Jour, livre IV, v.303-308 de Du Bartas. La métamorphose de la vengeance divine en vengeance personnelle dans le cas de Louise de Lorraine n’est pas l’aveu de l’échec de ses idées religieuses ; car si cette ‘transsubstantiation’ reflète l’impression de la fin des temps, elle se justifie de la même manière que le double assassinat de Blois. La passion de Louise de Lorraine relève certes d’une fureur semblable à la flamme divine de l’Ancien Testament, mais son expression semble indiquer un abandon de soi qui est révolte, un changement d’humeur qui est renonciation à soi pour s’incarner en la main – extrême et terrible – de Justice. Est-il pour autant possible de parler d’une reine shakespearienne de la même manière que pour Henri III ? La constance, la rigueur éthique ne seraient-ils que des paravents afin de se protéger d’un monde courant à sa perte ?