Aux origines du suicide de Vatel : les difficultés de l’approvisionnement en marée au temps de Louis XIV
Reynald Abad
Reynald Abad, "Aux origines du suicide de Vatel : les difficultés de l’approvisionnement en marée au temps de Louis XIV", dans Dix-septième siècle, année 2002, volume 4, numéro 217, p. 631-641.
Extrait de l’article
Il aurait été difficilement concevable de faire le pèlerinage de Chantilly, de visiter avec une dévotion gourmande les cuisines du château et de placer nos travaux sous l’invocation de Vatel, sans revenir sur la mort de ce héros tutélaire de la gastronomie française, qui se suicida le 24 avril 1671, au beau milieu des fêtes offertes à Louis XIV par le prince de Condé.
Ce que nous savons des faits provient presque exclusivement de la correspondance de Mme de Sévigné et tient en fort peu de lignes. Le lendemain de l’arrivée de la Cour – c’était un vendredi, autrement dit, un jour maigre –, François Vatel, maître d’hôtel du prince et grand ordonnateur des réjouissances, devait régaler les innombrables convives de plats de poisson. Or, après avoir réceptionné un chargement de marée très insuffisant vers 4 heures du matin et attendu vainement d’autres arrivages jusque vers 8 heures, Vatel, convaincu de l’impossibilité de servir le dîner, se suicida dans sa chambre en se passant l’épée au travers du corps. À cet instant même, d’abondants chargements affluaient vers les cuisines du château, chargements qui permirent de garnir les tables du festin à l’heure voulue.
Alors que le côté spectaculaire du geste de Vatel le transformait, à partir du XIXe siècle, en une sorte de fait d’arme de l’histoire culinaire de la France, son côté disproportionné en faisait parallèlement un objet d’étonnement et même de mystère. L’érudition, la littérature, le théâtre et finalement le cinéma ont voulu percer ou imaginer les véritables motifs du suicide de Vatel. Tout récemment, Dominique Michel a redit avec clarté ce que les sources permettent d’établir avec certitude : épuisé par une succession de nuits sans sommeil, tenaillé par le souci de l’excellence et contaminé par une forme d’honneur nobiliaire, Vatel se suicida parce qu’il s’imagina que sa réputation ne pourrait survivre à l’affront qui se préparait. Ainsi la question des causes de la mort du maître d’hôtel du Grand Condé, qui a fait couler tant d’encre, est-elle close, sauf à découvrir des documents inédits. Je voudrais, pour ma part, déplacer l’enquête vers l’amont en posant la question des causes du retard de la marée.
En effet, l’incident qui est à l’origine du suicide de Vatel n’a guère suscité d’intérêt jusqu’ici. Sans doute Mme de Sévigné en est-elle pour partie responsable : outre qu’elle ne fournit aucune information sur le retard de la marée, elle trousse si adroitement son récit et lui donne un tour si littéraire qu’on finit, presque inconsciemment, par prendre le retard de la marée pour un de ces coups du destin d’où sortent les grandes tragédies. Or, on n’interroge pas les coups du destin. Au demeurant, les esprits même les mieux prévenus contre l’habileté épistolaire de Mme de Sévigné ont pu être tentés d’assimiler le retard de la marée à un événement imprévisible. Il me semble, au contraire, que cet incident est révélateur des difficultés ordinaires de l’approvisionnement en marée, qui, au XVIIe siècle, constitue l’une des branches les plus périlleuses du ravitaillement alimentaire. Loin donc de prétendre révéler le fait singulier, qui, ce vendredi 24 avril 1671, provoqua un retard de plusieurs heures dans l’arrivée de la marée destinée au château de Chantilly, je vais tenter d’expliquer pourquoi, au début des années 1670, il pouvait être difficile d’assurer l’approvisionnement des grandes tables en poisson frais, même lorsque le maître d’hôtel, le commanditaire et le convive s’appelaient respectivement Vatel, Condé et Louis XIV.