Médecine et exorcisme dans le traitement de la maladie du Cardinal Charles de Lorraine
Jacqueline Carolus-Curien
Comment citer cette publication :
Jacqueline Carolus-Curien, "Médecine et exorcisme dans le traitement de la maladie du Cardinal Charles de Lorraine", dans La lettre du Musée (Association des amis du musée de la Faculté de médecine de Nancy), automne-hiver 2011, n° 62, 3 (p. 2-4) et 62, 4 (p. 2-3). Article réédité sur Cour de France.fr le 1er novembre 2013 dans le cadre du projet "La médecine à la cour de France" (https://cour-de-france.fr/article2921.html).
Le jeune fils de Charles III, handicapé par une maladie arthritique invalidante s’est cru possédé du démon. Les médecins les plus renommés n’ont pu le guérir, seul l’exorcisme a apporté un discret soulagement. C’est grâce au rapport que Jean Delorme, médecin de la cour de Lorraine, adresse à Monsieur de La Rivière [1], Premier médecin du roi Henri IV, que nous avons connaissance de cet étonnant traitement.
La lettre de Delorme, un opuscule de douze pages, a été imprimée à Nancy en 1604, chez Blaise André, imprimeur de Son Altesse [2]. Il s’agit d’un exemplaire unique à notre connaissance. Les symptômes de la maladie de Monseigneur le Cardinal, ainsi que les différentes phases de l’exorcisme, y sont décrits.
Introduction
Qui est ce cardinal Charles ?
Au XVIe siècle, on connaît trois cardinaux Charles de Lorraine. Le plus célèbre est le fondateur de l’université de Pont-à-Mousson : Charles, fils de Claude de Guise (1524-1574), évêque de Metz, de Toul, de Verdun, archevêque de Reims. Nommé cardinal en 1547, il est d’abord appelé Cardinal de Guise, puis Cardinal de Lorraine à la mort de son oncle, le cardinal Jean de Lorraine.
Le deuxième Charles (1561-1587), est le fils de Nicolas de Vaudémont, évêque de Toul et de Verdun, fait cardinal par Grégoire XIII en 1578, sous le nom de cardinal de Lorraine-Vaudémont.
Celui dont il s’agit ici est Charles de Lorraine (1567-1607), fils de Charles III. Nommé à l’âge de 6 ans coadjuteur de l’évêque de Metz, il devient évêque de Metz en 1578. Créé cardinal-diacre au titre de Sainte-Agathe en 1589, par le pape Sixte V, il est légat apostolique dans les Trois Évêchés en 1591, Primat de la Primatiale de Nancy en 1602 et évêque de Strasbourg en 1604.
La vie de Charles de Lorraine
Charles de Lorraine est le 2e fils et le 3e enfant de Charles III et de Claude de France. Né à Nancy le 1er juillet 1567, il est destiné à l’Église, reçoit la tonsure de Pierre du Chatelet (évêque de Toul) à l’âge de 6 ans et est nommé coadjuteur de l’évêque de Metz. Il fait de rapides études à l’Université de Pont-à-Mousson (1577-1578), à laquelle il reste attaché : il sera un généreux donateur lors des distributions des prix, favorisera l’installation d’un imprimeur, encouragera la fondation d’un séminaire « des menus », soutiendra les professeurs de médecine quand les Jésuites les humilieront et leur fera don de sa robe de cérémonie fourrée d’hermine (depuis lors les professeurs portent le « chaperon d’hermine »). Très jeune, il reçoit l’évêché de Metz et perçoit, dès l’âge de onze ans, les revenus très considérables de la mense épiscopale auxquels s’ajoutent de nombreuses rentes puisqu’il est aussi abbé de Gorze et de Clairlieu, chanoine de Mayence et de Trèves, abbé commanditaire de Saint-Victor-les-Paris, Saint-Mihiel, Beaupré, Saint-Vincent et Saint-Martin de Metz, prieur de Salonnes, Stenay, Saint-Nicolas. Bien qu’élu en 1592, il sera enfin évêque titulaire de Strasbourg en 1604, après une longue « guerre des évêques » contre Jean Georges de Brandebourg, usurpateur élu par les protestants. Bref, le cardinal est immensément riche, mais également infiniment généreux. Très pieux et d’un catholicisme ardent, il va être l’âme de la réforme des ordres religieux en Lorraine, créer de nouvelles paroisses à Nancy, participer aux réunions de la Sainte Ligue, rédiger la coutume de l’évêché de Metz, soutenir financièrement les écoles de Pierre Fourier et d’Alix le Clerc. Bâtisseur, gouvernant parfois les duchés, chef d’État frappant monnaie, il se révèle être un grand administrateur, édicte les règlements de la corporation des maîtres et compagnons verriers, fait engager des études sur la qualité d’une mine de fer au ban de Laveline pour la commodité de la forge. Son entreprise la plus marquante est la grande opération immobilière qu’il organise en 1604, quand il fallut trouver des revenus pour construire et faire vivre la Primatiale de Nancy. Le cardinal va alors réaliser le lotissement du domaine de l’ancien prieuré Notre-Dame. Les terrains situés entre la rue des Loups à l’ouest, au nord la rue du Petit Bourget, au sud la rue des États et à l’est, la Grand-rue, vont être lotis en vingt-huit parcelles, autour d’une rue qu’on appelle Cardinal (elle deviendra la rue de Guise). Cette opération rapportera environ 37.000 fr qui seront affectés à l’établissement de la Primatiale. Le cardinal sait s’entourer d’un personnel choisi : nombreux conseillers, trésoriers et douze valets de chambre parmi lesquels Nicolas Signac, auteur d’une œuvre musicale importante, Rémond Constant, valet de chambre et peintre, Nicolas de Brancourt, valet de chambre et chirurgien. Ses médecins sont Messieurs Belin et Pitz et son apothicaire est Claude Breton.
La santé du cardinal
Ce pauvre cardinal, triste et sérieux, est, depuis l’âge de 20 ans, immobilisé au Palais ducal de Nancy par une affection chronique. Les plaisirs lui sont interdits par sa santé, il a tellement de mal à se déplacer ! S’il semble avoir eu, selon Le Pois [3], une enfance normale, ses ennuis de santé débutent en 1587. Des douleurs intolérables dans les membres inférieurs lui rendent la marche très difficile. Le Pois attribue ces troubles à « la vivacité d’esprit qu’il met à tous les travaux, à son ardeur à chasser, et à l’emploi journalier du vin chaud d’Espagne ». Il est tellement handicapé que, lorsque Sixte-Quint [4] le nomme cardinal-diacre en 1589, il ne peut se rendre à Rome pour recevoir le chapeau des mains du pape. C’est seulement en mars 1591, qu’il se résout à faire le voyage en litière, pour se présenter au nouveau pape Grégoire XIV.
Quelques années plus tard, en 1595, il a 29 ans, son état continue à s’aggraver, on commence à attribuer sa maladie « à un sort ». Nicolas Remy lui dédie sa Démonolâtrie [5]. Il est fréquent, à l’époque, de se croire ensorcelé quand on est malade. Ce qui est le cas de ses frère et sœur : Charles écrit à sa grand mère Chrestienne de Danemark « pour l’assurer de la santé de S.A. et de tous nous autre ... Quant à Monsieur mon frère (le marquis de Pont) il espère demain commencer une diète pour se guérir du sort...» [6] . Cette même année 1595, sa sœur Catherine (22 ans) est exorcisée pour ses maux d’estomac, on prétend que le sort lui a été jeté par Monsieur de Beauvau, seigneur de Tremblecourt, (le malheureux est arrêté à Remiremont et noyé dans la Moselle). Les sieurs Pitz et Fuzy, les médecins personnels du cardinal, sont impuissants et n’arrivent pas à le soulager, pas plus que son chirurgien et valet de chambre, Nicolas de Brancourt, qui le saigne régulièrement, tandis que son apothicaire, Claude Breton, lui concocte les plus merveilleuses potions. En désespoir de cause, on fait venir de Metz, en 1598, une « experte », la comtesse de Sousse, dont l’intervention est sans succès. On demande conseil aux médecins de son père, les docteurs Le Pois, Poirot ...
Quand l’Infante Isabelle d’Autriche passe à Nancy, en 1599, elle trouve le cardinal « dans un état de santé misérable, il se trouve mal à tous instants, dit-elle, ne peut suivre les déplacements de la cour et s’en va tout dolent à pied » [7]. En 1600, le cardinal, à 33 ans, est « entièrement perclus de ses membres » et ne peut plus tenir une plume. Ainsi cette lettre à sa tante la duchesse de Brunswig, datée du 8 juin 1600 : « Madame excusez- moi si je manque à mon devoir de vous écrire de ma main, mes fluxions l’ont ces jours passés tant débilitée que je suis contraint de me servir d’un autre ... ». Toutefois la signature est autographe.
Le diagnostic du médecin Jean Delorme
En 1601, un nouveau médecin, Jean Delorme, arrive à Nancy. Il avait reçu le bonnet de docteur à Montpellier en 1577, était devenu le premier médecin de Louise de Lorraine, épouse d’Henri III. Quand la reine Louise décède à Moulins, en 1601, Delorme se présente à la cour et devient « aide médecin ordinaire » du duc aux gages de six cents francs par an. Il ne passera que cinq ans à Nancy, repartira à Paris en 1606 où, d’abord attaché à la reine Marie de Médicis, il devient médecin de Louis XIII. On lui a attribué à tort l’invention en 1619, du vêtement en toile cirée avec son masque au nez pointu, que les médecins portaient pour se protéger de la peste [8]. Après avoir cédé sa charge à son fils Charles en 1626, Delorme assiste encore au siège de la Rochelle en 1628. Il se retire à Moulins où il meurt en 1637.
Arrivant à Nancy, Jean Delorme est frappé par l’état de santé du cardinal. Avec l’appui de Catherine de Bourbon, duchesse de Bar, belle-sœur du Cardinal et sœur d’Henri IV, huguenote convaincue qui ne fait confiance qu’aux médecins protestants, Delorme prend l’avis du Sieur de La Rivière. Ce médecin huguenot est devenu premier médecin d’Henri IV, en 1594, à la mort de Daliboust. Et comme Daliboust, dont il est le digne successeur, il commence ses auscultations en cherchant, chez ses malades, la marque du diable d’où l’importance donnée aux exorcismes dans les traitements qu’il prescrit. Dans le cas du Cardinal, La Rivière préconise donc l’exorcisme. On lui obéit. Et cette lettre de Delorme à La Rivière, datée du 28 janvier 1604, après avoir fait le point sur les symptômes, rend compte de l’exorcisme dans ses moindres détails.
La description clinique de Delorme
Quand Delorme voit le Cardinal pour la première fois, le malade, âgé de 37 ans, présente « des nouures aux articles des mains et des pieds, bras et coudes gros, enflés et durcis à merveille, les poignets fort luxés et difformes, surtout à gauche, une grande partie des articles des doigts toute nouée, les jambes fort exténuées, avec une grande faiblesse des genoux et des pieds, le corps tout immobile sauf le col ». Il décrit aussi une tumeur étrange dans le mésentère, au milieu du ventre, tumeur pulsatile, qui lui cause des « chaleurs et rougeurs importunes au visage », il signale « que le malade rend des urines cruentes, purulentes et si fétides qu’elles en sont insupportables, qu’il est fréquemment travaillé de diarrhées humorales, colliquantes, puantes ... qu’il est quelquefois 8 à 10 jours sans dormir ... et, témoin de la nature putridineuse des parties internes, qu’il a une haleine incroyablement chargée ... ». Delorme tente un traitement, prétend que ses remèdes ont amélioré la situation, mais, dit-il, « reste la goutte, fréquente, maligne, exerçant ses rigueurs en un corps rompu, débilité, avec une longue possession des jointures ». Depuis Pâques dernière, poursuit Delorme, « les bras et coudes restent gros, enflés, durcis, les poignets de même, une partie des articles des doigts nouée, les jambes exténuées, les vertèbres du dos et les jointures des cuisses ne pouvant plus faire leur office ». En décembre 1603, devant cette situation, il prend l’avis de La Rivière, admet avec lui qu’il faut recourir à l’exorcisme et convoque les Ambrosiens.
Interprétation de la maladie
Parmi les contemporains, Jean Barclay (le fils du doyen de la faculté de droit Guillaume Barclay) qui dans son Euphormion décharge toute sa bile contre le duc, les jésuites et la société lorraine, se moque de la maladie imaginaire du cardinal qu’il appelle Fibullius, et rit de tous les médecins Diaphoirus qui le soignent et particulièrement du charlatan « Ambrax » qui tire ses ordonnances au hasard, d’un tonneau...
Jean Delorme identifie cette maladie comme « une goutte », tandis que Le Pois dans son traité d’observations cliniques d’états morbides, publié à Pont-à-Mousson en 1618, se penche sur « le rhumatisme qui accable depuis plusieurs années, le plus grand des princes... » dans le chapitre De Arthritide. Le Pois reconnaît que la cause du rhumatisme n’est pas uniquement « l’intempérie » (par intempérie, il entend un déséquilibre entre les quatre humeurs : sérum, pituite, bile noire et bile blonde). Bien que pour Le Pois, le cardinal boive beaucoup de vin chaud d’Espagne, la cause des douleurs, c’est la sérosité qui distend les articulations et leurs ligaments. Le Pois note aussi que le cardinal présente également des désordres urinaires et des diarrhées fréquentes.
Les historiens penchent pour la goutte, à cause du facteur familial, nos ducs sont tous goutteux, le duc Antoine est mort en anurie (vraisemblablement une insuffisance rénale terminale chez un goutteux sévère) après avoir souffert sur ses vieux jours de terribles de crises de goutte. Le lecteur du XXe siècle, à défaut de radiographies et d’examens biologiques, hésite entre une spondylarthrite ankylosante, un rhumatisme inflammatoire chronique, une polyarthrite rhumatoïde, ou encore, pourquoi pas, une « maladie de Still », arthrite chronique juvénile... ou encore un carcinoïde du grêle. Et pourquoi pas une maladie de Crohn fistulisée dans la vessie (si l’on prend en compte la tumeur mésentérique et les urines purulentes signalées par Delorme) ?
L’exorciseur et la délivrance du maléfice
Puisque tous les médecins de France, d’Allemagne et de Lorraine sont impuissants, on en vient à admettre que le cardinal est victime, comme sa sœur Catherine, d’un maléfice qu’on lui aurait jeté en 1595. Il faut faire appel aux exorciseurs les plus efficaces : le marquis de Sulin, ambassadeur du duc de Savoie en Angleterre, avait rapporté que les Ambrosiens avaient guéri récemment le cardinal Amédée de Savoie. La signora Concini, Éléonor Galigaï, sœur de lait de Marie de Médicis, venait d’être exorcisée pour épilepsie (en 1603), par le général et le prieur de l’ordre.
On va donc faire appel aux Ambrosiens [9]. Le quatrième jour du mois de janvier 1604, voilà donc deux religieux ambroisiens, dont le R. P. Michel Murazane, honnête et vénérable vieillard, « requestés jusqu’en Piémont aux fins de reconnaître si le sieur cardinal est ensorcelé » qui arrivent à Nancy. Les religieux commencent d’abord par faire changer tout ce qui touche au lit du patient. Le lendemain jour des rois, ils font des prières à haute voix, tout près de la couche du malade, célèbrent la messe à l’oratoire, renouvellent leurs prières l’après-midi, recommencent le mercredi 7 janvier et découvrent, ce jour-là, quelques indices du maléfice redouté.
Dès qu’on a la certitude du sortilège, les Ambrosiens se mettent à l’œuvre, pratiquant des incantations bizarres dans les jardins du palais ducal, tenant un réchaud ou encensoir dans lequel il y a du feu et de l’encens, ou « autre chose qui rend une grosse fumée » ; les Ambrosiens mettent le réchaud par terre, bénissant celle-ci en plusieurs endroits. Sans doute purifient-ils l’atmosphère, pour en chasser les diablotins, invisibles mais présents. Le lendemain 8 janvier, le père commande aux démons « qu’ils aient entièrement à monter à la tête et donner là un témoignage de leur présence ». L’expérience réussit. Il leur donne ensuite l’ordre « qu’ils se rendent à la langue et l’on voit le malade faisant un hyat et ouverture étrange du gosier, pousser sa langue hors les dents... et la tenir exposée dehors ».
Le 10 janvier, il recommence et continue à appeler les démons aux doigts du pied droit, et tente de les y incarcérer sans qu’il leur fût loisible d’en sortir. Le malade se sent mieux. Les jours suivants, on continue à appeler les démons aux doigts du pied droit, leur ordonnant « d’y marquer leur logis sans qu’il leur fut loisible d’en sortir ».
Les Ambrosiens assistent aux repas du Cardinal, surveillant tout ce qui est absorbé, de peur que le Malin ne s’y introduise, préconisant de ne manger que « crestes de coq et rognons de bélier et de ne toucher aucune viande que préalablement sur icelle n’est jectée de l’eau bénite. Ils bénissaient toutes les viandes, comme consommez et aultres petites choses pour les malades et faisaient une croix pour bénir les plats qu’on portait et surveillaient ces plats de près, de peur que les chiens ne mangeassent les restes de viande parce qu’elles étaient bénies », écrit Delorme.
C’est le 20 janvier, jour de la saint Sébastien que le religieux devait chasser définitivement les démons. Ce fut pendant l’élévation de l’Eucharistie ... Le malade se sentit beaucoup mieux, il put remuer les doigts, les bras, les jambes et même tracer un mot : mardi. Mais la guérison n’était pas complète, « le prince retint encore ses premières imbecillités et vicieuses conformations des membres ». Jean Delorme qui avait, suivant les conseils de Monsieur de La Rivière, Conseiller et Premier médecin du Roy, fait intervenir les Ambrosiens, reconnaissait que la guérison n’était pas complète, qu’il restait des reliquats du mal.
Et puis il fallait trouver le responsable qui avait jeté le sort : peu après les séances d’exorcisme, le 6 février 1604, on désigne le contrôleur Le Borgne. Le malheureux, accusé d’avoir « donné le sort au cardinal », est brûlé au bois de Condé.
Les séquelles après l’exorcisme
Selon Donnadieu [10], après l’exorcisme, il subsista une grande faiblesse dans les bras, les jambes et le reste du corps. Le cardinal demeura perclus tout le reste de sa vie malgré le recours aux reliques et aux pèlerinages. « On lui a ôté le sort, dit Léonard Périn, par les moyens dont l’Eglise se sert en tels accidents. Mais le mal avait agi si violentement principalement aux mains, jambes et pieds, dont ... l’usage s’était perdu que ces parties de son corps ainsi estropiées, ne purent être rétablies par la rupture de ce sort » [11]. Par la suite, le Cardinal éprouva quelques soulagements par le toucher des reliques de saint Sébastien, qu’on venait de transporter de Dieulouard à Nancy ; il fit aussi un pèlerinage à Notre-Dame de Montaigu, par la Meurthe, la Moselle, le Rhin jusqu’à Cologne, puis se faisant porter par terre, il était véhiculé sur un brancard... En avril 1607, les douleurs redoublaient, le cardinal réussit encore à faire, en litière, un voyage à Strasbourg, durant lequel, oubliant ses misères, il se souciait de la santé de son père, alors aux eaux de Bussang. La paralysie de son corps devint générale, ne laissant libres que la tête et la langue [12]. Le pauvre cardinal fut délivré de ses maux, le 24 novembre 1607, à 6 heures du matin.
Conclusion
La mort du cardinal
Le Cardinal, âgé de 40 ans, est mort d’une pneumonie. Le Pois est présent : « Aux environs de la nouvelle lune du mois de novembre 1607, fièvre, somnolence, difficultés de respirer, douleurs durant quatre jours dans la partie supérieure du thorax, toux, fièvre, joues rouges, aggravation de la dyspnée et mort en vingt-quatre heures ». Le Pois assiste à l’ouverture du corps de Charles de Lorraine et confirme le diagnostic : on trouva « tous les viscères normaux par leur couleur, leur aspect, leur consistance » sauf le poumon, ce qui permit à Le Pois de confirmer le diagnostic de péripneumonie [13].
La sépulture du Cardinal
Le corps du cardinal, après avoir été déposé à gauche du maître-autel, dans l’église primatiale provisoire, fut enfin, après la construction de la nouvelle église, et après délibération du Chapitre, placé le 23 août 1752, au cours d’une pieuse cérémonie, à la cathédrale de Nancy, dans le caveau de la chapelle Saint-Charles (actuelle chapelle Saint- Fiacre) où il se trouve toujours. L’épitaphe en fut brisée à la Révolution. On l’a remplacée par un cartouche placé à droite du retable de l’autel : « Hic Jacet Carolus cardinalis a Lotharingie filius Caroli III, Cardinalis, sanctæ sedis apostoli a latere legatus, Argentinensis et Metensis episcopus, insignis ecclesiæ primatialis fundator. In Hanc novam basilicam cura Capituli translatum die 23 mensis augusti anno 1752. Obiit die 24 novembris 1607 ».
Lettre de Jean Delorme à Jean Ribit de la Rivière, 1604
Source : Lettres envoyées a Monsieur de La Rivière, conseiller et premier Medecin du roy, sur la délivrance d’un sortilege, meslé parmy plusieurs estranges et griefves maladies, des membres corporelz seulement, et par ce moyen, couvert et caché plusieurs années, en la personne du Serenissime et Illustrissime Cardinal de Lorraine, Legat du saint Siège, Par le sieur De Lorme, conseiller et premier Medecin de la feue Royne Louyse, Douairiere de France. A present Conseiller et Medecin de Son Altesse et dudivt sieur Cardinal son filz, A Nancy, par Blaise André imprimeur ordinaire de son Altesse, avec privilege.
Transcription du texte (copie diplomatique) par Jacqueline Carolus-Curien
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A Monsieur de la Riviere, Consellier et premier Medecin du Roy,
Monsieur, Vous aurez veu par mes autres lettres l’estat auquel ha esté monseigneur le Serenissime Cardinal, jusques au penultième Decembre dernier. Cettes seront pour vous representer ce qui est encores depuis arrivé.
Les douleurs articulaires s’estoient meües des ce mesme jour, lyu avoient saisi les vertebres du col, sequemment les espaules, bras, coudes, mains et presque generalement occupé toutes les jointures, quoyque du precedent fort imbecilles pour la continuation des maux y croupissant ; les coudes plus particulierement à cause des tumeurs et duretez doloreuses, y perseverant opiniastrement. Ores que la douleur lui sembla plus tolerable qu’aux prece-
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dentes invasions, la fluxion ayant esté moins violente, et rendu les efforts en trois ou quatre jours, si est-ce que toutes les parties estoient d’autant affoiblies et rendues faciles a recevoir les offenses externes : en particulier les bras, qui ne pouvoient supporter la plus legere motion ou attouchement : tout le corps de plus en plus accablé et appesanty. Or, entendes s’il vous plaist choses estranges depuis et nagueres survenues.
Le quatrième de ce moys et an, arriva en cette Court un fort honneste et venerable vieillard, religieux de l’ordre de sainct Ambroise, requesté jusques en Piedmont, aux fins de reconnoistre si ledit Seigneur Cardinal estoit ensorcelé. D’autant que plusieurs des siens l’ont cru constamment, sous l’asseurance qu’en baillait un quidam, présumé instrument voire auteur du sortilege : et qui prometoit en tous lieux ou il se trouvoit de le lever et faire par ce moyen reprendre a nostre malade une meilleure santé.
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Cela toutesfois n’ayant pas esté jugé convenable, ains l’occasion de la recerche de ce ce bon Père, vous devuez [sic] entendre qua la premiere veue du patient, il faict changer tout ce qui appartenoit a son lict, giste et coucher ordinaire, sans en rien excepter : tout ce qui pouvoit d’ailleurs toucher à sa personne. Imaginez, Monsieur, que ce ne fut point sans de grandes angoisses pour un corps si foiblet et si adouloré.
Les belles esperances conceues de ce personnage ne l’en peurent empescher, quoyque fondées sur plusieurs convalescences, en cas semblable moyenées par iceluy à diverses personnes, et nagueres au Sieur Amedée, bastard de Savoye, detenu beaucoup d’années en langueur fort estrange, et ne recevant aucun secours des aydes ordinaires, bien qu’administrez par divers excellentz et prudentz medecins.
Le jour des rois s’ensuivant cette préparative, ce devot religieux fait premierement des prieres à haute voix, tout proche du lict du patient célèbre incontinant la messe dans l’oratoire, reitere aussitost les prieres, jouxte et sur le pa-
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tient : presche l’apresdinée et renforce ses devotions et prieres ainsy que du matin, y adjoute quelques graves et beaux exorcismes en cas de sortilege, ou incantation (car il n’en estoit pas encores asseuré). Le mercredi subsecutif reprend toutes les mesmes erres et entassant devotions sur devotions, et nous ravissant avecques luy de moment en moment, en cet exercice, il descouvre a par soy quelques indices du malefice redouté. N’en faict neanmoins aucun semblant jusques au lendemain, après que la messe eus testé par luy religieusement celebrée.
Lors, en présence de plusieurs graves religieux, prestres, seigneurs et autres, il s’attaque au dæmon, un ou plusieurs, qui seraient auteurs, fauteurs ou conservateurs de cette sorcellerie ou infascination, leur enjoinct et commande au nom de Dieu vivant, par les mérites de Jesus Christ, et par l’autorité sacerdotalle et d’exorciste a luy a été concedée du sainct Siège, qu’ils ayent entierement à monter a la teste et là, à donner tesmoignage certain et
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reél de leur presence, sans offencer neanmoins le patient, ny au corps, ny en l’âme, en quelque sorte et maniere que soit. Voire de s’y manifester à l’œil et a la veüe d’un chacun. A l’instant, s’esmouvent des douleurs furieuses à l’estomach, tirant a la region du foye ; le patient s’en plaind : il me les faict toucher et a l’exorciste : lequel pressant les daimons de plus en plus, leur deffend et interdict ces parties soudain adoulorées, insiste pour qu’ils se monstrent et paraissent à la teste.
La rougeur survient au visage, y augmente peu apeu, luy enfle et grossit les yeux blanchissantz outre l’ordinaire : les rend immobiles, fermes et fixes, et atachez au ciel assez longuement, comme si le patient fut ectatique et tout hors de soy. Il commande quelques temps apres qu’ils se rendent a la langue, joinct prières sur prières, des plus belles, graves et expresses, qui peuvent se tirer des livres sacrez, specialement du vieil et nouveau testament, y mesle une action grave et hardye, une parolle forte, claire, intelligible, imperieuse et la pluspart latine, parfoys italiene.
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Comme l’Esprit gauchissoit et faisoit le retif, les accidentz premiers disparoissantz aucunement, l’exorciste redoubloit aussy sa vehemence en ses conjurations et exorcismes. Le patient est brief saisi d’une oscitation ou baaillement mais a diverses reprises. Quel il se void parfoys ez personnes delicates resveillées quelques heures plustost que leur ordinaire. Encores bien plus frequent et monstrant a la vérité quelque cas particulier et inacoustumé.
Jusques a là, pour vous faire cette mienne confession en secret, Monsieur, j’attribuoy tout ce que dessus a la disposition singuliere du malade lequelle [sic] selon mon jugement, n’avoit assez souesvement dormy la nuict precedante ; et peu auparavant cette carriere ouverte, venoit de prendre un bouillon assez chaud. Aussi à l’estonnement fort juste qu’il pouvoit avoir receu du procedé de l’exorciste, quel que peu insolent et rare. Ma presumption estoit que les humeurs et vapeurs impures se fussent apparemment agitées et esmeues avecques le sang, dont la douleur à la région du ventricule
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proche du foye, suspecte, auroit soudain esté esveillée, et les esprits aussy promptement ravis au cerveau, qui auroit exhibé les signes remarquez.
De faict, veu ce qui s’est passé devant noz yeux, despuis que j’ay la charge et soing de la santé de ce prince, soient deux années et demye entieres, qui est celui, Monsieur, qui se fut imaginé chose semblable ?
Outre les gouttes jà nouées en plusieurs articles des mains et des piedz, l’immobilité et foiblesse extreme des genoux en ce corps, il s’y trouvoit une tumeur estrange dans le mesentere, presque au milieu du ventre, laquelle, palpable et manifeste à l’atouchement d’un chacun pour sa grande circonference et estendue, battoit visiblement et se mouvoit parfois, touchée avecques tant soit peu de violence, lui causoit des chaleurs, et rougeurs importunes au visage, telles et semblables à la vérité, qu’elles se remarquent en plusieurs femmes hysteriques travaillées de quelque rétention menstruale ou quelques unes qui proches de
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leur gesine ressentent un brusque et soudain mouvement de leur enfant.
Qui plus est, ne rendoit que des urines cruentes, purulentes, troubles et si foetides qu’elles en estoient insupportables : estoitt aussy presque ordinairement en fievres et frequemment travaillé de diarrhæes humorales, cruentes, colliquantes, puantes et tellement longues qu’il en estoit au mourir. Cessées qu’elles estoient, repris aussy tost des gouttes : et comment qu’elles vinssent, qui estoit au plus tard de quarante en quarante jours, et universellement, estoit importuné après la premiere furie d’icelles, de certains tressaillementz des membres affligez, principalement aux jambes, si cruels et insupportables, qu’il en estoit huit et dix jours quelque foys sans dormir tant soit peu, d’autant qu’ils survenoient et de jour et de nuict, tout au mesme instant, que la nature accablée l’inclinois [sic] seulement à siller les yeux. Je pourroy encores mettre en ligne de compte un symptome non moins ennuieux procedant de la discrasie et disposition putredineuse des parties internes et
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nutritives dont son haleine lui estoit incroiablement changée.
Tous ces accidentz formidables ont neanmoins despuis faict place et cedé entierement a noz remèdes, bien qu’ilz fussent des plus rebelles et difficiles voire, sans que le malade en receut la moindre offense, reprenoit de jour à autre ses forces, et ses membres, extenuez, leur norriture.
Restoit seulement la goutte, veritablement frequente maligne, et tiraniquement exerçant ses rigueurs en un corps ainsi rompu, froissé, et débilité de tant et tant de maux precedentz, laquelle estant comme habituelle, pour la longue possession en quoy elle se treuve des jointures du malade, si cruellement affligées, je n’ay peu certes esperer, moins en promettre la cure entiere et perfecte : plus difficillement imaginer, ou apprehender en la personne de ce Prince aucune sorcelerie ou infascination.
Au progres neamoins de ce conflict, voyant Monsieur, comme le dæmon injurié et
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foulé, sil faut ainsi parler, aux pieds, par ce saint personnage, baaillonnoit, et montroit parfois, et peu a peu la langue : commandé derechef et itérativement, voire forcé par les exorcismes, a la veue de tous les assistans, la jectoit grandement dehors : faisant a la fin un hyat et ouverture estranges du gosier, et comme baaillant la mist, et poussa hors les dentz et les levres en un instant, fort à descouvert, qui n’est un mouvement ordinaire ; puis la pressant des levres, la teint et exposa dehors : C’est a la verité, Monsieur, ce qui me rendit, et me tient encores en admiration, veu que le tout s’est passé, sans l’arbitre du patient.
L’apresdinée, et le lendemain par deux foys, matin et soir, il poursuit de mesme, moy prenant d’industrie le temps de l’exhibition du bouillon, à heure moins suspecte. Et sur le vespre, luy donnant a boire un coup de ptysanne et de sirop, assez froidzs. Ce varlet malitieux nonobstant, et quoyque difficilement et tardivement, obéit a son maistre : Mais aussi le maistre n’oblie non plus à
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le mastiner incessament.
Figurez vous, je vous supplie Monsieur, l’estat de toutes les parties externes, de mon dict Seigneur, mais empiré certes beaucoup, depuis que le vistes peu après les Pasques dernières : ses bras et coudes gros, enflez et durcis à merveilles ; les pougnetzs de mesme, outre qu’ils sont fort luxez et difformes, le gauche principallement ; la main entiere on gueres mieux : une grande partie des articles des doigts toute nouée et les autres exemptz de leur mouvement, à cause des dernieres importunitez de la goutte ; les jambes fort assechies et exténuées, les jointures des genoux et des pieds, rien mieux que vous les avez veues ; le corps (sauf le col qui resent parfoys ses incommoditez) du tout immobile, sinon avecques un travail, et douleur extreme. Combien que l’arthritique n’ayt saysi jusques a maintenant ny les vertèbres du doz, ni les joinctures des cuisses, mais qui ne peuvent pourtant faire leur office, sans esveiller le chat quand il dort aux membres nagueres tormentez, ou saisis
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tant soit peu de ces fluxions articulaires.
Le dixiesme du moys, le Reverend Pere Michel Murazane (qui est le nom de ce devot religieux) fut adverty que le patient avoit esté extraordinairement importuné de ses douleurs, et vexé d’icelles comme à bondz et à passades, durant la nuit precedente.
Ce mesme jour, il commença le soir et continua despuis chacun jour d’appeler imperieusement aux doigts du pied droict, toutes ces puissances tenebreuses, leur y marquer logis, ou plustost les incarcerer sans quil leur fut loisible d’en sortir ou s’estendre autre part, n’y faire aucun trouble ou mouvoir douleur là n’y ailleurs.
Despuis aussi le malade ha toujours dormy souevement et passé les nuictzs sans un seul destourbier, ni sentir aucuns effectz de cette engerance, sinon lorsqu’elle estoit commandée, aux heures ordonnées de se manifester en quelque partie impuissante, rendant toujours asseurement le signe que ce bon Pere luy avoit imposé : fut pour prendre asseurance, ou de la qualité de l’esprit, ou de son
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ordre, ou de sa compagnie, ou du temps de son issue.
Car de le faire parler, et l’y contraindre, ce bon Homme ne l’a trouvé bon, pour des considérations qu’en tel cas sa sagesse et longue experience luy ont acquis.
Enfin, comme par une vertu du tout admirable et divine, il nous eut tous renduz asseurez du sortilege et qu’il estoit maintenu par la présence de quelques espritz immondes (ainsy qu’il arrive le plus souvent) sans avoir esgard a une partie, plus ou moins malade, n’y a la destitution de ses vertus et facultez naturelles, où qu’elle fut, ou non, privée de son usage, il veut que le dæmon infascinateur la fasse mouvoir, sans douleur et incommodité ; le commande et aussy tost est obey. Si qu’a chacun exorcisme, il l’ha contrainct mouvoir quelque partie deplorée de notre patient, ores l’une, ores l’autre ; et continuer cette obeissance toujours plus franchement, jusques au jour S. Sébastien, vingtiesme de ce moys. Il n’obliait point a chacune foyis ses instantes,
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zélées et belles oraisons en la vertu desquelles l’esprit mouvoit promptement ores un bras, tantost une jambe, leve aussy parfois l’un sur l’autre, les approchet, les reculle, flechit mesmes, non une, mais plusieurs foys les joinctures plus deplorées, selon que le Père reverend jugeoit la chose, par nous estimée plus difficile ou impossible, autrement disoit-il, aisée indifferemment au dæmon, lequel aussy des doigs de l’une et l’autre main, nouez ou non, en movoit ores un seul, ores deux, ou troys ou quattre ensemble, selon qu’il estoit commandé par telz signes, asseurer du nombre de certaines choses, dont il sembloit au bon Homme convenable de l’interroger : comme du quatrieme jour, qu’il devoit sortir avec ses satellites.
Il ha mesme en vertu de ces divines parolles, puissantes a merveilles, contraint le patient ou plustost les espricts, ourner tout le corps, quelquefoys sur le costé droit, autre sur le gauche et sans que le patient sentit douleur aucune, le Père fort souvent cet-
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te condition en ces termes : sine dolore. Or, tout ainsi que sans cette circonstance adjoutée, voire plusieurs foys reitéree, l’esprit causoit des douleurs fort aigües ; estant maitrisé des adjurations exorcismes, il mouvoit le plus souvent les parties, sans aucun sentiment du malade, principalement celles qui luy estoient cachées, et non descouvertes a l’œil, comme les pieds et les jambes, lorsque les couvertures se levoient de cette part, vers la tête, pour la plus grande facilité des assistans et du patient alicté. Et lors, le Père enjoignant à l’esprit de reiterer le mesme mouvement, avecques la perception du patient, et néanmoins sans douleur, il n’y avoit faute et n’y manquoit en aucune maniere.
Hors de la, il estoit du tout impossible au malade de faire de soy lesdictes actions. Ainsi le dæmon en divers exorcismes, escrivit, pressé du mesme commandement, de la main du patient, deplorer pour ce regard, une foys le nom du patient ; lequel ayant pris congé de cet exercice, et n’y cuidant jamais retourner, fut surpris et ravy d’une grande admiration :
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une autre foys, le nom de Jésus, voire beaucoup mieux que le malade n’auroit onques escrit ; une autre, le nom du jour qu’il devoit estre expulsé et le sortilège rompu.
Chaque foys que le malade ha esté communié, autant de foys et au mesme instant que ce bon Père lui apportait l’Eucharistie, le dæmon par luy esté forcé, en reverence d’icelle, de joindre fort soudainement les mains du patient puis les reculler et mettre en leur place et posture accoustumée.
De mesmes, souvent ce vénérable Religieux ha contrainct l’esprit, mettre l’une et l’autre main sur une vraye Croix et autres diverses sainctes reliques, en tesmoignage expres de ce qu’il pretendoit se rendre plus asseuré de la part de ce perfide ; outre plusieurs autres signes baillés pour le mesme effet, le tout sans moleste et douleur quelconque inférée au patient, combien que toutes ces entreprises fussent hors entierement sa possibilité.
Or la vérité la plus importante actendue de tous ces signes estoit que le chef de ces
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espris avecques toute sa séquelle deubt sortir suivant les promesses receues et acceptées du bon Père, ce mardy par luy convenu, jour saint Sébastien, vingtiesme du présent. Elle nous ha aussy apparu, et avons de ce jour prins croiance qu’à l’heure dicte, Monseigneur le Serenissime Cardinal, non moins miraculeusement qu’heureusement fut par la grace vertu et puissance du Treshaut, délivré de ce cruel et maudit ensorcellement. Un bon nombre de personnages pleins de foy, de doctrine et de mérite, rendront tesmoignage de cette vérité et que l’heure précise fut pendant l’eslevation de l’Eucharistie, en une messe lors expressement celebrée ainsi qu’il estoit acordé.
Qui pensez vous, Monsieur, pouvoir représenter la contention, le han, les transes et les effortz, et de l’exorciste et du patient, approchant ce moment promis du despart et séparation de ces dæmons ? Je ne le puis, moins encore vous exprimer un nombre presque infiny d’autres particularitez estranges et merveilleuses, veues et observées en
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cet acte plus que tragique ; je les laisse volontiers aux autres tesmoins, plus que moy capables de les publier, et pourveuz d’une meilleure plume.
Il me suffira de vous dire que pour confirmation de sa sortie promise, le dæmon commandé de le faire ainsi, porta sur la fin d’une première messe, comme derechef s’assermentant, deux foys la main sur l’hostie sacrée, ainsi qu’on la presentoit au malade, disposé a la recevoir en toute reverence, humilité et compuction. Qu’a l’instant prochainement successif a cette désirée expulsion, ce Sérénissime Prince resentit une si particuliere joye et allegresse que luy et tous les assistantz en demeurerent esmerveillez, tant elle fut grande, soudaine et inopinée.
Que depuis, se sont encore faictz des exorcismes probatoires (comme la perfidie et malice incompréhensible des esprits tartarés doit toujours estre suspecte à un chacun, l’estant mesme aux plus dévotz et expérimentezs exorcistes), maiz grace à la bonté divine, sans qu’il parois-
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se maintenant rester tant soit peu de l’incantation ou sortilege precedent, n’y au corps, n’y aux membres auparavant affligez ; que si davantage il en restoit (que ja n’advienne) je tiens, pour le faire court, le diable plus grand menteur, trompeur et imposteur que le diable, cest a dire sans fin, sans fondz et sans rive : mais comment que soit, esclave miserable de la puissance du Souverain Dieu, a la parolle duquel, tost ou tard, et quelque tergiversation qu’il puisse faire, fault qu’il cede et obtempere.
L’occasion ne se perd point cependant de chanter des hymnes et louanges à Dieu pour un tel benefice. Et croyez que le patient n’y tous les siens ne manquent point de bien tenir leur partie chacun en son endroit.
Toujours se trouvera il en son endroit des merveilles estranges et subject de mieux espérer a l’advenir, de la convalesence et amendement d’un estat si déploré.
Vray est, que maintenant ce généreux Prince, combien que infiniment resjoui, satisfaict et content en soy mesmes, retient encores ses
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premiere imbecillitez et vitieuse conformations des membres : je ne doubte nonplus de la mauvaise intempérie de chacune des parties languissantes, causée de la diverse perturbation des humeurs et de la durée et perseverance de tant de douleurs et autres afflictions estranges, rebelles et opiniastres. Mais il y ha grande apparence, comme dict ce vénérable religieux, que ces reliquatz seront maintenant plus ayséz a combatre, par les remedes que la prudence medecinale fournira, la bénédiction de sa part ou autre exorciste, y adjoutée.
Pour faire doncques une plus asseurée et salutaire election, nous aurons toujours besoing de votre singuliere et plus rare industrie, laquelle pour le bien plus certain dudict serenissime Cardinal, j’implore d’icy desja, non moins asseuré de votre courtoisie et debonnaireté, que du singulier et rare mérite qui vous est acquis, Monsieur, au dessus des plus excellentz de ce siecle, faisantz profession de la sincere et vraye Medecine Hippocratique.
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Les Théiontistes feroient un bon plat de ce discours. Ce n’est pourtant là ma visée, n’y de disputer pour, n’y contre Galien ou m’estendre sur des questions philosophiques et medecinales.
J’ay creu de mon devoir estre, Monsieur, vous faire entendre sur un tel subject tout simplement ce qui s’est passé ; outre le commandement que j’en ay de l’Altesse, de Madame la duchesse de Bar, à ce que le roi, qui le désire, en soit plus seurement et véritablement informé, je le faitz doncques, et le plutost, de pœur du desguisement, et avecques toute la syncérité de mon Ame, de laquelle j’opte volontiers, ne vous estre moins agreable, qu’a moy l’honneur, que j’ay toujours désiré,
Monsieur, de
Vostre plus affectionné
Humble et obéissant serviteur
J. De Lorme
A Nancy ce 28 janvier 1604.
Notes
[1] Sur Jean Ribit de la Rivière, suisse et huguenot, premier médecin d’Henri IV, voir Kahn, Didier, Alchimie et paracelsisme en France (1567-1625), Paris, Droz, 2007, p. 362-363 et 390.
[2] Classé à la bibliothèque de la SHLML sous la cote 8° x38.
[3] Charles Le Pois, doyen de la faculté de médecine de Pont-à-Mousson est aussi médecin ordinaire du duc Charles III. Il fréquente la cour de Nancy et s’inquiète de l’état de santé du fils du duc. En tant que doyen, il assistera à l’autopsie du cardinal.
[4] Sixte V (Felice Peretti) est élu pape en 1585. Il meurt en 1590. (C’est le bâtisseur de la chapelle sixtine).
[5] Le traité en latin de Nicolas Remy est imprimé à Lyon en 1595.
[6] Rapporté par Pfister, Christian, Histoire de Nancy, Nancy, Berger Levrault, 1909, t. II, p. 975.
[7] Heckel, Brigitte, « Une visite princière et une ambassade à Nancy vers 1600 », Le Pays Lorrain, 1998, p. 85-92.
[8] L’abbé Michel de Saint Martin qui s’est lié d’amitié avec Charles Delorme, en prenant les eaux à Bourbon. L’Archambault, décrit ce costume et l’attribue à Charles dans son opuscule Moyens faciles et éprouvés dont Monsieur Delorme, premier médecin et ordinaire de trois de nos rois… s’est servi pour vivre près de cent ans, Caen, Marin Yvon, 1683.
[9] Ordre religieux mis sous la protection d’Ambroise, évêque de Milan. Unis en 1589 aux Barnabites, l’ordre est supprimé en 1650 par Innocent X.
[10] Donnadieu, Albert-Antoine et Mengin, Henri, L’hérédité dans la maison ducale de Lorraine-Vaudémont, Berger-Levrault, Paris, 1922.
[11] Pfister, Christian, op. cit. t.II, p. 678.
[12] Favier, Justin, Catalogue des livres et documents imprimés du fonds lorrain de la bibliothèque de Nancy, 1898 : le fait est rapporté par François du Bois, valet de chambre de Charles III.
[13] Le Pois, Charles, Selectiorum observationum et consiliorum de præter visis hactenus morbis affectibusque præter naturam ab aqua, seu serosa colluuie et diluuie ortis, Pont-à-Mousson, chez Charles Marchand, 1618.