Épilogue : le début d’une nouvelle science médicale
Jacqueline Vons
Jacqueline Vons, Le médecin, les institutions, le roi. Médecine et politique aux XVIe-XVIIe siècles, Paris, Cour de France.fr, 2012. Ouvrage numérisé inédit mis en ligne le 1er avril 2012 dans le cadre du projet de recherche "La médecine à la cour de France (XVIe-XVIIe siècles)", https://cour-de-france.fr/article2342.html.
La deuxième moitié du XVIIe siècle marque la rupture. À Vallot succéda Antoine d’Aquin (1629-1696) [1], docteur de Montpellier, qui comprit que le Jardin Royal des plantes médicinales devait servir au prestige de la monarchie. Il se montra un médecin partagé entre les thérapies nouvelles, par exemple le vin émétique, mais opposé au quinquina, sans refuser pour autant les saignées ; surtout, il développa les moyens nécessaires pour que l’enseignement de l’anatomie humaine pût être démontrée au Jardin Royal, en accord avec les découvertes modernes, et il réussit à donner la priorité au Jardin pour l’obtention des cadavres. Il désigna le médecin Guichard-Joseph Duverney comme successeur de François, fils de Marin Cureau de la Chambre [2]. Né en 1648 à Feurs-en-Forez, mort en 1730, Duverney avait fait ses études de médecine à Avignon avant de venir à Paris où il fit plusieurs conférences qui lui valurent du succès. Louis XIV, intéressé par l’anatomie humaine et animale, lui fit donner des leçons au Dauphin et vint assister personnellement à la dissection d’un éléphant mort à Versailles, dissection faite devant un public de savants et de membres de l’Académie des sciences par Duverney, Perrault et La Hire. En 1676, Duverney fut admis en tant qu’anatomiste à l’Académie des sciences, en remplacement de Pecquet ; en 1679, il fut nommé professeur d’anatomie au jardin Royal où ses deux frères l’assistèrent dans ses démonstrations. Auteur de nombreux ouvrages sur l’ostéologie et les pathologies osseuses [3], il travailla avec Charles Perrault, Jean Pecquet, et eut pour élèves Pierre Dionis, François-Joseph Hunauld, Jean-Baptiste Sénac, Jean-Bénigne Winslow, qui seront tous démonstrateurs et professeurs d’anatomie renommés au Jardin Royal.
Ce fut Pierre Dionis (1643-1718), maître chirurgien du Collège Royal de Chirurgie, qui fut désigné par le roi Louis XIV en 1672 comme « démonstrateur royal », chargé d’enseigner l’anatomie de l’homme suivant la circulation du sang ; ses démonstrations à portes ouvertes fondées sur « l’expérience et la raison » attiraient un public nombreux, de 400 à 500 spectateurs, selon sa propre estimation. En 1680, il abandonna temporairement ses démonstrations pour entrer au service de la reine Marie-Thérèse d’Autriche et devint chirurgien du Dauphin et des Enfants de France, avant de reprendre ses démonstrations au Jardin Royal en 1693 [4]. Intéressé comme nombre de ses confrères à la même époque par les théories sur la formation du fœtus, disciple de William Harvey et de Reinier de Graaf, il fut l’un des premiers à publier sur les complications de la gestation dues aux malformations utérines ; en 1683, il fit paraître une observation sur Histoire anatomique d’une matrice extraordinaire, décrivant un cas de rupture de corne rudimentaire gravide, mais ce qui pourrait être du domaine de la spécialisation est ici replacé dans le contexte d’une curiosité mondaine et scientifique pour les examens post mortem et les mirabilia. En 1681, une dame de compagnie de la jeune Dauphine Marie-Anne-Victoire, infante de Bohême, prise de douleurs de l’enfantement, meurt soudainement. Sur l’ordre de la reine et de la Dauphine, Dionis pratique une autopsie en présence de d’Aquin, premier médecin du roi, de Fagon, premier médecin de la reine et de Félix, premier chirurgien du roi, et découvre un fœtus mort extra-utérin et une corne utérine gauche rudimentaire gravide et éclatée. Il met le tout dans une serviette pour l’examiner à loisir à son domicile, voulant toutefois la garder entière le plus possible pour la faire dessiner. Le lendemain, la reine demande à revoir les pièces anatomiques, une première fois en présence des médecins, puis dans son cabinet, en compagnie d’une seule dame, ce qui attire de Dionis le commentaire suivant : « Sa majesté n’a pas les mesmes repugnances qu’ont toutes les femmes pour les Démonstrations anatomiques. J’ay eu l’honneur de luy en faire assez souvent sur plusieurs et différentes parties d’animaux » [5].
L’anecdote est significative du changement d’esprit et de procédures depuis le début du siècle : alors que Delorme, médecin du roi, avait tenté vainement de soustraire un cadavre à la loi de priorité de la Faculté de médecine, alors que les amphithéâtres de la Faculté et du Collège de chirurgie s’étaient publiquement concurrencés, l’anatomie quitte les lieux spécialisés et devient un double objet de curiosité. L’intérêt de la cour, de la reine, du dauphin, pour les nécropsies mettra ces dernières « à la mode », mais en même temps, autorisera le développement des examens fins, guidés par la curiosité scientifique, ce que ne permettaient guère les dissections de cadavres complets. Les observations de Dionis participent à la mise en place d’une recherche anatomique nouvelle, qui donnera lieu aux recueils de cas singuliers, de « centuries », à la naissance de l’anatomie pathologique :
« Comme il est impossible dans le peu de temps que l’on est ordinairement à l’ouverture d’un cadavre de bien examiner ce qu’on y trouve de singulier, l’on a accoutumé de le séparer du corps, de l’emporter et de le disséquer à loisir, d’en remarquer jusqu’aux moindres particularités [6]. »
En 1708, Dionis publia une Dissertation sur la mort subite [7], en 1713, il fut nommé accoucheur de la duchesse de Berry, et fit paraître en 1718 un traité sur les accouchements dans lequel il défendait l’idée que la connaissance de l’obstétrique requiert la main plus que l’oeil de l’accoucheur ; moderne par ses intentions, le livre est construit comme les traités antérieurs de Mauriceau et de Guillemeau, selon un ordre chronologique (gestation, accouchement, post partum), mais il est illustré de planches d’organes et d’instruments qui mettent en relief la praxis du chirurgien et lui donnent la priorité sur les actions des sages-femmes [8]. Les livres de Dionis furent plusieurs fois réédités et traduits en plusieurs langues, y compris en latin et en « tartar ».
De son côté, la faculté de médecine évoluait également. La chaire de professeur royal en anatomie et en pharmacie que Riolan quitte en 1653 ne semble pas avoir été reprise immédiatement ; Patin qui lui succède est désigné par Goujet comme professeur en médecine en poste jusqu’en 1672 [9]. D’autres docteurs régents de la faculté de médecine de Paris se voient attribuer le titre de professeur royal en médecine, par exemple François Boujonier, docteur en 1656, mort en 1665 [10]. Ou encore Alexandre-Michel Denyau, licencié en 1658, docteur en 1659, qui prend le titre de Lector et Professor regius dans le titre d’un ouvrage publié en 1595, Oratio Panegyrica de Plantis, dédié à l’abbé Bignon, bien qu’il n’ait aucune fonction au Jardin Royal. Ce n’est qu’à partir de 1680 que la mention « Professeur en médecine, chirurgie, pharmacie et botanique » associée au nom de plusieurs docteurs-régents semble s’imposer comme le seul et unique titre attribué aux professeurs en médecine au Collège Royal. C’est le cas par exemple pour André Enguéhard, nommé en 1680, mort en 1710, et de Germain Préaux qui occupa une chaire de 1681 à 1731, ou de Nicolas Andry de Lyon, déjà engagé dans une carrière ecclésiastique lorsqu’il commença des études de médecine à Paris en 1690. Ce dernier témoigne d’un rapprochement entre la faculté et d’autres lieux d’enseignement médical à Paris et en province à cette époque. Andry prend ses grades à la faculté de Paris, mais en même temps, se fait recevoir par la toute nouvelle Chambre Royale de Paris, qui donnait aux médecins étrangers à la capitale le droit de pratiquer [11]. En 1695, encore bachelier, il traduit en français l’épitre dédicatoire de la thèse du médecin Pitton de Tournefort, épitre adressé au premier médecin Fagon [12] qui venait de remplacer d’Aquin tombé en disgrâce en 1693 ; en 1696, il est reçu licencié à Paris, et le sujet de sa dernière thèse reflète une situation très moderne, défendue et mise en pratique par ce même Pitton de Tournefort [13] : An perficiendis medicis necessaria peregrinatio ? (« La pérégrination est-elle nécessaire au parfait médecin ? »), à laquelle il répond par l’affirmative. Professeur au Collège Royal en 1701, censeur des livres à la faculté de médecine en 1702, il fut choisi la même année par l’abbé Bignon pour écrire dans le Journal des savants ; il fut doyen de la faculté en 1724-25, et portait le titre de doyen des professeurs royaux lorsqu’il mourut le 14 mai 1742. Homme d’esprit et d’érudition selon Goujet, il n’entra pas moins en conflit avec des chirurgiens tel Antoine Petit au sujet des maladies des os. Il laissa plusieurs ouvrages parmi lesquels un livre sur La génération des vers dans le corps de l’homme (1700), un Régime de Carême (1710), un traité d’orthopédie infantile, L’orthopédie ou l’art de prévenir et de corriger dans les enfans les difformitez du corps en 1741, un Traité de la peste, publié à titre posthume et qui serait le cours dicté au Collège Royal, sur l’invitation du régent, le duc d’Orléans, pendant la peste de Provence, et des Réflexions critiques sur l’usage present de la langue françoise en 1692 [14]. Il avait épousé en secondes noces une fille de Pierre Dionis, qui mourut des suites de son premier accouchement [15].
Fagon, Andry, Tournefort, trois figures qui marquent le début d’une nouvelle époque pour la médecine. La création de la Chambre Royale avait permis aux médecins provinciaux de se regrouper pour réclamer les mêmes avantages (titres et diplômes) que les médecins de Paris. Fagon fit voter par l’assemblée des docteurs régents la décision d’accorder le titre de « docteur » aux postulants qui venaient d’universités provinciales ou qui avaient suivi les leçons au Jardin Royal. La manœuvre était habile. C’était faire reconnaître que le Jardin Royal avait une fonction d’enseignement universitaire, mais que le diplôme de doctorat restait une prérogative de la faculté. Tournefort fut un des premiers médecins provinciaux à postuler ; il fut reçu lors du premier Jubilé, une grande cérémonie qui fut suivie d’un banquet somptueux offert par Fagon !
Des institutions nouvelles, l’Académie Royale des sciences, la Société royale de Médecine, le Collège Royal de chirurgie, l’Académie des Beaux-Arts, le Journal des savants deviendront au siècle suivant de nouveaux lieux de création et de diffusion des savoirs médicaux et scientifiques, ouverts sur le monde savant européen [16] …
Notes
[1] N. HAWKES : « d’Aquin » (2009) CdF ; PEREZ (2004).
[2] Archives nat., AJ/ 15/ 509 n° 204 : Lettres de provisions de la charge de démonstrateur-opérateur de l’intérieur des plantes médicinales, vacante par le décès de Me Marin Cureau de la Chambre, accordées par Louis XIV à Me François Cureau de la Chambre sur la présentation du sieur Vallot, surintendant du Jardin Royal (31 juillet 1671) et n° 205 : Lettres de provisions de la charge de démonstrateur-opérateur de l’intérieur des plantes, vacante par le décès de Me François Cureau de la Chambre, accordées par Louis XIV à Joseph du Verney, médecin de l’Académie des Sciences, sur la présentation du sieur Daquin, surintendant du Jardin royal (23 mars 1682, Saint-Germain-en-Laye).
[3] DUVERNEY, Lettre à Monsieur ***, contenant plusieurs nouvelles observations sur l’ostéologie, Paris, 1689 ; Traité de l’organe de l’ouïe, contenant la structure, les usages et les maladies de toutes les parties de l’oreille, Leide, 1731 (trad. fr) ; Traité des maladies des os, Paris, 1751. Il déposa à l’Académie des Sciences plusieurs mémoires sur l’anatomie animale : Observations anatomiques faites sur les ovaires de vaches et de brebis, 1701 ; Mémoire sur la circulation du sang des poissons qui ont des ouyes et sur leur respiration (1701). Jacques Gautier d’Argoty, peintre et graveur d’anatomie, réalisa de superbes planches en couleurs pour la Myologie complete en couleur et grandeur naturelle, composée de l’Essai et de la Suite de l’Essai d’anatomie en tableaux imprimés, Paris, 1646 ; Anatomie de la tête, en tableaux imprimés qui représentent au naturel le cerveau sous différentes coupes, la distribution des vaisseaux dans toutes les parties de la tête, les organes des sens et une partie de la névrologie, d’après les pièces disséquées et préparées par M. Duverney, en 8 grandes planches dessinées, peintes, gravées et imprimées en couleur et grandeur naturelle, par le sieur Gautier, Paris, 1748 ; Exposition anatomique de la structure du corps humain, en vingt planches imprimées avec leur couleur naturelle, pour servir de supplément à celles qu’on a déjà données au public, selon le nouvel art, dont M. Gautier est inventeur. Par le même auteur, Marseille, 1759.
[4] P. DIONIS, L’anatomie de l’homme suivant la circulation du sang et les dernières découvertes démontrées au Jardin Royal, par M. DIONIS, premier chirurgien de feuë Madame la Dauphine, chirurgien ordinaire de la feuë Reine, et Juré à Paris. 2ème édition corrigée et augmentée d’une Table très utile, Paris, 1694, « Préface », n. p. (p. 8) : « Je fus choisi pour démontrer à votre Jardin Royal les Véritez Anatomiques » ; Cours d’opérations de chirurgie démontrées au Jardin Royal, Bruxelles, Les frères T’Serstevens, 1708 (dédié au roi).
[5] DIONIS, Hist. Anat., p. 19. Deux superbes planches dessinées par Ducerceau, gravées par Lombart, l’une in situ, l’autre tirée du corps, illustrent la plaquette. Les médecins présents à l’autopsie donnent leur caution à l’observation et à la publication de l’Histoire anatomique. Voir sur cette observation princeps, l’excellente étude du Dr. H. STOFF (1986), p. 343-362. L’ouvrage de CUNNINGHAM (2010) contient une riche iconographie montrant l’intérêt de la famille royale pour l’anatomie comparée.
[6] DIONIS, Hist. Anat., p. 17. Voir la présentation de l’évolution du statut et des recherches anatomiques au siècle des Lumières par CUNNINGHAM (2010) : sans exlure les controverses d’écoles, l’auteur met l’accent sur ce qui rassemble des anatomistes d’horizons et de pays divers.
[7] DIONIS, Dissertation sur la mort subite, Paris, C. M. d’Houry, 1708. Voir RULLIERE (1989), p. 19-24.
[8] DIONIS, Traité général des accouchemens qui instruit de tout ce qu’il faut faire pour être habile accoucheur, Paris, M. d’Houry, 1718, « Préface », p. XII : « Il y a dans les livres de Guillemeau, de Mauriceau et de plusieurs autres qui ont écrit des accouchemens une infinité de planches qui montrent les différentes situations des enfans dans la matrice, je n’ai pas jugé à propos de les répéter ici, estimant qu’elles seroient inutiles, parce que ce ne sont point les yeux de l’Accoucheur qui lui apprennent comment l’enfant est tourné dans la matrice, c’est en la touchant qu’il s’instruit ; de telle sorte qu’il n’y a que le toucher de necessaire en ce rencontre et non point la vue ».
[9] GOUJET (1971), p. 331.
[10] GOUJET (1971), p. 335.
[11] GOUJET (1971), p. 337.
[12] Guy-Crescent Fagon, petit-neveu de Guy de la Brosse, fit des études de médecine à Paris, et fut un des premiers à admettre les théories de Harvey sur la circulation du sang. Titres des thèses : An a sanguine impulso cor salit ? (« Est-ce que le cœur bat sous l’impulsion du sang ? ») en 1663 ; An senibus nocet meri potio ? (« Est-ce que boire du vin pur nuit aux vieillards ? ») en 1664. Il répondit par l’affirmative dans les deux cas. La même année, il fut nommé professeur de chimie et de botanique au Jardin Royal et dressa un catalogue d’environ 4000 plantes, adressé à Vallot, sous le titre Hortus regius. Sur Fagon, l’homme, son œuvre au jardin Royal et son entreprise de codification de la profession médicale, cf. LUNEL (2008), p. 204-234.
[13] Joseph Pitton de Tournefort, né à Aix en Provence en 1656, docteur de Montpellier, fut nommé professeur de botanique au jardin Royal en 1681. Il se montra un partisan actif des pérégrinations botaniques à travers l’Europe et les pays du Levant : avec le médecin allemand Gundelscheimer et le peintre Aubriet, ils parcoururent la Crète, l’Arménie, la Géorgie, firent l’ascension du mont Ararat (plus de 5000 mètres d’altitude), allèrent jusqu’à Smyrne. Médecin érudit, il prit des notes, confrontant le présent aux récits des historiens antiques, et les pratiques occidentales aux coutumes exotiques (il énumère par exemple les bienfaits du bain turc). Il mourut en 1708, des suites d’un accident. Son Voyage au Levant ne fut publié qu’en 1704.
[14] GOUJET (1971), p. 338-339.
[15] Ibid.
[16] La liste des travaux est riche ; en voici quelques exemples : STROUP (1987) et (1990), LUNEL (2008), SETH (2008), CUNNINGHAM (2010).