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Nicolas Dortoman et Balaruc. La médecine thermale à la Renaissance

Jacqueline Vons , Brigitte Pérez-Jean (éd.)

Comment citer cette publication :
Jacqueline Vons, "Jean Meyers et Brigitte Pérez-Jean (éd.) : Nicolas Dortoman et Balaruc. La médecine thermale à la Renaissance", Paris, Cour de France.fr, 2015 (https://cour-de-france.fr/article3865.html). Compte rendu publié le 28 novembre 2015.

Jean Meyers et Brigitte Pérez-Jean (éd.), Nicolas Dortoman et Balaruc. La médecine thermale à la Renaissance, Saint-Guilhem-le-Désert, Éditions Guilhem, 2015, 304 p.

L’origine de la publication est pour le moins singulière ; en effet le docteur Cros, de Balaruc-les-Bains, avait légué à l’un de ses confrères, le docteur Régis Ayats, un des rares exemplaires de l’édition originale du traité De causis et effectibus Thermarum Belilucanarum (Des causes et des effets des thermes de Balaruc) de Nicolas Dortoman, publiée à Lyon en 1579, contre la promesse d’en faire assurer un jour la traduction française. L’anecdote est sympathique, d’autant plus qu’elle fut suivie d’effets. La traduction réalisée par Marie-Françoise Delpeyroux, Jean Meyers, Brigitte Pérez-Jean, avec la collaboration de R. Ayats sera bientôt disponible aux éditions Garnier, et un colloque pluridisciplinaire se tint à Montpellier et à Balaruc du 18 au 20 septembre 2014, pour montrer l’importance de ce livre dans la médecine thermale de la Renaissance.
En tant que latiniste travaillant sur les textes médicaux latins de la Renaissance, je ne peux que me réjouir de cette initiative qui prouve, s’il en était besoin, une fois de plus, l’impérieuse nécessité de la traduction (différente d’une simple paraphrase ad sensum) de textes longtemps méprisés, car dits « techniques » et non-classiques, alors qu’ils sont partie intégrante de notre patrimoine et qu’on ne peut prétendre les ignorer si l’on veut étudier et comprendre les modes de transmission des connaissances. L’ouvrage de Dortoman mérite d’être connu, non seulement pour lui-même, mais parce qu’il se situe à un moment particulier de l’histoire des idées médicales et de celle des textes en particulier, et que seule la langue utilisée permet de comprendre les enjeux médicaux, politiques et philosophiques d’une telle publication à son époque.

Qui est donc Nicolas Dortoman ? Nicolas Breton retrace sur fond de guerres de religion et de conflits civils le parcours de ce médecin d’origine flamande, né vers 1530 à Arnheim, arrivé jeune à Montpellier et immatriculé à l’université en 1566, avant d’en devenir un des plus éminents professeurs ; on connaît ses affinités religieuses et intellectuelles avec les Coligny et en particulier avec François de Coligny de Châtillon (un des dédicataires du livre), sa nomination comme médecin ordinaire d’Henri de Navarre en 1584, puis comme premier médecin du nouveau souverain, après la mort d’Henri III en 1589, et finalement la date de sa mort survenue au début de 1590. Thierry Lafabre-Bertrand tente de retrouver dans l’ouvrage de Dortoman une « empreinte montpelliéraine » particulière, en rappelant les traditions et l’évolution de cette université à la Renaissance, son humanisme médical caractérisé par plusieurs figures illustres, parmi lesquelles Rondelet, à qui Dortoman rend un long hommage à la fin de son livre, tandis que Philippe Poindron élargit encore le panorama historique en rappelant quelques-unes des facettes colorées d’un siècle qui vit Érasme, Vésale, Paracelse…
Membre de la petite académie de Nérac, humaniste pétri de culture antique, Dortoman est aussi, moins paradoxalement qu’il n’y paraît, considéré comme un des « inventeurs » ou plus exactement le rénovateur des thermes de Balaruc-les-Bains ; l’enquête philologique menée par Pierre Casado montre indubitablement l’origine antique du lieu et la continuité d’une activité thermale attestée également par quelques données archéologiques. Il serait cependant erroné de ne voir dans le De causis qu’une contribution d’un érudit local pour la restauration et la promotion des « thermes ». Marie-Françoise Delpeyroux interroge des sources possibles du traité de Dortoman, en particulier la somme encyclopédique du De Balneis omnia quæ extant, plusieurs fois éditée entre 1473 et 1553 ; elle a relevé des parentés thématiques, méthodologiques et référentielles entre les deux ouvrages, qui laisseraient supposer que Dortoman a au moins consulté le De balneis. De même, Didier Boisseuil et Marilyn Nicoud dressent un panorama des traités italiens sur le thermalisme du XIVe au XVIe siècle, en latin et en vernaculaire, et montrent la proximité de certains thèmes entre la littérature médiévale italienne et le traité de Dortoman, sans pouvoir affirmer qu’ils ont servi de modèles.
L’originalité du De causis et effectibus en deux livres est dans le titre déjà qui annonce d’une part une réflexion sur la nature des eaux et sur les causes de leurs vertus curatives en rapport avec la pensée médicale galénique (livre I) et d’autre part une observation des effets des eaux (livre II). C’est là tout un programme clairement énoncé et analysé dans la très belle contribution d’Évelyne Berriot-Salvadore, programme fondé sur l’alliance de la raison (ratio) et de l’expérience (experientia) qui caractérisent la compétence médicale ; le livre de Dortoman, écrit en latin, s’adresse aux pairs de l’auteur, aux professeurs de Montpellier (Rondelet, Joubert, Saporta), engagés comme lui dans la lutte contre les « empiriques », et c’est en tant que médecin que Dortoman analyse les caractéristiques des eaux de Balaruc et qu’il se refuse à aligner les histoires de cas, les récits de guérison : « L’usage des eaux requiert, pour être prescrit, l’avis du médecin, pas celui du vulgaire » (p. 113).
La volonté de médicaliser et de codifier l’usage des eaux est précisément ce qui distingue l’ouvrage de Dortoman des traités antérieurs ; c’est aussi, comme le montre Geneviève Xhayet pour les thermes de Balaruc, comme pour les fontaines de Spa qu’elle connaît parfaitement, le début d’un genre médical normatif : si l’ouvrage décrit les usages multiples de l’eau et de ses dérivés en fonction des maladies physiques et psychiques (ici médicalisées) de chaque partie du corps, Dortoman condamne l’incurie de médecins et de guérisseurs antérieurs au nom d’une déontologie médicale nouvelle, opposée à la tradition médiévale et aux croyances dans les pouvoirs occultes des eaux et fontaines. Un exemple de cette attitude est donné par Concetta Pennuto à propos des traitements proposés pour les maladies et affections touchant les organes de la cavité abdominale (infimus venter) et les organes génitaux, et associant aux usages de l’eau un régime concernant l’alimentation et les habitudes de vie.

L’ensemble des contributions devrait permettre d’élargir la dimension philosophique et peut-être polémique de l’ouvrage. Si Dortoman défend en fin de compte une forme de médecine hippocratique expectante (vis medicatrix naturæ) assez traditionnelle à Montpellier, minimisant le nombre et la composition des substances médicamenteuses, il se place aussi dans un courant de pensée influencé par la médecine chimique. Cela n’a peut-être pas été suffisamment exploité au cours du colloque, et l’interprétation de Jean-Pierre Jougla qui établit, de manière hypothétique, des correspondances strictes entre des descriptions de Dortoman et des opérations « alchimiques » gagnerait, je pense, à être replacée dans le contexte historique. C’est en 1578 en effet, un an avant la publication du De causis, que paraissait un petit traité [1] faisant l’éloge des eaux minérales (aquæ metallicæ) écrit par Roch le Baillif de la Rivière, docteur-régent de la faculté de médecine de Paris. La faculté s’émut et entama un bruyant procès contre l’auteur et trois autres médecins, Joseph Du Chesne, Théodore Turquet de Mayerne et Jean de la Rivière, médecins « paracelsiens » qui seront tous trois au service du roi Henri IV. La polémique entre Paris et Montpellier s’en trouva renforcée.
Le traité de Dortoman ouvre également des pistes intéressantes pour l’histoire des institutions et du pouvoir royal. Car, en quelques années à peine, la littérature médicale sur les eaux minérales devint un moyen de promotion auprès du roi, voire un outil pour la propagande du pouvoir royal en France. Lorsqu’en mai 1605, le roi Henri IV créa une surintendance des eaux minérales et des fontaines du royaume, qu’il confia à la Rivière, son premier médecin [2], on vit apparaître quantité de monographies faisant la promotion des fontaines locales, écrites par des médecins de province, espérant peut-être une intendance ou tout au moins la visite de la cour et d’aristocrates fortunés. Les médecins du roi participèrent également à cette vogue, et je citerais comme exemple le petit traité de Jacques Cousinot, médecin de Louis XIII, Discours au roy touchant la Nature, Vertus, Effects et Usage de l’Eau minerale de Forges, paru en 1631 ; la similitude avec le livre de Dortoman dans le titre comme dans la définition de sa méthode se réclamant également de la raison et de l’expérience est étonnante et mérite d’être approfondie [3].

En conclusion, cet ouvrage collectif est un livre d’une lecture agréable, bien documenté, et suffisamment diversifié pour que le lecteur y crée son itinéraire personnel. Un livre qui est aussi une promesse de prolongements.

Notes

[1Petit traité de l’antiquité et singularités de Bretagne Armorique, en laquelle se trouvent bains curans la lepre, ulceres et aultres maladies [trente pages à la suite du Demosterion], texte établi et annoté par H. Baudry, Paris, Class. Garnier, 2010 ; le Demosterion [1578], texte établi et annoté par H. Baudry, Paris, Champion, 2005 ; cf. aussi H. Baudry, Contribution à l’étude du paracelsisme en France au XVIe siècle, 1560-1580, De la naissance du mouvement aux années de maturité, Paris, Champion, 2005.

[2Archives de la Société royale de médecine, Acad. de Médecine de Paris, liasse 94, pièces 1-2. Jusqu’à cette date, le domaine des eaux minérales échappait à toute ingérence administrative, cf. Alexandre Lunel, La maison médicale du Roi. XVIe-XVIIIe siècles. Le pouvoir royal et les professions de santé, Seyssel, Champ Vallon, 2008, pp. 192-197.

[3Cf. mon article : « Jacques Cousinot, médecin du roi et le Discours sur les eaux minérales de Forges (1631) », dans Rosanna Gorris-Camos (éd.), Le salut par les eaux et les herbes, Vérone, 2012, p. 167-185.