Codes sociaux et culture de cour à la Renaissance
Nicolas Le Roux
Comment citer cet article:
Nicolas Le Roux, "Codes sociaux et culture de cour à la Renaissance", dans Le Temps des savoirs. Revue interdisciplinaire de l’Institut universitaire de France, n° 4, « Le Code », 2002, p. 131-148. Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er mai 2008 (https://cour-de-france.fr/article265.html).
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Les sociétés européennes du XVIe siècle sont régies par des systèmes de signes attribuant à chacun sa place dans la collectivité. Divisés en ordres ou états (clergé, noblesse et tiers), ces mondes voient coexister et interagir de nombreux segments sociaux plus ou moins autonomes, tous soucieux d’affirmer et de défendre leur position particulière dans l’espace public.
Le travail de représentation structure ces sociétés d’honneur. La tenue, les positions de préséance, comme les paroles et l’expression des sentiments, témoignent de la qualité de l’individu en tant que membre d’un corps ou d’une communauté qui affirme ses valeurs et sa hiérarchie par l’intermédiaire de pratiques ritualisées.
La cour a été étudiée par les historiens comme un système culturel exemplaire où se sont construits des modèles de maintien et de sociabilité qui auraient influencé l’ensemble du corps social par un mouvement d’imitation. Cette institution constituerait le laboratoire d’un processus de répression des instincts et d’adoucissement des comportements dû à la complexification croissante des rapports
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humains dont elle est le cadre, le prestige et la capacité à agir y dépendant d’un contrôle croissant de l’émotivité. La « civilisation des mœurs » serait née de cette lente diffusion du modèle curial [1].
Mais la « société des princes [2] » constitue d’abord un monde à part, soucieux d’affirmer ses valeurs particulières à travers des systèmes de signes exaltant l’autorité supérieure du monarque tout en manifestant la hiérarchie des dignités. Dans cet esprit, l’historien de l’art André Chastel a défini la cour comme « le milieu spécifique qui se constitue autour d’une puissance dont il va être à la fois l’instrument et le reflet [3] ». Les codes sociaux, c’est-à-dire les systèmes de signes et de pratiques formalisées régissant le fonctionnement des relations interpersonnelles au sein d’un groupe humain, y apparaissent comme autant de formes de sublimation du rapport de dépendance qui unit les courtisans au prince [4].
La cour apparaît ainsi tout à la fois comme un miroir reflétant le pouvoir charismatique du prince et comme un modèle proposant un système de valeurs à la société aristocratique [5]. Cette double dimension spéculaire et paradigmatique est explicitement affirmée par le roi Henri III dans les courriers qu’il adresse aux chevaliers de la première promotion de l’ordre du Saint-Esprit, en 1578, à qui il affirme qu’ils doivent servir « de miroir et exemple à tous [s]es autres sujets [6] ».
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Au-delà des rares occasions d’exhibition publique des fastes courtisans, la cour est perçue par les auteurs de la Renaissance comme un univers à part, une scène sur laquelle le courtisan tient un rôle qu’il a préalablement appris. Dans le Favori de cour (1539), le prélat espagnol Antonio de Guevara (v.1480-1545) décrit la cour comme « un théâtre où l’on se moque les uns des autres [7] ».
Jusqu’au XIIIe siècle, la littérature se consacrait surtout à la description des qualités morales nécessaires au parfait chevalier. Elle considérait la cour comme un espace public où la noblesse se rassemblait pour exprimer ses qualités courtoises, et où elle venait se mettre au service du prince. C’est au XIVe siècle que commence à se développer l’image de l’homme de cour comme type social, c’est-à-dire du personnage consacrant le sens même de son existence à faire carrière à la cour. Celle-ci apparaît désormais comme un milieu fermé qui possède ses règles de fonctionnement et sa hiérarchie, et non plus comme l’aboutissement naturel de la vie sociale de l’aristocratie. L’apparition du mot « courtisan » sanctionne cette évolution à la fin du XVe siècle [8].
Au XVIe siècle, la cour est régulièrement décrite comme un univers en mouvement où les identités sont instables, et où la survie dépend de l’adoption de codes qui réduisent les individus à une condition d’acteurs. Alors que Ronsard la compare à une « Circé enchanteresse [9] », François de Belleforest utilise la métaphore animalière pour
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dénoncer la flatterie des courtisans qui profèrent des « paroles de caméléons [10] ». Joachim du Bellay choisit une image voisine quand il dénonce le mimétisme comportemental des courtisans : « Seigneur, je ne saurais regarder d’un bon œil / Ces vieux singes de cour, qui ne savent rien faire, / Sinon en leur marcher les princes contrefaire, / Et se vêtir comme eux, d’un pompeux appareil [11]. »
Singes ou caméléons, les gens de cour utilisent des techniques de séduction et de distinction formant un système identitaire de dispositions psychologiques et physiques. L’un des premiers à décrire avec précision cet habitus est le gentilhomme mantouan Baldassar Castiglione (1478-1529), dans Le Livre du courtisan, publié à Venise en 1528 et rapidement traduit dans la plupart des langues européennes [12].
L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue imaginaire entre les membres de la cour princière d’Urbino tenu au cours de quatre soirées de mars 1507. Son inspiration provient du traité de Cicéron, De l’Orateur, dans lequel était décrit le parfait citoyen romain. L’influence platonicienne y est également très prégnante.
Avatar d’un modèle antique, le parfait courtisan est d’abord un gentilhomme de naissance, rompu au métier des armes, courageux mais prudent, gracieux, bien conformé, habile aux exercices physiques, de bonne compagnie, et amateur des belles lettres. Son but est de se
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rendre indispensable au prince afin de partager son intimité et de servir d’ornement à sa puissance. La grâce (élégance) du courtisan appelle la grâce (faveur) du prince.
Castiglione élabore une théorie de l’élégance, qu’il exprime par le néologisme italien sprezzatura. Il s’agit d’un idéal d’apparence de naturel témoignant de la qualité de la personne [13]. Le courtisan doit maîtriser si parfaitement les codes de la société dans laquelle il évolue que ceux-ci doivent apparaître comme des aptitudes spontanées et non comme le fruit d’un apprentissage. Le parvenu manifeste au contraire avec affectation (avec disgrâce) ses connaissances toutes fraîches. Ces réflexions constituent tout à la fois une esthétique et une morale politique et sociale.
À la même époque, le Florentin Francesco Guicciardini (1483-1540) insiste sur l’importance de ce qu’il appelle les « frivolités » dans l’éducation courtisane —jouer d’un instrument, danser, chanter, monter à cheval, se vêtir — car « l’abondance de toutes ces bonnes manières ouvre la voie aux faveurs des princes et devient parfois, pour qui en abonde, le commencement ou la cause de grand profit et de grande élévation [14] ».
Ces réflexions sont élargies par le prélat Giovanni Della Casa (1503-1556), évêque de Bénévent et nonce à Venise. Il compose un traité de savoir-vivre qui synthétise les réflexions morales des courtisans et des religieux : le Galatée ou des manières (Galateo ovvero de’ costumi) publié en 1558. Son succès est phénoménal. C’est désormais à l’échelle européenne que les traités consacrés à la cour puis au savoir-vivre se répandent [15].
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Conformément à l’esprit de Castiglione, Della Casa affirme qu’ « il ne faut donc pas se contenter seulement de faire les choses bonnes, mais il faut s’appliquer aussi à les faire avec élégance [16] ». Mais son objet est beaucoup plus concret que celui de Castiglione. Il s’emploie à définir l’homme qui connaît les manières, c’est-à-dire celui qui, par la maîtrise de soi, le respect de l’autre et la connaissance des règles de civilité, est apte à la vie urbaine. La ville est le lieu par excellence de la vie publique et codifiée, par opposition au monde rustique. Ce qui se déroule hors de la sphère publique ne peut participer de la société de l’honneur car la publicité est la garantie de la vertu. Quelques décennies plus tard, l’auteur d’un traité sur les duels affirmera même que « l’honneur du monde n’a rien de commun avec ce qui se passe à la dérobée et à couvert, mais consiste proprement en l’opinion et connaissance publique des hommes, et pour cela s’appelle fame et réputation [17] ».
Della Casa estime qu’en tout il faut suivre la mode de la cité où l’on se trouve, qu’il s’agisse du costume ou de la coupe des cheveux et de la barbe, ou encore de la façon de saluer. Il ajoute qu’il faut être ouvert et de conversation agréable sans jamais se montrer mélancolique. L’homme éduqué est celui qui connaît les modèles et est capable de les reproduire afin de dominer la nature.
Les référents de Della Casa sont d’abord cléricaux. Les grands traités d’éducation et de civilité du XVIe siècle sont en effet dus pour la plupart à des religieux, notamment à
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des clercs réguliers. C’est notamment le cas du Néerlandais Erasme (v.1469-1536) ou de l’Espagnol Antonio de Guevara. Dans L’Oratoire des religieux (1542) ce dernier met en application les recommandations érasmiennes en les conciliant avec les trois vœux de religion (obéissance, chasteté et pauvreté). Il y insiste surtout sur le rôle de la vertu cardinale de tempérance dans le gouvernement de soi. Cette vertu doit notamment guider le comportement en société, notamment à table. Or, quelques années plus tôt, il avait adressé au courtisan des conseils voisins : boire peu, ne pas se moucher dans sa serviette, ne pas appuyer les coudes sur la table, ne pas se lécher les doigts ni faire du bruit en mastiquant [18]…
Pôle d’élaboration d’une culture codifiée, la cour fonctionne comme un système de célébration du souverain. L’expression de l’autorité et la formalisation de la hiérarchie sociale passent par un système de signes, qu’il s’agisse du rituel quotidien de l’étiquette [19] ou de cérémonies qui donnent à voir le prince en majesté : services religieux, processions, sacres (en France et en Angleterre), funérailles, lits de justice, chapitres des ordres de chevalerie, réceptions de princes et d’ambassadeurs.
La transformation de la cour en un espace de représentation a pour conséquence de rendre de moins en moins direct l’accès au prince. La communication des sujets avec leur prince se trouve progressivement médiatisée par des intermédiaires humains ou symboliques.
C’est en Espagne que cette fonction apparaît de la façon la plus spectaculaire. A partir de 1548, les souverains s’inspirent du cérémonial très élaboré établi par les ducs de Bourgogne au XVe siècle. Les rois de Castille et d’Aragon
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apparaissent comme de véritables images de la majesté divine. Le titre de « majesté », traditionnellement réservé au Roi des rois, lui-même est introduit par Charles Quint. En signe de respect et de soumission, les officiers domestiques se tiennent tête nue aux côtés du prince et s’agenouillent pour le servir. Ils embrassent respectueusement tous les objets dont il se sert dans sa vie quotidienne. Extrêmement codifié, le service de la table évoque le cérémonial eucharistique. La coupe dans laquelle le souverain boit est manipulée avec autant de soin que le calice lors de la messe. Lors de ses apparitions publiques, le souverain se tient sur une estrade, assis sur un fauteuil de cérémonie ou sur un lit de parade placé sous un dais de brocart. Selon un modèle byzantin, l’ensemble est tenu caché sous un voile retiré au dernier moment par le grand majordome ou le grand chapelain. Lors de la messe, le souverain apparaît également dans une loge fermée par des rideaux [20].
Dans son traité consacré à la cour, Antonio de Guevara insiste sur le rôle des gestes comme témoignages publics de l’honneur dû au prince. À son entrée dans la salle où se tient le roi, le courtisan doit faire une « grande et basse révérence », puis une seconde au milieu de la pièce, et une dernière quand il approche le monarque, un genou à terre, le bonnet dans la main gauche, et il lui parlera tête baissée [21].
Le caractère extrêmement codifié du rituel espagnol suscite l’intérêt de nombreux auteurs qui le comparent sans relâche avec celui de la cour de France. Castiglione est l’un des premiers à signaler « la liberté et familiarité
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sans cérémonie » avec laquelle les Français se conduisent à la cour, tandis que les Espagnols lui apparaissent « fort présomptueux [22] ». Un autre Italien, le Piémontais Stefano Guazzo, oppose « la grave et vénérable Majesté du Roi d’Espagne, par laquelle remplissant les cours de révérence, il est quasi comme idole adoré des Princes et Seigneurs » au « gracieux et grave aspect du très chrétien Roi de France, la facilité incrédible d’icelui, par laquelle […] il se fait aimer et obéir par ses familiers plutôt que serviteurs et sujets [23] ».
Même si elle s’impose précocement comme l’une des plus luxueuses d’Europe, la cour de France n’apparaît donc pas comme un modèle d’organisation. C’est seulement à partir des années 1570 qu’elle se transforme en un espace public exemplaire. Dès son arrivée au pouvoir, en 1574, Henri III bouleverse son fonctionnement, restreignant l’accès à sa personne et entourant sa table de barrières destinées à l’isoler pendant ses repas. Isolé de ses sujets, le roi est soucieux d’apparaître en tant que roi de justice, garant de l’ordre du monde, dont sa cour doit offrir l’image afin de restaurer l’harmonie et la paix dans un royaume déchiré par les guerres civiles depuis 1562 [24].
Henri III institue également le rituel du lever qui fait défiler les dignitaires de la cour dans la chambre du roi par ordre d’importance. À son réveil, le roi fait prévenir sa mère, Catherine de Médicis, qui est la première à pénétrer dans sa chambre. Elle est suivie par les conseillers des affaires qui décident des plus hautes questions d’Etat, par le chancelier et par les secrétaires d’Etat, puis par les princes, les conseillers d’Etat, les chevaliers de l’ordre de
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Saint-Michel, les gentilshommes de la chambre, les capitaines et les autres gentilshommes de qualité, le grand aumônier, les prélats et les musiciens. Une fois levé, le roi se retire dans son cabinet, où il est accompagné seulement par les gens des affaires.
À mesure qu’elle s’autonomise par rapport au reste de la société, la cour façonne des systèmes de distinction sociale. Comportements, costumes et modes de consommation affirment sa spécificité. Le vêtement traduit la condition des individus, c’est pourquoi les courtisans portent une grande attention à leur apparence. Au XVIe siècle, Castiglione recommandait aux gentilshommes de rester modestes dans leur accoutrement, et de conserver un sage équilibre entre la mode française exubérante et la mode espagnole trop austère. Il considérait le noir comme la couleur la mieux adaptée aux vêtements de cour.
Parce que le vêtement doit souligner la hiérarchie sociale, les souverains tentent de réglementer l’usage des étoffes précieuses. Dès le XIIIe siècle, le roi de France Philippe II avait promulgué deux ordonnances somptuaires interdisant en particulier l’usage de l’or aux roturiers. Il faut attendre le règne de Charles VIII, à la fin du XVe siècle, pour que ces dispositions reviennent fréquemment dans les actes de la monarchie. Désormais, le souverain réserve l’usage des draps d’or et d’argent à sa personne, et celui des soieries aux grands seigneurs. Selon les termes de l’édit de juillet 1576, interdiction est faite aux roturiers « de prendre et usurper le titre de noblesse, soit en leurs qualités ou en habillements [25] ». Un siècle plus tard, Louis XIV créera le « justaucorps à brevet », bleu doublé
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de rouge, avec les parements et la veste rouge, brodé d’or, réservé à la famille royale et à quelques princes.
L’apparence corporelle joue un rôle essentiel dans la construction des identités sociales. Le courtisan apparaît comme un individu en perpétuelle représentation. Dès 1539, Guevara décrit le courtisan occupé à se peigner la barbe, à entretenir son épée et ses bottes et à acheter des vêtements somptueux [26]. Au début des années 1580, un pamphlétaire protestant dénonce de la façon suivante les mignons du roi Henri III : « […] nous avons les crêtes levées, les sourcils entortillés, le front ridé, les ratepenades en nos têtes, un maintien fardé avec l’ostentation de même, peigné, diapré et pulverisé de poudres, violettes, et senteurs odoriférantes qui aromatisent les rues, places et maisons où nous fréquentons [27]. »
Le peintre anglais Nicholas Hilliard (1547-1619) a laissé une image superbe des courtisans de la fin du XVIe siècle. Serré dans un vêtement court permettant au courtisan de manifester l’adresse et l’habileté dans une gestualité élégante, le corps se caractérise par sa finesse. Dans les portraits de la Renaissance, l’apparence physique comme la pose — une main tenant l’épée et l’autre appuyée sur la hanche faisant saillir le coude [28] — expriment la valeur du modèle, selon l’imaginaire platonicien de la correspondance entre la beauté et la vertu.
Les différentes techniques du corps constituent des formes de distinction et fonctionnent comme un système de communication. L’apprentissage de la danse, de l’équitation et de l’escrime exige une discipline du corps qui
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reflète la maîtrise de l’âme [29]. À l’issue de ce processus, le sieur de Saint-Hubert peut écrire dans son traité sur La Manière de composer et de faire réussir des ballets (1641), que « chacun sait qu’il est nécessaire pour polir un jeune gentilhomme qu’il apprenne à monter à cheval, à tirer des armes et à danser ».
Dès le milieu du XVIe siècle, les institutions d’éducation aristocratique se développent en marge de la cour. À Paris fonctionne l’école des Tournelles, où les jeunes nobles apprennent l’équitation sous la direction de l’écuyer du roi François de Carnavalet (v.1520-1571). Il s’agit d’un manège où les courtisans reçoivent l’éducation destinée à leur faire remplir des fonctions honorables. Carnavalet y prend en charge des jeunes gens qui arrivent à la cour, notamment des étrangers, auxquels il fournit des montures, et qu’il entraîne et équipe.
Après la disparition de Carnavalet, le besoin se fait sentir d’ouvrir de nouvelles structures d’éducation. En 1577, un gentilhomme protestant, Pierre de La Primaudaye publie le premier tome d’un grand traité consacré aux mœurs aristocratiques, l’Académie française, qui propose la création d’une institution destinée à former la noblesse. L’un de ses coreligionnaires, le capitaine François de La Noue (1531-1591), auteur de Discours politiques et militaires rédigés dans les années 1580, propose l’ouverture de quatre académies dans des châteaux royaux ou dans les grandes villes (Paris, Lyon, Bordeaux, Angers) où les jeunes gens apprendraient l’équitation, les armes, la nage, la lutte, la danse (pour les catholiques seulement), les mathématiques, la géographie, l’art des fortifications et les langues. Ils y resteraient quatre ou cinq ans avant de paraître à la cour.
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Mais il faut attendre la fin des guerres de Religion pour que s’ouvre en France une véritable académie, celle qu’Antoine de Pluvinel (1555-1620) fonde à Paris au faubourg Saint-Honoré en 1594 [30]. Dans cet établissement, les jeunes gens pratiquent surtout l’équitation, mais aussi la peinture, la musique, la danse, la poésie et les mathématiques. Pluvinel diffuse ses méthodes dans un traité intitulé le Maneige royal, publié en 1623, puis réédité sous le titre L’Instruction du Roy en l’Exercice de monter à cheval deux ans plus tard. Il s’agit d’un dialogue mettant en scène Louis XIII, le grand écuyer Bellegarde et l’auteur lui-même. Cinquante gravures dues à Crispin de Passe (1593-1670) représentent cette microsociété exemplaire autour du jeune roi, qu’entourent ses écuyers et les grands seigneurs.
La danse s’impose également comme un élément essentiel dans les codes comportementaux de la cour, car elle fournit un système de signes de distinction et de maîtrise du corps. Les danses lombardes introduites en France par François Ier associent les courtisans en chaîne et non deux à deux. À partir des années 1570 se développe une danse d’origine méridionale, la volte. À cette époque, le bal est donné au moins deux soirs par semaine à la cour de France.
Le ballet est sans doute l’innovation la plus spectaculaire dans la culture de la cour à la fin du XVIe siècle. Véritable spectacle théâtral, musical et chorégraphique où les courtisans sont à la fois acteurs et spectateurs, il associe la danse et la déclamation de vers dans des décors féeriques. Le plus célèbre d’entre eux est donné le 15 octobre 1581 à l’occasion des noces du favori de Henri III, le duc de
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Joyeuse, avec la sœur de la reine. Ce ballet comique de la reine est le symbole de la politique royale de pacification. Les figures réalisées par les danseurs comme les allégories utilisées sont destinées à la production d’une imagerie politique. Les rondes entrelacées représentent la danse parfaite des astres dont le ballet transpose l’harmonie sur la terre [31].
Enfin, la connaissance des armes reste l’une des clé de l’éducation courtisane. À partir du XVIe siècle, la cour devient une école pour les jeunes gens où l’escrime est une discipline officiellement enseignée. Les premiers gentilshommes de la chambre et le maître de la garde-robe sont accompagnés de pages dont ils ont la charge. Ils leur fournissent non seulement des vêtements, des chevaux, des épées et des dagues argentées, mais également des « épées brettes » et des gants pour « servir à escrimer » [32].
L’apparition d’une arme nouvelle originaire d’Espagne, la rapière, longue épée pointue à section triangulaire ou quadrangulaire, rend nécessaire cet apprentissage [33]. Destinée aux coups d’estoc et non de taille, elle exige plus d’adresse que de force : le corps se porte vers l’avant, un doigt passé par-dessus l’un des quillons de la garde. L’habileté et l’agilité prévalent désormais sur la puissance et l’endurance, conformément aux préceptes de Castiglione qui dénigrait la force brute au profit de l’élégance du mouvement. L’escrime dépasse le statut de simple technique, c’est-à-dire d’acte physique efficace, pour devenir un véritable système identitaire.
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Le duel s’affirme parallèlement comme une pratique socialement discriminante par laquelle les élites nobiliaires tentent d’accaparer l’idéal de l’honneur fondé sur la vertu. Le code de l’honneur est inséré dans un système rhétorique de signes qui visent le capital symbolique de l’adversaire. L’échange de défis, de démentis et de cartels constitue la « loi du duel ». C’est en Italie et en Espagne que ces pratiques prennent la forme la plus ritualisée. L’affichage des cartels et la consultation d’experts y est courante au XVIe siècle. Ces spécialistes décident des obligations respectives des adversaires, de la façon dont les défis doivent être lancés et des formes honorables de la réconciliation, ce qui permet bien souvent d’éviter les affrontements physiques [34].
Le langage est bien le premier outil de l’affirmation publique de la valeur l’individu. Si le Traité de la Cour ou instruction des Courtisans d’Eustache du Refuge rappelle l’importance de l’art de la conversation dans la civilité, il fait également l’apologie des « pointes et plaisantes rencontres » qui font partie de l’affabilité et « servent à assaisonner notre parler [35] ». Le texte qui témoigne le mieux de cette migration de l’imaginaire du combat singulier dans la conversation est le grand livre du jésuite aragonais Baltasar Gracian (1601-1658) La Pointe ou l’art du Génie (1648). Gracian entend y exprimer les qualités rhétoriques qui font des Espagnols le premier peuple de l’univers dans le domaine du langage. Il énumère les différentes techniques de la pointe : épigramme, comparaison, métaphore, paradoxe, énigme... La cour est désormais conçue comme un lieu d’affrontement
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permanent plus que comme une école de civilité. Dans l’Homme de cour (1647), Gracian affirmait déjà que l’art de converser est la plus essentielle des techniques pour le courtisan, car « c’est par où l’homme montre ce qu’il vaut » et qu’ « il se fait un examen subit du mérite des gens [36] ».
Forme d’affirmation publique de la valeur de l’individu, la conversation comprise comme exercice de la raison par la parole est l’outil principal de la construction du lien de société, conformément à la tradition aristotélicienne et cicéronienne. Chez Castiglione, le langage apparaît déjà comme l’enjeu central de la vie de cour. Véritable technique de séduction, la conversation offre en effet le moyen privilégié de l’établissement d’une relation étroite entre le courtisan et le prince. Castiglione décrit les différentes techniques de séduction par le discours.
Le langage est conçu comme l’enjeu central de la vie sociale. L’art de la conversation est étudié spécifiquement dans le traité de Stefano Guazzo, La civile Conversation (1574). Le terme « conversation » y recouvre l’ensemble des attitudes du courtisan à la cour, comme si le comportement curial était par essence assimilable à un langage. La plupart des traités consacrés à la vie de cour à la Renaissance (Castiglione, Della Casa, Guazzo) se présentent d’ailleurs sous la forme de dialogues, genre remplacé au siècle suivant par celui de la maxime (Gracian, La Bruyère, La Rochefoucauld). Pour Guazzo, le dialogue est la forme naturelle de la sociabilité curiale car c’est dans la conversation que l’homme s’accomplit. Sur ces points, il poursuit la réflexion de Castiglione, mais en se plaçant à un niveau de réflexion beaucoup plus général. Son but n’est d’ailleurs pas tant de proposer un ensemble de
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stratégies de captation de la bienveillance du prince, que d’inciter les courtisans, et par extension toutes les honnêtes gens, à vivre conformément aux lois morales à travers la pratique de la conversation [37].
L’idée que le langage est le fondement de la vie sociale apparaît dans la plupart des traités consacré à l’éducation aristocratique. En 1604, le théoricien de la noblesse Thomas Pelletier affirme que la parole révèle les mœurs de l’individu mieux encore que le visage, car elle n’est rien d’autre que l’image qui représente la vertu — c’est-à-dire la qualité de l’âme permettant la domination des passions irraisonnables — et a la garde de « la vie, l’honneur, le bien et la réputation d’un Gentilhomme » [38]. Il précise même que plus encore que la connaissance des armes, c’est la langue qui le différencie le mieux le noble du rustaud.
Pelletier insiste également sur l’amitié comme une forme de distinction sociale et d’accomplissement de l’humanité. La qualité du sentiment entre individus vertueux distingue en effet l’homme de la bête brute, car « n’avoir point d’amitié, ne chérir personne, c’est être plus propre au séjour des forêts parmi les ours, que de vivre en la compagnie des hommes [39] ».
Au cœur du langage policé, le vocabulaire de l’amitié fonctionne ainsi comme un code de communication généralisé. Il est le signe distinctif d’une élite du sentiment, et l’une des formes sous lesquelles s’exprime la prérogative aristocratique de la vertu [40]. Ceci explique les déclarations d’amitié passionnées auxquelles se livrent les gentilshommes dans leurs correspondances. En 1618, le cardinal
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du Perron, grand aumônier du roi, homme de cour expérimenté et rimeur habile, traduit en français le traité de Cicéron consacré à l’amitié. Dans l’épître dédicatoire adressée au grand écuyer Roger de Bellegarde, il rappelle que l’amitié est « le lien et le ciment de toute la société humaine [41] ». Un siècle plus tôt, Guevara adressait déjà comme premier conseil à son courtisan de savoir se choisir un ami.
À la Renaissance, les cours européennes s’imposent comme des centres de pouvoir de plus en plus puissants où les relations de pouvoir prennent des formes de plus en plus élaborées. Sublimation d’un rapport de dépendance [42], la culture de cour apparaît ainsi comme une construction sociale qu’expriment les techniques du corps, le langage ou les rituels publics organisant la vie du palais.
Les cours fonctionnent ainsi non seulement comme des systèmes de pouvoirs, mais aussi comme des systèmes de représentation chargés de produire des images affirmant la toute-puissance du prince et la prééminence sociale de l’aristocratie. Mais d’autres sections de la société construisent leurs propres modèles culturels. La recherche d’une mediocritas fondée sur la maîtrise des passions constitue le cœur des formes de sociabilité des magistrats, des universitaires ou des religieux. Ce public extérieur à la cour forme d’ailleurs le lectorat de la plupart des traités de savoir-vivre.
Notes
[1] Norbert Elias, La Civilisation des mœurs [1939], trad. fr. Paris, 1973, La Dynamique de l’Occident [1939], trad. fr. Paris, 1975 et La Société de Cour [1969], trad. fr. Paris, 1974, rééd. 1985.
[2] Lucien Bély, La Société des princes XVIe-XVIIIe siècle, Paris, 1999.
[3] André Chastel, Mythe et crise de la Renaissance, Genève, 1989, p. 209.
[4] Notons que dans la langue de la Renaissance, le code c’est encore le livre — le codex des Romains —, dont le sens de recueil de prescriptions n’est qu’un dérivé.
[5] Pour une définition de ces dimensions voir Edward Muir, Ritual in Early Modern Europe, Cambridge, 1997, p. 4-6.
[6] Michel François, « Noblesse, réforme et gouvernement du royaume de France dans la deuxième moitié du XVIe siècle », dans L’Amiral de Coligny et son temps, Paris, 1974, p. 310.
[7] Antonio de Guevara, Le Favori de cour [De Menosprecio de la corte, Aviso de privados, y doctrina de cortesanas, 1539], trad. fr., Anvers, 1556, fol. 30 v°.
[8] Jacques Lemaire, Les Visions de la vie de cour dans la littérature française de la fin du Moyen Age, Bruxelles-Paris, 1994.
[9] « Discours à Loys des Masures », dans Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Paris, 1993-1994, 2 vol., t. II, p. 1019.
[10] L’Histoire des neuf Roys Charles de France : contenant la fortune, vertu, et heur fatal des Roys qui sous ce nom de Charles ont mis à fin des choses merveilleuses, Paris, 1568, p. 531.
[11] Les Regrets [1558], sonnet 150.
[12] Peter Burke, The Fortunes of the Courtier : The European Reception of Castiglione’s Cortegiano, Cambridge, 1995 ; R. Baillet, « Codes de comportements et communication dans le Cortegiano », dans A. Montandon (dir.), Traités de savoir-vivre en Italie, Clermond-Ferrand, 1993, p. 163-171 ; José Guidi, « Le jeu de cour et sa codification dans les différentes rédactions du “Courtisan“ », dans Le Pouvoir et la plume. Incitation, contrôle et répression dans l’Italie du XVIe siècle, Paris, 1982, p. 97-115.
[13] Harry Berger Jr., The Absence of Grace : Sprezzatura and Suspicion in Two Renaissance Courtesy Books, Stanford, 2000.
[14] Avertissements politiques (1512-1530), éd. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, 1988, p. 119-120.
[15] Robert Muchembled, La Société policée. Politique et politesse en France du XVIe au XXe siècle, Paris, 1998 ; Jorge Arditi, A Genealogy of Manners : Transformations of Social Relations in France and England from the fourteenth to the eighteenth century, Chicago, 1998 ; Aldo Scaglione, Knights at Court : Courtliness, Chivalry, and Courtesy from Ottonian Germany to the Italian Renaissance, Berkeley, 1991 ; Marvin B. Becker, Civility and Society in Western Europe, 1300-1600, Bloomington/Indianapolis, 1988 ; Alain Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clermond-Ferrand, 1994 et L’Europe des politesses et le caractère des nations. Regards croisés, Paris, 1997.
[16] Galatée ou des manières, éd. Alain Pons, Paris, 1991, p. 101.
[17] Pierre Boissat, Recherches sur les duels, Lyon, 1610, p. 48.
[18] Le Favori de Cour, op. cit., fol. 64 v°.
[19] Le terme lui-même ne devient courant en français comme en anglais qu’au XVIIIe siècle.
[20] Pour une présentation générale de la cour d’Espagne, voir Glyn Redworth et Fernando Checa, « The Kingdoms of Spain. The Courts of the Spanish Habsburgs 1500-1700 », dans John Adamson (dir.), The Princely Courts of Europe. Rituals, Politics and Culture Under the Ancien Régime 1500-1750, Londres, 1999, p. 43-65.
[21] Le Favori de Cour, op. cit., fol. 48 v°.
[22] Le Livre du courtisan (II, 21), éd. A. Pons, Paris, 1991, p. 133.
[23] Stefano Guazzo, La Civile Conversation [1574], trad. fr., Lyon, 1579 ; rééd. 1580, p. 228.
[24] Jacqueline Boucher, La Cour de Henri III, Rennes, 1986 ; Nicolas Le Roux, La Faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, 2001.
[25] Michèle Fogel, « Modèle d’État et modèle social de dépense : les lois somptuaires en France de 1485 à 1660 », dans Genèse de l’État moderne : prélèvement et redistribution, Paris, 1987, p. 227-235.
[26] Le Favori de Cour, op. cit., fol. 30 v°.
[27] Le Miroir des François, compris en trois livres, s.l., 1581 ; rééd. 1582, p. 17.
[28] Joaneath Spicer, « The Renaissance elbow », dans Jan Bremmer et Herman Roodenburg (dir.), A Cultural History of Gesture. From Antiquity to the Present Day, Cambridge, 1991, p. 84-128.
[29] Voir Paolo Prodi (dir.), Disciplina dell’anima, disciplina del corpo e disciplina della società tra medioevo ed età moderna, Bologne, 1994.
[30] Sur l’éducation de la noblesse, voir Mark Motley, Becoming a French Aristocrat : The Education of the Court Nobility 1580-1715, Princeton, 1990 ; sur l’académie de Pluvinel : Ellery Schalk, L’Epée et le sang : une histoire du concept de noblesse (vers 1500-vers 1650) [1986], trad. fr., Seyssel, 1996.
[31] Roy Strong, Les Fêtes de la Renaissance : art et pouvoir (1450-1650) [1973], trad. fr., Arles, 1991.
[32] BnF. Ms. Fr. 26171, fol. 265 (comptes de l’argenterie de Henri III).
[33] Georges Vigarello, « Le maniement de l’épée : une technique et une pédagogie du corps au XVIe siècle », dans J. Céard, M.M. Fontaine et J.-C. Margolin (dir.), Le Corps à la Renaissance, Paris, 1990, p. 351-355 ; Sydney Anglo, The Martial Art of Renaissance Europe, New Haven, 2000.
[34] Claude Chauchadis, La Loi du duel. Le code du point d’honneur dans l’Espagne des XVIe-XVIIe siècles, Toulouse, 1997.
[35] Traicté de la Cour ou Instruction des Courtisans. Nouvelle Edition, De beaucoup enrichie, Paris, 1618, p. 10.
[36] L’Homme de cour (El Oraculo manual y arte de prudencia), Paris, 1990, p. 88 (maxime CXLVIII). Sur les relations entre pratiques littéraires, conversation et urbanité, voir Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme 1580-1750, Paris, 1996.
[37] Giorgio Patrizi (dir.), Stefano Guazzo e la Civil conversazione, Rome, 1990.
[38] Thomas Pelletier, La Nourriture de la noblesse, où sont représentées comme en un tableau toutes les plus belles vertus qui peuvent accomplir un jeune Gentilhomme, Paris, 1604, fol. 41.
[39] Ibid., fol. 55.
[40] Sur l’amitié voir le n° 205 de XVIIe siècle, 51e année, 1999.
[41] Jacques Davy du Perron, L’Aelius ou de l’amitié. Traduict du latin de Ciceron, Paris, 1618.
[42] Amedeo Quondam, « La ‘forma del vivere’ : schede per l’analisi del discorso cortigiano », dans La Corte e il « Cortegiano », t. II Un modello europeo, A. Prosperi (dir.), Rome, 1980, p. 26.